08/11/2016

L’Amérique impose son droit sur le reste du monde

Les Etats-Unis font respecter leurs normes juridiques même en dehors de leurs frontières, au grand dam des entreprises européennes. Une mission d’information parlementaire francaise dénonce cette situation.







L'Amérique, dit-on, sort affaiblie de huit années de présidence de Barack Obama. Est-ce bien sûr? Les entreprises européennes n’ont jamais eu aussi peur d’elle. Peur de violer ses législations en matière de corruption internationale, d’embargos, de blanchiment d’argent, et d’encourir des sanctions qui se chiffrent par milliards de dollars. Peur de se voir soumises à son invincible procédure pénale. Peur de se faire sortir manu militari du plus riche marché mondial. Peur de se faire espionner par ses grandes oreilles (la NSA et la CIA), et de voir leurs clients et leurs  secrets de fabrique prestement siphonnés. Après ses soldats et ses tanks, son Coca, ses Levi’s et ses films, ses normes comptables et ses exigences de retour sur fonds propres, ses systèmes d’exploitation et son Internet Protocol, sans oublier, bien sûr, Google, Apple, Facebook, Twitter et les autres – ces outils qui ont viralisé le monde –, voilà que l’Amérique nous impose son droit. Un droit qui se réclame de la morale protestante et qui s’impose dans le droit international sans quasiment susciter de résistance. Au point que grands patrons et responsables politiques évoquent aujourd’hui un « abus de pouvoir ». Cela a conduit les députés Pierre Lellouche (LR) et Karine Berger (PS), tous deux plutôt favorables à l’Amérique, à mener une mission d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine, dont le rapport a été publié le 5 octobre. Avec, en filigrane, cette question : les Etats-Unis utilisent-ils leur droit comme une arme pour étendre leur pouvoir sur la planète, au détriment du droit international et de la souveraineté des Etats ?

« SÉCURITÉ NATIONALE »

En règle générale, le droit pénal d’un Etat s’applique aux faits commis sur son territoire. Mais le législateur peut élargir les compétences pénales de ses juridictions à des faits commis à l’étranger. Les Etats-Unis, comme la France d’ailleurs, ont de longue date étendu leur autorité hors de leurs frontières pour des faits ayant des effets sur leur sol, ou commis par des nationaux à l’étranger, ou encore portant atteinte à leur «sécurité nationale». Ce dernier motif est régulièrement invoqué pour voter les régimes d’embargo contre les « Etats ennemis », dans une acception qui s’est considérablement élargie avec le Patriot Act de 2001: la loi visait aussi «le blanchiment d’argent servant [...] au financement du terrorisme menaçant non seulement la sécurité des Etats-Unis, mais aussi tout le système économique et financier mondial dont dépendent la prospérité et la croissance ». De quoi rendre la compétence des juridictions américaines universelle.

Au début des années 2000, et plus encore depuis la crise des subprimes, les autorités américaines se sont érigées en gendarme vis- à-vis d’entreprises étrangères pour des faits commis hors de leurs frontières. Elles ont durci à leur encontre l’application de lois anciennes destinées à lutter contre la corruption internationale, le blanchiment d’argent d’origine criminelle et les pratiques mafieuses. Pour établir leur compétence, elles ont élargi les liens de rattachement à la législation américaine: qu’il s’agisse, dans les affaires de corruption, de sociétés cotées ou émettrices à Wall Street, comme Alcatel-Lucent, Alstom, Technip et Total, poursuivis sur la sincérité de leurs comptes; de sociétés ayant une filiale sur le sol américain, comme Alcatel-Lucent et Alstom; ou de sociétés dont les mails mentionnant les faits incriminés ont transité par des serveurs localisés aux Etats- Unis, comme Magyar Telekom, en 2011.


Dans les affaires de violation d’embargo, comme celle de BNP Paribas, accusé d’avoir financé depuis la Suisse des opérations avec des acteurs basés à Cuba, en Iran, au Soudan et en Libye, les autorités ont invoqué l’existence de transactions en dollars ayant transité par la chambre de compensation Swift, située sur le territoire américain. Ainsi le rattachement territorial apparaît-il de plus en plus ténu. Jusqu’à disparaître quand, en 2010, le Congrès vote le Fatca (Foreign Account Tax Compliant Act), qui contraint les banques étrangères dans le monde entier à livrer les informations nominatives sur leurs clients américains sans limite de territorialité.

Toutes nos données numériques étant stockées sur des serveurs américains, échapper à la loi américaine paraît difficile. D’autant que le Department of Justice (DOJ) a mis en place un dispositif de poursuites qui se révèle, avec les années, d’une redoutable efficacité. Depuis la loi Dodd-Frank de 2010, les autorités reversent aux lanceurs d’alerte entre 10 % et 30 % des sanctions. Et pour monter des dossiers sur les entreprises ciblées, les différentes agences ou institutions, à savoir la SEC (Securities and Exchange Com- mission), la Réserve fédérale, l’IRS (Internal Revenue Service), l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), le département des services financiers de l’Etat de New York, mais aussi la CIA et la NSA, travaillent en task force et se répartissent les amendes récoltées. Les Etats- Unis auraient même mis en place en 2009 un système de suivi en temps réel des transactions en dollars dans le monde.

