29/11/2017

Afrique de l’ouest

Les entreprises belge en Afrique


En perte d’influence dans l’ex-Afrique belge depuis la disparition du dictateur Moboutu,
où des autocrates ombrageux s’incrustent au pouvoir, la Belgique se tourne de plus en plus vers l’Afrique de l’Ouest. Une zone économiquement prometteuse, mais politiquement fragile.

Une fois n’est pas coutume, l’Afrique est à l’agenda belge, français et européen ces prochains jours. A Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, se tiendra, les 29 et 30 novembre, le 5e sommet Europe-Afrique. Ce rendez-vous nord-sud, organisé pour la première fois en  zone subsaharienne, réunira 40 chefs d’Etat africains et leurs 27 homologues européens.

Une grand-messe de plus ? Des voix appellent de leurs vœux un new deal entre les deux continents, un nouvel engagement collectif pour l’Afrique, dix ans après l’adoption d’une « stratégie conjointe ». Priorité affichée : la jeunesse (60 % de la population africaine a moins de 25 ans). Mais il sera aussi question de sécurité, de migration, des droits de l’homme, de commerce. « L’avenir de l’Europe et celui de l’Afrique sont indissociables, confie un diplomate européen en poste à Abidjan : si l’Afrique n’enregistre pas des progrès économiques, politiques et sociaux substantiels, elle sombrera dans la misère, la violence et le terrorisme, et l’Europe, confrontée à cette poudrière et à la pression migratoire, plongera avec elle ! »

Un discours fondateur

Deux jours avant de se rendre à Abidjan, Emmanuel Macron doit prononcer, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, le discours fondateur de sa politique africaine. Un exercice délicat, après le tollé provoqué par sa déclaration du 8 juillet dernier sur la natalité africaine, frein au développement. A la question d’un journaliste ivoirien qui lui demandait s’il fallait « un plan Marshall pour sauver l’Afrique », le président français a répondu : « Quand des pays ont encore aujourd’hui 7 à 8 enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien. » Il a qualifié ce défi démographique de « civilisationnel », d’où une polémique qui a mis en évidence une relation franco- africaine toujours aussi passionnée.

Diplomatie et business

Le président français profitera de sa visite à « Ouaga » pour inaugurer la centrale solaire de Zagtouli, la plus grande du Sahel, construite près de la capitale. Etat pauvre et enclavé, le Burkina Faso mise sur l’énergie solaire pour alimenter son réseau en mégawatts, alors que l’écrasante majorité des 19 millions de Burkinabè n’a pas encore accès à l’électricité et que les délestages sont fréquents. Coût du projet de Zagtouli : 47,5 millions d’euros, dont 25 accordés par l’Union européenne sous forme de don. Le reste est financé par un prêt de l’Agence française de développement. La firme allemande Solarworld a fourni les 130 000 panneaux photovoltaïques, tandis que la coordination du chantier et la maintenance du site sont assurés par Cegelec, filiale du groupe français Vinci. La diplomatie et le business faisant bon ménage dans les relations franco- africaines, le président français lancera aussi, en marge du sommet Europe- Afrique, les travaux du métro d’Abidjan. Le projet, qui vise à décongestionner cette ville de cinq millions d’habitants, est porté à bout de bras par la France : Macron a promis d’accorder à la Côte d’Ivoire une aide financière de 2,125 milliards d’euros, dont 1,4 milliard pour boucler le budget de la première ligne de métro. Deux sociétés françaises bénéficieront de cette manne à hauteur de 58 %, Bouygues et Keolis, filiale de la SNCF, le solde revenant à deux firmes coréennes.

Stratégie d’influence

« Par l’intermédiaire de groupes privés comme Bouygues, Bolloré, Carrefour et Orange, la France est de plus en plus présente en Côte d’Ivoire et dans d’autres pays de son ancien “pré carré” africain », constate un correspondant de presse français à Abidjan. Sur place, certains parlent même d’une forme de « recolonisation » via l’économie. Une certitude : l’aide au développement est conçue comme un levier important de la stratégie d’influence française sur le continent. « La France et l’Espagne ont signé des accords bilatéraux de conversion de la dette ivoirienne en financement de nombreux projets de développement, ce qui favorise leurs entreprises, relève un homme d’affaires belge actif en Afrique de l’Ouest. Moins stratégique, la Belgique, elle, a simplement annulé, en 2012, 133 milliards de francs CFA de dette ivoirienne. »

Le marché ouest-africain intéresse pourtant de plus en plus les dirigeants d’entreprises belges, comme en témoigne leur présence en nombre lors de récentes missions économiques organisées dans la région. Le prochain déplacement officiel belge en Afrique de l’Ouest sera celui de Charles Michel : avant de participer lui aussi au sommet Europe-Afrique d’Abidjan, le Premier ministre fera un détour par Bamako les 27 et 28 novembre, afin de « consolider la coopération » avec le Mali. Il en profitera pour rendre visite aux troupes belges déployées, dans ce pays déstabilisé par les groupes djihadistes depuis 2012. Au centre d’entraînement de Koulikoro, les militaires belges encadrent la formation des forces armées maliennes. La Belgique assure le commandement militaire de cette mission européenne EUTM jusqu’à la fin janvier 2018. La présence belge se réduira ensuite à une vingtaine d’hommes, au lieu de 180. Mais la Belgique renforcera son engagement dans la mission onusienne de maintien de la paix Minusma, au nord et au centre du Mali. Dans le même temps, le G5 Sahel, la nouvelle force antidjihadiste africaine, lancera ses premières opérations aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Objectif : reprendre pied dans les zones délaissées par les Etats.

