Une enquête d’Amnesty International révèle que l’iPhone d’Omar
Radi a été infiltré avec la technologie de la société israélienne NSO
Pour un journaliste ou un militant, rien n'est plus senssible qu'un téléphone portable. Ses sources, ses projets d'enquetes, ses secrets, sa vie intime... tout y est méthodiquement consigné. Y accéder, le mettre à nu, c’est offrir la possibilité de le réduire au silence. Depuis une dizaine d’années, l’industrie opaque de la cybersurveillance s’est engouffrée dans cette brèche et fait peser une menace grandissante sur les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme. Officiellement destinées à lutter contre le terrorisme ou la cybercriminalité, leurs technologies, capables de contourner les protections informatiques les plus sophistiquées, sont souvent détournées par les Etats qui les achètent pour espionner leurs opposants. L’histoire du journaliste marocain Omar Radi en est un exemple édifiant.
En avril 2019, ce journaliste d’investigation marocain, très connu dans son pays et poil à gratter du régime, se fend d’un Tweet au vitriol. Alors que la justice de son pays vient de condamner des membres du mouvement de contestation du Hirak à de lourdes peines de prison, il s’en prend frontalement au magistrat qui a prononcé les peines, le qualifiant de « bourreau ». « Ni oubli ni pardon avec ces fonctionnaires sans dignité ! », écrit il. Rapidement, les autorités ouvrent une enquête pour outrage à magistrat et entendent le journaliste. En décembre 2019, il est inculpé puis incarcéré, déclenchant une vague de protestations au Maroc, chez les ONG et sur les réseaux sociaux. Il a été condamné en mars à quatre mois de prison avec sursis.
Logiciel sophistiqué
Alors même qu’il était inquiété par la police, son téléphone a été discrètement infiltré par le très sophistiqué logiciel d’espionnage Pegasus, révèle aujourd’hui une enquête de l’ONG Amnesty Inter national. Dans un rapport très détaillé, fourni en avant première au collectif de médias Forbidden Stories, dont Le Monde, le Guardian, la Süddeutsche Zeitung, Die Zeit, Radio France, et le Washing ton Post, Amnesty dénonce l’implication de la société israélienne NSO, fabricant du logiciel Pegasus.
L’analyse de l’iPhone de M. Radi montre qu’il a été ciblé à plusieurs reprises, depuis début 2019 et jusqu’à janvier 2020, par des pirates, qui ont laissé des traces techniques très proches de celles retrouvées précédemment par Amnesty International sur les télé phones de militants des droits de l’homme au Maroc. Pour l’ONG, ces traces, et plus largement l’infrastructure technique utilisée pour lancer l’attaque sur l’iPhone de M. Radi, pointent dans une seule direction : la société NSO.
NSO est loin d’être le seul marchand d’armes du monde numérique. Elle est, cependant, la tête de proue de cette nouvelle industrie, sans doute parce qu’elle en est un exemple parfait. Elle a été fondée en Israël, comme tant de ses homologues, là où la porosité entre les services de renseignement « cyber » – parmi les meilleurs au monde – et le milieu des startup est totale. Elle consacre aujourd’hui de gigantesques efforts de recherche pour identifier les interstices dans les produits numériques susceptibles de laisser passer ses logiciels espions. Ainsi est elle accusée par Facebook d’avoir utilisé une faille dans la messagerie Whats App (qui appartient au réseau so cial) pour « infecter » des centaines de victimes.
Elle est surtout régulièrement accusée de vendre ses outils à des régimes peu sensibles à la question des droits de l’homme ou de fermer les yeux lorsqu’ils sont utilisés contre des dissidents ou des militants. L’entreprise est aussi accusée d’être impliquée dans la surveillance électronique du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, que des hommes envoyés par Riyad ont assassiné et démembré dans le consulat de l’Arabie saoudite à Istanbul (Turquie), en 2018.
Pegasus, connu pour être le produit phare de NSO, est réputé être le nec plus ultra des logiciels d’espionnage de téléphones portables. Les fonctionnalités exactes ne sont pas toutes connues, mais Pegasus serait capable d’aspirer tout le contenu – messages, enregistrements sonores, photos, activité Web, etc. – du téléphone sur lequel il est installé.