SANCTIONS RECORD

Surtout, le département de la justice a étendu la procédure pénale négociée à tous ces domaines où il entend faire valoir son droit, en « proposant » aux entreprises visées soit de coopérer, soit de prendre le risque dévastateur d’un procès. En clair, pour suspendre les poursuites judiciaires et pour qu’elles puissent continuer à travailler aux Etats-Unis, les entreprises visées doivent s’engager à faire réaliser à leurs frais une enquête interne approfondie sur les faits présumés, à en communiquer les résultats aux autorités, à s’acquitter d’une « amende négociée » et, enfin, le plus souvent, à accepter la nomination d’un contrôleur interne. Par cette « procédure négociée » qui écarte la menace administrative du retrait d’une licence bancaire ou du droit de travailler aux Etats-Unis, les entreprises renoncent à se défendre devant un juge.

Ce dispositif est si efficace qu’il a permis au département de la justice de prononcer des sanctions record à l’encontre de sociétés européennes, qui se chiffrent en milliards de dollars. « Les différentes administrations judiciaires américaines sont devenues de véritables chasseurs de primes qui cherchent à se financer sur le résultat de leurs poursuites, dénoncent Pierre Lellouche et Karine Berger. Elles vont là où elles rencontreront le moins de résistance, et visent notamment les concurrents des entreprises américaines.»

Depuis 2008, les entreprises européennes ont versé 6 milliards de dollars (5,4milliards d’euros) aux Etats-Unis pour violation de la loi anticorruption; et, depuis 2009, les banques européennes se sont acquittées de 16 milliards de pénalités pour non-respect des sanctions économiques imposées par Washington. Sans compter les sanctions pour les autres affaires... « Un véritable prélèvement sans contrepartie sur les économies européennes et le niveau de vie de leurs citoyens », dénoncent les députés.

La Chine se barricade derrière une muraille

sur son blog, l’avocat dan harris, basé à Seattle, explique que son cabinet reçoit presque chaque mois des demandes de représentants de sociétés américaines souhaitant faire exécuter un jugement qui a condamné une entreprise chinoise. M. Harris refuse de se saisir de la plupart des dossiers, qui n’ont aucune chance d’aboutir. Et pour cause: la Chine refuse de faire appliquer les jugements américains. Or, comme les sociétés américaines prennent souvent soin de stipuler en amont dans leurs contrats que tout contentieux se réglera devant une cour des Etats-Unis, le client lésé se retrouve sans recours.

La deuxième puissance mondiale voit l’omniprésence du droit américain comme un élément de la domination de son grand concurrent stratégique. Un moyen d’interférence qu’il s’agit de bloquer. L’opposition de la Chine à l’application des règles américaines relève autant de son ambition de devenir un jour numéro un que de la protection opportuniste de ses entreprises. C’est d’ailleurs un des facteurs qui la poussent à promouvoir l’utilisation du yuan dans les échanges internationaux : la possibilité pour les Etats-Unis d’intervenir sur les transactions en dollars, qui remontent in fine à la Réserve fédérale américaine, est un levier de contrôle pour Washington. Intolérable pour Pékin.

Les arguments à opposer ne manquent pas, et l’ambiguïté du droit chinois contribue amplement à rendre la forteresse imprenable. Alors que les scandales de comptes truqués d’entreprises chinoises cotées à New York se sont multipliés, la justice américaine se trouve démunie. Lorsque le régulateur boursier américain a demandé aux branches chinoises des quatre grands cabinets d’audit que sont EY, PWC, Deloitte et KPMG de lui transmettre les comptes de ces entreprises, les « Big Four » ont refusé. A leurs yeux, ils auraient risqué de divulguer ainsi des « secrets d’Etat » chinois et d’enfreindre le droit de l’empire du Milieu. Malgré des poursuites engagées en 2012, les quatre grands préféreront signer, en 2015, un compromis et verser 500 000 dollars chacun.

Aucun pays exempté

Ces barrières limitent le nombre de procédures engagées par la justice américaine contre les entreprises chinoises. Le gouvernement américain ne renonce toutefois pas à poursuivre les entreprises chinoises, surtout lorsque celles-ci enfreignent les sanctions imposées par Washington à ses ennemis. La diplomatie américaine a ainsi annoncé en septembre qu’une enquête était ouverte contre une société du nord-est de la Chine, Hongxiang, suspectée d’avoir contribué au programme nucléaire de la Corée du Nord. Les Etats-Unis peuvent faire pression dès lors que des dollars ont transité par des comptes américains ou par des banques ayant des intérêts sur leur territoire. Le coordinateur de la politique de sanctions au sein du département d’Etat, Daniel Fried, avait prévenu le 28 septembre : « Nous enquêtons. Il n’y a pas de limites et pas de pays ou de sociétés exemptés par le gouvernement. Nous allons où les preuves nous mènent. » Et de préciser ce vœu pieux : « Les entreprises chinoises ne sont pas hors limites. »




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