Reynders sur la touche


Au moment de la visite du Premier ministre belge au Mali, son chef de la diplomatie, Didier Reynders, se trouvera à Kinshasa, où il doit inaugurer la nouvelle ambassade de Belgique, un imposant immeuble érigé le long du boulevard du 30 Juin. Le ministre des Affaires étrangères ne fera toutefois qu’un saut de puce de quelques heures, le 27 novembre, dans la capitale congolaise. Et pour cause : ses déclarations d’avril dernier selon lesquelles la lettre et l’esprit de l’accord congolais de la Saint-Sylvestre 2016 n’ont pas été respectés (lors de la nomination du nouveau Premier ministre, Bruno Tshibala, récusé par le Rassemblement de l’opposition) ont provoqué un refroidissement des relations belgo-congolaises. En septembre, à New York, Joseph Kabila a insisté pour que Didier Reynders soit tenu à l’écart de sa rencontre avec Charles Michel. L’entourage du président congolais accuse le ministre belge de s’aligner sur les positions de l’opposition, qui rejette le nouveau calendrier électoral – les élections fixées au 23 décembre 2018 – et réclame une « transition sans Kabila » dès le 31 décembre 2017.

Les relations diplomatiques belgo- burundaises sont plus exécrables encore. Le président Pierre Nkurunziza, qui a décroché un troisième mandat controversé en juillet dernier, au terme d’une élection boycottée par l’opposition, a instauré dans son pays un régime de terreur. Son entourage multiplie les attaques en règle contre Bruxelles, des officiels belges ayant attiré l’attention internationale sur la répression sanglante de la contestation au Burundi. « Tout est bloqué, le régime se referme sur lui-même », a déploré Reynders. Le président burundais, lui, accuse la Belgique, ancien pays de tutelle, d’avoir « semé les divisions ethniques entre Burundais ».

La Belgique marche sur des œufs


La diplomatie belge marche également sur des œufs au Rwanda, l’autre pays des Grands Lacs, en plein essor grâce à une politique économique ultralibérale, mais marqué par une dérive autocratique, l’élimination d’opposants et l’instrumentalisation des élections. La démocratie et les droits de l’homme sont devenus des sujets quasi tabous dans les relations belgo-rwandaises, la Belgique craignant les répliques cinglantes de Paul Kagame, l’homme fort du pays. En 2015, il a, lui aussi, accusé le colonisateur belge d’avoir créé des divisions ethniques entre Hutu et Tutsi, présentées comme l’une des causes lointaines du génocide de 1994. En août, après la réélection de Kagame pour un troisième mandat de sept ans à la tête d’un pays qu’il dirige d’une main de fer depuis vingt-trois ans, les Etats- Unis ont jugé son score (98 %) peu crédible. Plus prudente, la Belgique s’est contentée d’inscrire sa politique dans le cadre européen : l’Union a « salué » des élections « sûres », tout en invitant à plus d’efforts de « transparence ».

Certes, l’Afrique centrale continue à inspirer de nombreuses initiatives des pouvoirs publics belges, des entités fédérées, des universités et du secteur privé. La RDC, le Rwanda et le Burundi restent les principaux pays partenaires de la coopération belge. Et les pays de l’Union européenne comptent toujours sur l’expertise belge dans la région des Grands Lacs (elle vaut en fait surtout pour la RDC). Mais les relations houleuses avec Kinshasa, Bujumbura et Kigali conduisent Bruxelles à se frotter avec réticence à l’épineux dossier de l’Afrique centrale.

Abidjan, porte du marché ouest-africain

D’où l’intérêt porté par la Belgique à l’Afrique de l’Ouest. Le Burkina Faso et la Guinée Conakry ont rejoint, en 2015, la liste des partenaires de la coopération belge, où figuraient déjà le Bénin, le Mali, le Niger, le Sénégal. Ouagadougou a accueilli, fin octobre, une mission économique bruxelloise forte d’une trentaine de dirigeants d’entreprises. « Le pays est devenu un modèle démocratique pour la région, estime un analyste de l’Union européenne en poste dans la capitale burkinabè. La corruption y est moins présente qu’ailleurs. Ses handicaps ? Une croissance économique de 6 % insuffisante pour relever le niveau de vie de la population, qui augmente chaque année de 3 %, une main-d’œuvre peu qualifiée, un enclavement géographique qui accroît le coût de l’énergie, et l’insécurité dans le nord, où opèrent les djihadistes. Les forces de sécurité et les services de renseignement du Faso sont sortis affaiblis de la transition. »

Quelques jours plus tôt, la princesse Astrid a conduit une mission écono- mique belge à Abidjan. Elle visait à ouvrir les portes du marché ouest-africain aux sociétés belges. Plus de 140 firmes y ont participé, dont 55 situées en Région bruxelloise, le gouvernement Vervoort ayant décidé de faire de l’Afrique de l’Ouest une priorité. « La Flandre met l’accent sur les relations avec l’Asie, la Wallonie s’intéresse à l’Amérique latine, alors Bruxelles choisit l’Afrique », observe un attaché commercial. Cécile Jodogne, secrétaire d’Etat bruxelloise au commerce extérieur (DéFI), insiste sur la dimension francophone de la zone : « Une langue commune favorise des relations économiques privilégiées. »

La Belgique est le deuxième exportateur européen de marchandises vers la Côte d’Ivoire (derrière la France) et le deuxième importateur européen (après les Pays-Bas). Le commerce du cacao et celui du matériel de transport pèsent lourd dans les échanges avec le géant économique de l’Afrique de l’Ouest.