Amnesty International n’a pas trouvé de trace directe de la présence de ce logiciel sur le téléphone d’Omar Radi. Comme des policiers constatant la serrure forcée par un cambrioleur, l’ONG est, cependant, parvenue à retrouver la porte d’entrée, révélant les marques de NSO, utilisée pour infecter le téléphone.
Les éléments techniques recueillis par l’ONG montrent qu’il s’agit de voleurs extrêmement compétents, puisque le logiciel malveillant a été installé sans aucune action de la part d’Omar Radi. Dans la vaste majorité des cas, les logiciels espions ont besoin que la personne ciblée clique sur un lien ou un fichier pour s’installer sur leur téléphone.
Dans le cas du journaliste marocain, les assaillants ont très vraisemblablement intercepté au vol sa navigation Internet et remplacé un site Web qu’il souhaitait consulter par une page contenant le virus. Cette technique, dite d’« injection réseau », «est, en un sens, plus insidieuse et plus difficile à identifier et à dé jouer, car elle ne laisse pas vraiment de traces », explique Claudio Guarnieri, qui dirige le laboratoire de sécurité d’Amnesty International, et a étudié l’appareil d’Omar Radi. « Tout se passe de manière quasiment invisible. »
Réaliser ce type d’attaque n’est possible que dans deux cas : soit avec la collaboration de l’opérateur téléphonique de la victime, soit en ayant recours à des équipements d’espionnage de proximité conçus pour intercepter le trafic du téléphone « à la volée ». Des équipements que NSO a justement déjà présentés dans certains salons professionnels. Dans les deux cas, il faut disposer de moyens importants, ou de complices très haut placés, pour par venir à installer de la sorte un logiciel espion sur un smartphone.
Les soupçons d’Amnesty se portent sans surprise sur les services de sécurité marocains : l’entreprise NSO ne fournit officiellement son service d’espionnage, très onéreux, qu’aux Etats et aux forces de sécurité. Et M. Radi, qui a publié plusieurs enquêtes sur la corruption au Maroc, couvrait notamment les manifestations anti gouvernementales dans la région du Rif. C’est d’ailleurs pour son Tweet dénonçant la condamnation à des peines de prison de militants de ce mouvement qu’il a été condamné à la mi-mars.
« Je m’en doutais un peu »
Les éléments techniques recueillis par Amnesty International montrent que son téléphone a été attaqué dans les jours suivant son inculpation, après une première offensive en début d’année 2019. Les autorités marocaines n’ont pas donné suite aux sollicitations du consortium Forbidden Stories.
Lorsque Amnesty a expliqué à Omar Radi qu’il avait été mis sous surveillance, cela ne l’a pas véritablement surpris : « Je m’en doutais un peu. Les autorités marocaines sont acheteuses de toutes les solutions possibles et imaginables de surveillance et d’espionnage. Elles veulent tout savoir », a expliqué Omar Radi dans un entretien réalisé par le collectif Forbidden Stories au nom de tous les médias partenaires.
Les révélations d’Amnesty vont relancer un débat lancinant, celui d’une industrie opaque dont les productions sont régulièrement utilisées contre des journalistes ou des militants des droits de l’homme.
Sollicité par les membres de Forbidden Stories, un porteparole de NSO a refusé «de confirmer ou d’infirmer le fait que les autorités en question ont utilisé [leur] technologie », citant des accords de confidentialité avec ses clients. Utilisant des termes rarement employés par l’entreprise, ce porteparole s’est, cependant, dit « profondément troublé » par les révélations d’Amnesty International. « Nous étudions ces informations et lancerons une enquête si nécessaire », a t'il poursuivi.
« En accord avec notre politique en matière de droits de l’homme, NSO prend au sérieux notre responsabilité de protection de ces derniers. Nous nous sommes engagés à éviter de causer, de contribuer ou d’être directement liés à des impacts négatifs sur les droits de l’ homme », explique ton de même source.
En 2019, après son rachat par le fonds d’investissements britannique Novalpina Capital, NSO s’était, en effet, engagée à mettre sur pied un «comité de la gouvernance, des risques et du respect des règles juridiques ». Trois jours après l’annonce de ces « nouvel les règles pour la protection des droits de l’homme», le téléphone d’Omar Radi était pourtant visé par un logiciel espion.