Pour rassurer les investisseurs, les ministres et diplomates belges présents à Abidjan ont vanté la « stabilité politique et institutionnelle » de la Côte d’Ivoire et la croissance économique ivoirienne (6,9 % cette année), qui accentue la demande locale de services et d’investissements en infrastructures. Des routes et des ponts sont rénovés, le port d’Abidjan s’agrandit avec, à la clé, de gros contrats. Mais la plupart sont raflés par les groupes français, chinois et marocains. Le royaume de Mohammed VI pilote notamment le chantier titanesque de la baie de Cocody, à Abidjan.

Soro, inspiré par Macron ?

Avec le soutien inconditionnel de ses partenaires étrangers, le président ivoirien Alassane Dramane Ouattara (« ADO ») poursuit sa politique économique libérale business friendly. Pour autant, le rythme des réformes visant à améliorer le climat des affaires s’est ralenti. Les recettes fiscales et d’exportations de la Côte d’Ivoire ont été frappées par la chute des cours internationaux du cacao, première source de revenus du pays. De plus en plus de voix, à Abidjan, jugent que l’objectif de l’« émergence » annoncé pour 2020 et martelé par les dirigeants ivoiriens devant la délégation belge n’est plus qu’un slogan destiné à rassurer les investisseurs. Le chef de l’Etat est accusé d’avoir négligé le social, d’avoir ignoré les attentes des laissés-pour-compte de la croissance. Cette année, les fonctionnaires sont descendus dans la rue pour exiger le paiement d’arriérés de salaires et les anciens rebelles des Forces nouvelles sont sortis des casernes les armes à la main pour réclamer des primes. Le gouvernement ivoirien a capitulé face à cette menace, ce qui a terni son image dans la population.

La fin du second mandat d’Alassane Ouattara s’annonce délicate, alors que la coalition au pouvoir (le RDR de Ouat- tara et le PDCI de l’ancien président Henri Konan Bédié) a du plomb dans l’aile. Le régime ne craint plus un retour armé des pro-Gbagbo, les partisans de l’ancien chef de l’Etat, détenu par la Cour pénale internationale (et qui séjournerait en Belgique en cas de liberté provisoire, début 2018). En revanche, plusieurs sources à Abidjan nous assurent que Guillaume Soro, l’ex-chef rebelle devenu président de l’Assemblée nationale, que l’on dit proche d’Emmanuel Macron, compte bien rééditer en Côte d’Ivoire l’OPA macronienne sur le paysage politique français. « Les réseaux de clientélisme développés pendant la guerre civile restent manifestes dans les cercles proches du pouvoir et pourraient exacerber les tensions politiques, notent les experts de Credendo, l’assureur-crédit belge. La réconciliation d’après-guerre progresse trop lentement et pose un risque majeur. » Credendo classe le risque politique du pays en catégorie 6 sur une échelle qui compte sept niveaux.




25/11/2017

Le business à Gaza

Palestine

Les entrepreneurs attendent de la réconciliation entre Hamas et Fatah la réouverture des postes-frontières
Il ne faut pas se laisser berner par la taille extravagante du salon, plongé dans une semi-pénombre, ni par les canapés dorés. Bien sûr, Emad Arafat est fier de sa maison familiale de trois étages à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Il ya investi une sacrée somme, plus de 400 000 euros.

Mais dans ce cadre confortable, si rare dans le territoire palestinien exsangue après dix ans d’embargo et trois guerres contre Israël, l’homme exprime une mélancolie qui ressemble à un renoncement. Emad Arafat, entrepreneur polyvalent de 53 ans, simple homonyme de l’ancien leader historique palestinien, ne fonde pas d’espoir démesuré dans le processus de réconciliation entre les islamistes du Hamas, qui contrôlent la bande de Gaza, et le Fatah du président Mahmoud Abbas.

L’ensemble des factions palestiniennes sont attendues au Caire, mardi 21 novembre, pour un nouveau cycle de négociations, dans le cadre de la réconciliation palestinienne encouragée par l’Egypte. Les 2 millions d’habitants qui se serrent à Gaza attendent une amélioration de leur vie quotidienne. Parmi les plus impatients figurent les commerçants, les entrepreneurs, tous ceux pour qui la Cisjordanie et Israël, côté nord, et l’Egypte, côté sud, représentent à la fois des bassins de clientèle potentiels et des sources d’approvisionnement en matières premières. La réouverture du point de passage de Rafah, vers l’Egypte, est un préalable indispensable.

« On ne peut rien planifier »


Mais Emad Arafat aura-t-il la patience d’attendre ? Depuis avril, il a arrêté d’importer cinq camions mensuels de plâtre. « Il n’y a plus d’argent à Gaza. J’ai reçu beaucoup de chèques en bois », dit-il. A cela s’ajoutent les taxes, versées à la fois au Hamas et à l’Autorité palestinienne (AP), sans compter celles payées en Israël à l’arrivée des chargements au port d’Ashdod. Une tonne de plâtre achetée en Egypte coûte 50 dollars (environ 42 euros) ; l’addition passe à 130 dollars pour l’acheminer à Gaza. La tonne y est revendue avec un profit de cinq dollars seulement.

L’entrepreneur est dans les affaires depuis vingt-trois ans. L’ère du gouvernement Hamas, depuis 2007, a été une catastrophe, sous l’effet redoublé des embargos égyptien et israélien. « L’économie est brisée, constate Emad Arafat. Le Hamas ne sait pas gérer les affaires, il ne pense qu’à percevoir l’argent. Regardez les rues de Rafah, autour de nous. Les gens sont assis, bras croisés, et ne savent pas quoi faire. On passe notre temps à attendre, on ne peut rien planifier. J’ai six fils. On verra dans six mois. Si rien ne change, je ferai sortir ma famille. »

Emad Arafat a un passeport égyptien et un plan B. Il a construit une petite usine produisant du charbon de bois près du Caire, en Egypte. Son frère risque de l’accompagner. Wissam, 40 ans, a fermé sa société il y a un mois. Trop de pertes, 80 000 euros en deux ans. Il importait des produits cosmétiques d’Egypte.

Placée sous assistance internationale, l’économie gazaouie est faite de bouts de ficelle. Le taux de chômage chez les jeunes dépasse 40 %. Les chiffres sont catastrophiques chez les diplômés, qui ne savent comment employer leurs compétences. Le recyclage à l’infini, dans des échoppes miséreuses, représente la première activité commerçante. Les impayés en électricité sont importants ; beaucoup d’habitants s’offrent des raccordements pirates, en plus de leur ligne officielle. On ne peut rien conserver au frigo car il s’arrêtera de fonctionner. On mange comme on vit, au jour le jour. Les mesures punitives contre le Hamas, décidées par l’Autorité palestinienne en mars, n’ont fait qu’empirer les choses. Les salaires des fonctionnaires ont été amputés d’un tiers. L’électricité a été réduite à une poignée d’heures. L’AP tarde à rétablir la totalité du paiement à Israël de la facture énergétique mensuelle de Gaza.

L’usine d’Al-Awda est un modèle et une rareté dans la bande de Gaza. Il s’agit de la plus grande entreprise palestinienne de fabrication de snacks et de sucreries. Elle emploie 400 employés, venant pour l’essentiel des camps de réfugiés dans les quartiers avoisinants, à Deir Al-Balah, au centre du territoire. Par le passé, 60 % de la production étaient destinés à la Cisjordanie.

Retards de paiement

Avec l’embargo, les employés ne travaillent plus aujourd’hui qu’une douzaine de jours par mois, au lieu de vingt-six. Malgré trois générateurs, les coupures brutales d’électricité provoquent la détérioration des équipements électroniques. Et l’importation des pièces de rechange depuis Israël est un casse-tête, l’Etat hébreu se méfiant de leur possible usage militaire.

Manal Hassan, 39 ans, est la directrice exécutive de la société Al- Awda. Dynamique, précise, souriante, elle raconte les mille obstacles du quotidien pour faire fonctionner l’usine. Exemple, la farine turque qui passe par le port d’Ashdod : les taxes dépassent 40 % ; la marchandise transite en camion vers un entrepôt en Israël, avant de repartir en camion pour le poste-frontière de Kerem Shalom, où elle est transbordée dans de nouveaux camions à l’intérieur de la bande de Gaza... « J’ai 100 productions différentes à gérer. Imaginez de combien de matières premières j’ai besoin ! Je n’arrive pas à suivre, je passe mes journées à écrire des lettres aux Israéliens. »

Manal Hassan saluerait l’ouverture du point de passage de Rafah vers l’Egypte. Mais le vrai électrochoc serait, selon elle, la construction d’un port et d’un aéroport à Gaza, ce que les Israéliens refusent. Sans cela, pense-t-elle, difficile d’imaginer une revitalisation de l’économie locale. « Il y a aussi des gens riches à Gaza, mais ce sont des commerçants, pas des producteurs. Il faut les convaincre de construire des usines, au lieu d’importer des tonnes de gâteaux. »

Sami Fojo peut en parler. Il a commencé dans les affaires par un atelier de menuiserie. C’était en 1997. Puis il est rapidement passé au commerce, important du ciment et des métaux, grâce à ses bons contacts développés au fil du temps avec des entrepreneurs en Cisjordanie. Il avait un permis israélien pour sortir de Gaza, annulé il y a deux ans, sans raison. « Je travaille par téléphone, dit-il. Il y a deux ou trois ans, j’avais 60 employés. Il m’en reste cinq, tous de ma famille. » Sami Fojo fournit les matières premières pour des projets internationaux, bien identifiés. « Mais contrairement au passé, les bailleurs de fonds qataris et turcs ne paient plus à temps. Ils ont parfois trois mois de retard. » Sami Fojo est fatigué. « L’embargo fait mourir le business. Nous sommes en soins intensifs. »

21/11/2017

L’activiste Carson Block accuse Casino d’espionnage

Espionnage


Parfois, la vie des affaires n’a rien à envier à un film d’espionnage. Dans le cas présent, cependant, il s’agit plus de Johnny English que de James Bond. Le Wall Street Journal  (WSJ) a révélé lundi 6 novembre qu’un consultant français, spécialiste du terrorisme, Jean-Charles Brisard, s’était fait passer pour un journaliste du quotidien américain des affaires afin de cuisiner Carson Block, célèbre gérant du fonds spéculatif new- yorkais Muddy Waters. Rendez-vous avait été pris le 30 octobre dans un hôtel de Manhattan. Le financier, qui avait éventé la supercherie, a filmé l’entretien avec son smartphone. Dans cette vidéo, on entend M.Block interroger son interlocuteur sur sa véritable identité. L’homme affirme être un journaliste, même s’il reconnaît ne pas être mandaté par le WSJ. Quand M. Block lui demande s’il est envoyé par le distributeur Casino, celui que le WSJ identifie comme M. Brisard nie, puis se lève et s’en va. M. Brisard n’a pas répondu à nos appels.

M. Block accuse le groupe français, contre lequel il avait lancé une virulente campagne en décembre 2015 afin de faire plonger son cours de Bourse, de le faire espionner : « La façon dont l’entreprise [Casino] utilise des enquêteurs se faisant passer pour des journalistes et des représentants des autorités montre le désintérêt des dirigeants pour l’éthique et les règles. » « Nous condamnons ces méthodes, c’est une nouvelle accusation calomnieuse de Muddy Waters », conteste le distributeur.
Ces derniers mois, Muddy Waters a constaté d’autres demandes de renseignements suspectes, notamment d’un soi-disant représentant de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Le 1er novembre, le fonds spéculatif a déposé un recours auprès d’un tribunal new-yorkais afin de contraindre Google à livrer l’identité des personnes associées aux comptes Gmail utilisés pour ces échanges, notamment celui s’inspirant du nom d’un correspondant du WSJ à Paris.

M.Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme, est également enquêteur pour le compte d’entreprises. Une profession à laquelle le fonds Muddy Waters (« eaux boueuses », en français) a souvent recours. M. Block, qui aime lui aussi approcher ses cibles sous un faux nom, emploie à l’occasion d’anciens de la CIA... spécialistes du détecteur de mensonges.


20/11/2017

Informatique en Inde

A Bangalore, les informaticiens déchantent

Le secteur informatique indien a perdu de son lustre et voit la croissance de ses exportations diminuer

« Mon manageur m’a dit que j’avais fait du bon travail, mais que la politique de l’entreprise l’obligeait à me donner une mauvaise appréciation. Il avait en fait un quota d’employés à licencier dans son équipe. » Sanjay a ensuite été « mis sur le banc » pendant cinq mois, l’expression qui désigne la période pendant laquelle les ingénieurs sont entre deux missions. Ils n’ont alors accès à aucun ordinateur, n’ont plus de poste de travail et doivent passer leurs journées à la cantine, parfois dans la salle d’accueil.

Les plus chanceux suivent de courtes formations. D’autres employés indiens de Capgemini contactés par Le Monde témoignent des mêmes pratiques : leurs compétences professionnelles sont dépréciées, ils sont ensuite mis à l’écart et, enfin, poussés à la démission. Une employée a pu enregistrer ses échanges tendus avec deux responsables des ressources humaines de Capgemini.

Un enregistrement audio auquel a eu accès Le Monde. « Savez-vous pourquoi vous avez été convoquée ? », lui demandent ses deux interlocuteurs. « Oui, vous allez me dire qu’il n’y a plus d’opportunités pour moi dans l’entreprise et que je dois démissionner », répond l’employée, avec huit ans d’expérience dans l’entreprise.

L’une des responsables des ressources humaines acquiesce. L’employée tente alors de sauver son cas, expliquant qu’elle est prête à prendre n’importe quel poste ailleurs en Inde, puis les supplie de lui laisser deux mois supplémentaires avant de démissionner. « Avez-vous clairement indiqué que vous étiez prête à prendre une mission n’importe où en Inde ? En êtes-vous certaine ? Je vous le répète pour la troisième fois : êtes-vous certaine? Et si ce n’est pas le cas ? », lui demande l’un des responsables, avant que sa collègue n’embraye : « Alors, si c’est le cas, cela nous facilite la tâche. Nous sommes dans une situation où Capgemini ne se porte pas bien du côté du banc. Nous avons beaucoup trop d’employés sur le banc. »

Contactée par Le Monde, l’entreprise française reconnaît que « l’évaluation des compétences des collaborateurs (...) conduit, chaque année, un nombre variable d’employés à quitter l’organisation ».

Sur l’année 2017, Capgemini a prévu le recrutement en Inde de 20 000 employés, soit le cinquième de ses effectifs dans le pays... et le départ de 11 000 autres.

Capgemini est loin d’être la seule entreprise accusée, en Inde, de pousser ses employés à la démission, pour éviter les procédures longues et coûteuses de licenciements. Entre avril et septembre, les effectifs de Cognizant, Infosys, Wipro and Tech Mahindra ont été réduits. Le secteur informatique indien a perdu de son lustre. L’industrie, qui pèse environ 150 milliards de dollars (129 milliards d’euros), soit 0,7 % du produit intérieur brut de la péninsule, voit la croissance de ses exportations diminuer. Celle-ci est passée de 13,8 %, lors de l’année fiscale 2013- 2014 (close fin mars), à 10,3 % en 2015-2016, et devrait se situer entre 7 % et 8 % pour 2017-2018.

La stratégie de réduction des coûts atteint ses limites. « L’industrie indienne devrait être en panique, et à juste titre, puisqu’elle n’a pas tenu le rythme de l’innovation », a expliqué l’ancien patron du cabinet de conseil McKinsey, Rajat Gupta, à New York en mai.

Changer de modèle


Elle est désormais menacée par l’automatisation de certaines des tâches les moins qualifiées, comme la gestion d’infrastructures ou le développement d’applications, et par la nouvelle politique de restriction des visas accordés aux ingénieurs indiens, décidée par Donald Trump, alors que le marché américain constitue un débouché important. « Les ingénieurs indiens ont préféré devenir des manageurs, diriger des équipes, plutôt que d’acquérir des compétences dans les nouvelles technologies », souligne un analyste qui tient à rester anonyme.

Les gagnants de la mondialisation sont en train de devenir les perdants de l’automatisation des tâches informatiques. L’industrie, qui a si longtemps dépendu de la sous-traitance à bas coût, doit changer de modèle. « Entre 60 % et 65 % des ingénieurs informatiques ne peuvent pas être formés à nouveau, a toutefois prévenu Srinivas Kandula, le directeur de Capgemini en Inde, lors d’une conférence en février. Le chômage va toucher en majorité les ingénieurs des échelons intermédiaires ou supérieurs. » En Inde, les entreprises informatiques se séparent de leurs seniors peu qualifiés pour recruter des jeunes diplômés spécialisés dans des domaines comme l’Internet des objets ou l’intelligence artificielle.

Pour la première fois, des articles de journaux donnent des conseils en matière de licenciement. « Respectez ceux qui quittent l’entreprise. Montrez-leur la même considération que lorsque vous les avez intégrés » ou « échelonnez le départ des salariés dont les enfants passent des examens ou qui doivent s’occuper de parents malade préconisait le magazine business medias a ses lecteurs.

Les ingénieurs indiens commencent à mieux comprendre ce qui est arrivé à leurs collègues européens ou américains il y a vingt ans, quand leurs entreprises ont commencé à sous-traiter leurs tâches informatiques en Inde.

Le premier syndicat d’ingénieurs de la péninsule, le Forum for IT Employees (FITE), est sur le point d’être enregistré, ce qui était impensable il y a encore quelques années. « Nous avons pris conscience que nous ne connaissions rien au droit du travail. Nous avons vu les premiers employés partir sans trop nous poser de question jusqu’au premier plan social de 2014 chez Tata Consultancy Services, explique, dans un café de Bangalore, Raghu (un nom d’emprunt), l’un des responsables du FITE. Ce plan social a été un choc, car nous pensions que notre métier était garanti à vie, un peu comme dans la fonction publique. »

Ceux qui demandent de l’aide au FITE sont en majorité des cadres de plus de 40ans, qui peinent à retrouver du travail. « Dans une entreprise informatique, les employés sont isolés. Ils ne connaissent pas leur voisin de bureau, travaillent chez les clients ou dans des équipes qui disparaissent au bout de quelques mois », témoigne Raghu. FITE travaille essentiellement sur les réseaux sociaux pour se faire connaître. Il est suivi par près de 20 000 internautes sur Facebook, et compte un millier de membres. Une goutte d’eau sur les 4 millions de salariés que compte le secteur.

Les fondateurs du FITE ont découvert un vide juridique en matière de droit du travail. Les ingénieurs informatiques doivent utiliser une vieille loi encadrant le travail dans les usines et prouver qu’ils sont des exécutants, comme des ouvriers, pour défendre leurs droits. « Les industries informatiques se sont développées en bénéficiant d’avantages fiscaux, de terrains gratuits, les autorités n’ont pensé qu’à leur développement sans penser aux droits des informaticiens », dit Raghu.

Pour les centaines de milliers d’ingénieurs indiens arrivés sur le marché du travail dans les années 2000, leur licenciement est vécu comme un déclassement social. « Toutes nos vies se sont construites autour de nos salaires, explique Vinod A.J., membre du FITE, et quand vous tombez au chômage, votre vie s’effondre, car tout se paie en Inde, de l’éducation à la santé. »

Après sa démission forcée, Sanjay s’est payé une formation pour retrouver un emploi, en vain. « Si Bangalore est devenue si riche, c’est grâce à nous, et pourtant, le gouvernement nous oublie », se lamente Sanjay. L’ancien employé de Capgemini lit des ouvrages de développement personnel pour garder confiance en lui. Dans quelques mois, s’il est toujours au chômage, il repartira dans son village se lancer dans l’agriculture biologique ou – peut-être – ouvrir une concession automobile.


08/11/2017

La mafia a Ajaccio

L’impuissance de la justice


Vingt élus de la chambre de commerce avaient démissionné en mars pour dénoncer des pressions. L’enquête préliminaire vient d’être classée sans suite

LES EX-PRÉSIDENTS


Gilbert Casanova

Nationaliste, gérant d’une concession automobile, membre du Mouvement pour l’autodétermination (MPA), il est nommé président de la CCI d’Ajaccio en1994. L’organisme fera l’objet de vives tensions entre groupes nationalistes. Visé par deux enquêtes financières qui le conduiront en prison, il démissionne en 2000.

Raymond Ceccaldi

Egalement proche du MPA, il succède à M. Casanova. Il sera poursuivi en2007 (et condamné) pour des faits d’escroquerie et de favoritisme. Placé en détention provisoire, il quitte, la même année, la présidence de la CCI.

Jacques Nacer

Ce commerçant connu à Ajaccio est élu en 2007. Réélu à la tête de la CCI, il apparaît néanmoins soumis à de fortes pressions d’anciens nationalistes reconvertis dans les affaires. Il est tué, le 14 novembre 2012, à la nuit tombante, en sortant de son magasin par deux hommes à moto.



Il s’en est fallu de peu que la justice en Corse parvienne, dans l’affaire de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Corse du Sud, à lever le voile qui couvre souvent les liens existant, sur l’île, entre les mondes politique, économique et criminel. En ouvrant, le 23 mars, une enquête préliminaire pour extorsion, trois jours après la démission collective d’élus de la CCI d’Ajaccio qui dénonçaient les menaces proférées contre le directeur général, le procureur d’Ajaccio pensait, sans doute, tenir un fil prometteur.

Trois jours plus tôt, en effet, initiant une démarche inédite, le président de la CCI d’Ajaccio, Jean-André Miniconi, remettait au préfet une liste des vingt démissionnaires qui entendaient refuser le diktat de trois voyous qui avaient fait pression sur le directeur général Alain Pasqualini pour qu’il quitte son poste. Par ce geste, les élus consulaires, commerçants et chefs d’entreprises, affirmaient publiquement qu’ils n’acceptaient aucune sujétion vis-à-vis de ceux qui voulaient mettre la main sur la CCI, un pilier du pouvoir économique insulaire dont dépendent, notamment, les aéroports et les ports de Corse-du-Sud. Mais l’espoir de l’Etat de briser une loi du silence insulaire imposée par une violence qui a déjà coûté la vie, le 14 novembre 2012, à Jacques Nacer, alors président de la CCI d’Ajaccio, a fait long feu. Faute d’éléments probants, le procureur de la République d’Ajaccio a dû se résoudre, le 25 octobre, à classer sans suite l’enquête préliminaire. Face aux policiers, les principaux démissionnaires ont finalement pris garde de ne pas mettre en cause les voyous sur qui pèsent les soupçons, et ont résumé l’affaire à un conflit interne à la Chambre. 

Des menaces explicites

Les investigations ont néanmoins été suffisamment poussées pour laisser entrevoir un monde fait d’ombre et de non-dits, qui fonctionne selon ses règles propres et où l’Etat n’est pas un acteur mais un simple témoin. Pressé par les policiers d’indiquer qui pouvait avoir eu intérêt à le voir quitter la CCI, le président démissionnaire, M. Miniconi, a désigné « la mafia », précisant : « Je veux parler des personnes qui souhaitaient s’emparer de la Chambre. » Mais, convoqué à trois reprises, pendant quatre heures, il a limité ses dires au récit d’une guerre interne à la CCI, sans faire le lien entre ses opposants et les pressions exercées contre son directeur général.

Désigné par le bureau président de la CCI en 2015, M. Miniconi, le principal concessionnaire automobile de l’île, a assuré avoir travaillé sans pression lors de son premier mandat. Avec la relance de projets européens, le développement des concessions aéroportuaires, et 500 000 euros d’économies de frais généraux, il considérait disposer d’un bilan qui l’autorisait à se présenter aux élections consulaires de fin 2016. Bénéficiant, dit-il, d’un consensus autour de sa candidature, il prenait tout de même en compte la demande de Jean-Christophe Angelini, président de l’Agence régionale de développement économique (ADEC) et chef de file du mouvement autonomiste le Parti de la nation corse (PNC), d’intégrer trois de ses membres sur sa liste.

Cette exigence, relevant en théorie d’une simple fusion de liste, marque, selon M. Miniconi, le début de la crise que va connaître la CCI. Dès janvier, ces trois représentants élus du PNC, tout juste élus, notamment Paul Marcaggi, commerçant ajaccien, entrent en conflit ouvert avec Jean-André Miniconi et surtout Alain Pasqualini, qui dirige, de fait, l’organisme au quotidien. La situation dégénère jusqu’à une réunion du bureau, le 7 mars, plus houleuse que les autres, lorsque les trois élus quittent brutalement la salle.

Le lendemain, en début d’après- midi, comme l’attestent les vidéos internes de la CCI consultées par la police, Paul Marcaggi est rejoint dans le hall par M. Pasqualini. On voit les deux hommes sortir et se diriger vers une berline garée sur le parking. Pour la suite des événements, les policiers n’ont disposé que de renseignements. Le directeur aurait été conduit jusqu’au bar L’Aiglon, à l’entrée d’Ajaccio, où l’attendaient trois hommes qui lui ont fait comprendre, par des menaces explicites, qu’il devait quitter son poste sur le champ.

A son retour à la CCI, il informe son président qu’il s’est passé quelque chose de grave et qu’il compte démissionner. « Je lui ai dit de prendre trois jours pour réfléchir », relate au Monde M. Mini- coni. En vain. Cet événement conduira à la démission collective.

Deux jours avant la remise en mars de la liste des démissionnaires au préfet, le président de la CCI est pris, selon les éléments recueillis par les policiers, d’une crise de panique alors que deux hommes entrent dans le restaurant dans lequel il se trouve. Les écoutes téléphoniques réalisées par les policiers rendent compte de la crainte des démissionnaires que l’on puisse les suspecter d’aider à faire le lien entre les voyous et leurs relais à la CCI, voire à l’Assemblée territoriale.

L’ambiance se tend d’autant plus que deux des vingts élus reprennent leur démission, empêchant ainsi d’atteindre le quorum qui aurait soit placé la Chambre sous tutelle de l’Etat, soit relancé une élection. L’un d’eux, Paul Leonetti, membre du mouvement nationaliste Corsica Libera, justifie cette décision, devant les policiers, par le fait qu’il n’aurait pas été prévenu du jour du dépôt de la liste au préfet. Au Monde, il ajoute : « Mes amis politiques [nationalistes] m’ont dit qu’il valait mieux ne pas bouleverser l’équilibre de la CCI. »

« Dénoncer des pratiques »

L’homme clé de l’affaire, M. Pasqualini, auditionné à son tour, a démenti toute pression et n’a admis qu’une rencontre avec M. Marcaggi pour évoquer des « problèmes de fonctionnement interne ». Réintégré, depuis, au sein des services de la Collectivité territoriale de Corse, avec une confortable indemnité de la CCI, il a corroboré la version de M. Marcaggi, qui a, quant à lui, résumé l’incident, devant les policiers, « à des rumeurs » destinées « à masquer les dérives de la CCI » sous l’ère Miniconi.

Fin avril, Paul Marcaggi a été nommé, par un bureau réduit, nouveau président de la Chambre. Sollicité par Le Monde, Jean-Chris- tophe Angelini a tenu à rejeter toute idée « qu’il s’agirait d’un complot ourdi par le PNC pour reprendre la CCI ». Il a ajouté qu’il « n’y avait pas de main invisible, ni de voyous, ni de parrain derrière cette affaire (...), j’aurais préféré qu’ils se mettent tous autour d’une table ».

Pour sa part, l’ex-président de la Chambre, M. Miniconi, interrogé par Le Monde, réfute l’idée d’une reculade inspirée par la peur. « Nous ne sommes pas partis parce qu’on avait peur mais pour dénon- cer des pratiques et pour montrer que l’on peut dire non aux pressions; si l’Etat et les politiques de l’île ne se sont pas saisis de cette affaire, c’est que la société corse n’est pas encore prête. »

Lors de l’installation de M. Marcaggi en qualité de président de la CCI, le préfet de région Bernard Schmeltz a adressé un discours promettant « la plus grande vigilance» sur les marchés et les embauches de la CCI. Au sein de l’Etat, l’affaire n’est pas considérée comme totalement classée. La Chambre régionale des comptes doit en effet bientôt y effectuer un contrôle approfondi. 



Un chef d’entreprise corse décide de briser la loi de silence
La justice a ouvert plusieurs enquêtes sur la base d’informations révélant le système d’entente dans l’attribution des marchés publics 

La culture de l’omerta, en Corse, qui interdit souvent à la justice de faire la lumière sur les différentes violences qui pèsent sur l’île, aurait-elle du plomb dans l’aile? Sur le terrain criminel, le repenti Claude Chossat a permis, depuis 2009, de découvrir de l’intérieur le système mafieux qui enserre la société insulaire. Cette fois-ci, c’est le chef d’une entreprise de travaux publics d’Ajaccio qui franchit le pas. Depuis la fin 2015, ses révélations et ses plaintes sur les mécanismes d’entente entre entreprises, administration territoriale et pouvoir politique insulaire ont permis à la justice d’ouvrir plusieurs enquêtes et de mettre en lumière, dans l’une d’entre elles, des soupçons de liens avec le mi- lieu criminel. 

Une première. François Raffalli, âgé d’une trentaine d’années, a repris, à 23 ans, la société familiale Raffalli TP, créée par son père. Sa décision de dénoncer à la justice les faits dont il a été témoin remonte à la fin 2013-début 2014. Il est alors candidat à l’appel d’offres lancé par la Collectivité territoriale de Corse (CTC) pour l’aménagement de deux ronds-points situés à la sortie de Bastia, à Furiani et à Casatorra. Une manière pour lui d’étendre vers le nord de l’île les activités de son entreprise, essentiellement implantée dans le sud. 

Dans l’enquête préliminaire ouverte grâce à ses dires, le 25 octobre 2015, au pôle économique et financier du parquet de Bastia, et confiée à la section de recherche de la gendarmerie, il raconte, dans le détail, comment cette initiative a cassé les équilibres d’une entente existant depuis longtemps. Il relate, notamment, comment, alors qu’il est déjà candidat pour ce marché, il est convié à un déjeuner au Café de France, à Corte (Haute-Corse), qui réunit « les principales entreprises de travaux publics de l’île » sous l’égide de l’essentiel des responsables économiques corses.

Les enquêteurs ont retrouvé la trace comptable de ce déjeuner au cours duquel, a expliqué M. Raffalli aux gendarmes, l’ensemble des marchés soumis à appels d’offres par la CTC étaient répartis selon un mécanisme dit « de couverture ». Les entreprises se répartissent chaque marché grâce à des offres fictives pour garantir que l’une d’entre elles soit, à coup sûr, choisie en étant la moins-disante, entretenant ainsi une fausse concurrence. Il lui aurait été demandé lors de ce déjeuner de se désister du marché des ronds-points de Furiani et de Casatorra au motif qu’ils étaient réservés aux entreprises de Haute-Corse.

Le début des « problèmes »

Son refus d’obtempérer et l’attribution à son entreprise du marché des ronds-points ont, dit-il, sonné le début des « problèmes ». Il est alors confronté à des difficultés croissantes dans la réalisation des chantiers orchestrés, selon lui, par les propres services techniques de la CTC, qu’il décrit comme partie prenante du système. En 2015, considérant que sa société est mise en péril, il dénonce le système au préfet de région et au procureur de Bastia.

Le préfet, pour sa part, casse le marché des ronds-points pour soupçons d’entente. En réaction, explique M. Raffalli aux gendarmes, les organisateurs du système tentent de l’amadouer en l’intégrant dans un groupement d’entreprises qui candidatent pour le marché d’un autre rond- point, celui de Borgo (Haute- Corse) en lui promettant « 600 000 euros de travaux ». Aux enquêteurs, il révèle que le mandataire du groupement avait cédé 80 % de sa part à une société qui n’avait pas le droit de concourir car ses dirigeants sont liés par la famille aux élus de la commune où se déroulaient les travaux.

Dans la foulée, François Raffalli dénonce les fraudes d’un autre marché de la CTC concernant l’aménagement de la traversée de Funtanone. Selon lui, la quantité de matériaux utilisée par l’entreprise ayant obtenu le marché a été, en réalité, divisée par deux, permettant ainsi d’être, à coup sûr, la moins-disante. Une information judiciaire est ouverte pour favoritisme et entente. De source policière, on indique que les investigations ont été étendues dans ce dossier à des soupçons d’association de malfaiteurs, illustrant l’existence de l’emprise criminelle en Corse sur le monde économique et la commande publique.

L’entrepreneur, qui justifie sa démarche, face aux gendarmes, par le fait qu’on a essayé de « l’abattre professionnellement », a, par ailleurs, été entendu par la police judiciaire dans une information judiciaire, ouverte, au tribunal de Bastia, sur des soupçons de fraudes sur les passations de marchés au sein de la Collectivité territoriale de Corse. Enfin, une plainte déposée par M. Raffalli lui-même sur les conditions d’attribution de l’aménagement du parking de la commune de Vivario a donné lieu, en 2016, à l’ouverture d’une enquête préliminaire pour favoritisme, prise illégale d’intérêt et recel.

Interrogé par Le Monde, François Raffalli se défend d’être « un justicier ». Il indique que « l’Etat doit garantir la libre concurrence sur tout le territoire corse et protéger les entreprises des risques auxquels elles sont confrontées ». Et ajoute : « Il faudra fixer de nouvelles règles d’attribution des marchés publics et des emplois ; il en va de la capacité de nos institutions à préserver la justice sociale et limi- ter la violence économique qui empoisonne notre quotidien. »