22/11/2021

Un espion de l'armée francaise au coeur de l'ONU

 L'entreprise Thales à la manoeuvre a introduit une taupe à l’ONU

De 2016 à 2019, un officier de réserve de l’armée française travaillait à l’ONU dans un département stratégique. En réalité, il œuvrait secrètement pour le groupe Thales, qui l’a rémunéré selon des documents consultés par Mediapart. Une partie de l’administration française savait. Révélations.

New York, 16 juillet 2017. Dans la tour de verre qui abrite le siège de l’Organisation des Nations unies (ONU), le commandant Philippe Schifferling est plus inquiet que jamais. Cet officier de réserve de l’armée de l’air a un problème: son détachement à l’ONU par le ministère des armées s’achève deux mois plus tard, et il ne sait toujours pas à quelle sauce il va être mangé.

Lui souhaite être prolongé dans ses fonctions, mais il va peut-être devoir rentrer à Paris. «Ces incertitudes génèrent bien évidemment du stress dont je n’avais aucunement besoin. Ma mission étant déjà suffisamment compliquée de par sa nature et son risque», se plaint-il par courriel à ses responsables. Celui-ci n’est pas envoyé à sa hiérarchie militaire, comme on pourrait l’imaginer, mais à ses supérieurs chez Thales, le géant français des équipements aéronautiques et militaires, pour qui il travaille en réalité.

Car Philippe Schifferling est un espion qui avance masqué. Pour ses collègues de bureau à New York, c’est un militaire à la retraite rémunéré par l’État, gracieusement prêté par la France à l’ONU. Il était en réalité payé (secrètement) par Thales avec pour mission d’infiltrer le service chargé de l’informatique, des télécoms et de la sécurité des missions de maintien de la paix des Nations unies. Lequel a Cette mission rocambolesque aurait dû rester secrète. Elle menace désormais le puissant groupe, dirigé par Patrice Caine et contrôlé à parité par Dassault et l’État français, depuis l’ouverture fin 2020 par le parquet national financier (PNF) d’une enquête judiciaire pour des faits présumés de «corruption» et «trafic d’influence», ainsi que l’a révélé La Lettre A.

Les documents versés au dossier judiciaire, auxquels Mediapart a eu accès, dévoilent comment Thales a infiltré, de 2015 à 2017, un des services stratégiques de l’ONU pour l’achat de matériel, et mettent en lumière l’imbrication des intérêts entre l’industrie de l’armement et l’État français.

Selon des courriels internes, le cas de Philippe Schifferling était connu de plusieurs cadres dirigeants de Thales mais aussi de hauts fonctionnaires des ministères de la défense et des affaires étrangères qui ont validé sa couverture. L’agent de Thales écrit qu’il était également un «informateur et un élément d’influence» pour la représentation permanente de la France à l’ONU. Il était notamment en relation directe avec le conseiller militaire de l’ancien ambassadeur de France aux Nations unies, François Delattre, aujourd’hui secrétaire général du Quai d’Orsay.

La position de Philippe Schifferling a représenté un avantage considérable pour Thales. Pendant sa mission auprès de l’ONU, de septembre 2016 à septembre 2017, l’agent a en effet transmis, semaine après semaine, des informations de première main sur la définition des marchés en cours d’élaboration, et s’est même vanté d’avoir modifié des appels d’offres en faveur de Thales, selon les documents consultés par Mediapart. Sollicité à plusieurs reprises, il n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Philippe Schifferling était affecté à l’ICTD, le service «informatique et communications» de l’ONU, notamment chargé de la rédaction des contrats pour la sécurisation des missions de maintien de la paix de l’ONU, dont la Minusma, au Mali, où 122Casques bleus sont morts depuis 2013. Pour protéger les Casques bleus, l’ICTD a acheté à Thales un réseau de communication sécurisé et des équipements de surveillance (caméras, détecteurs de tirs ennemis) des camps de Gao et Kidal, fiefs des djihadistes au nord du pays.

Ancien commandant de l’armée de l’air spécialisé dans l’informatique, Philippe Schifferling avait été débauché à la fin des années 2000 par Thales SIX GTS, la division du groupe chargée des systèmes d'information, de communication et de sécurité, tout en restant officier de réserve. Chez Thales SIX, il est affecté à la division «services », dirigée par Florence Gourgeon, fille de l’ancien patron d’Air France, Pierre-Henri Gourgeon, et diplômée de l’ENA dans la promotion d’Emmanuel Macron.

Avant lui, de septembre 2015 à septembre 2016, un premier retraité militaire employé par Thales, Philippe Maucotel, colonel de réserve de l’armée de terre, avait déjà été prêté à l’ICTD par la France tout en restant secrètement rémunéré par le groupe français. «De 2015 à 2016, j’étais là-bas au titre du ministère de la défense, en tant qu’officier de réserve», a expliqué l’ancien militaire à Mediapart, tout en confirmant qu’un «protocole» avait été signé entre Thales et le ministère avant de l’envoyer à New York.

Contacté et malgré plusieurs relances, le ministères des armées et le Quai d'Orsay n’ont pas souhaité commenter la situation. Également questionné, l’actuel ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ministre des armées sous François Hollande (2012-2017), a répondu que ni lui ni son cabinet n’ont «jamais été informés des éléments en question».

Les services du secrétaire général des Nations unies expliquent pour leur part que dans le cadre d’un accord signé avec le gouvernement français, celui-ci a «fourni les deux agents à titre gracieux». L’ONU n’avait en revanche «pas connaissance des détails des paiements effectués à ce personnel», et ne savait donc rien du rôle de Thales.

Le groupe industriel a pour sa part répondu que le détachement de ses salariésà l’ONU était balisé, côté français, par «une convention relative aux modalités d’intervention des réservistes opérationnels admis à servir auprès du groupe Thales conclue entre Thales et le ministère des armées». «La première convention de soutien à la politique de la réserve militaire entre le ministère des armées et Thales a été signée en 2006», ajoute le groupe. Par ce biais, Thales «participe au soutien des forces armées en opération» et «accompagne des opérations d’exportation relevant du domaine de la défense». L’entreprise soutient également que le personnel détaché «n’était pas en lien avec le département des achats de l’ONU et ne participait aucunement aux prises de décisions».

Depuis 2015, Thales SIX a remporté plusieurs marchés de sécurisation de la Minusma, apparaissant ainsi aux deux bouts de la chaîne. D’un côté, l’ICTD a passé des marchés en utilisant la procédure de la «lettre d’assistance» (LoA), qui permet d’acheter auprès d’États membres de l’ONU, de gré à gré, sans appels d’offres. Philippe Schifferling a suivi la rédaction de ces LoA, intervenant notamment sur des points techniques importants, avant que l’ICTD en confie l’exécution à la France.

Ces LoA étaient signées entre l’ONU et Expertise France, l’agence de coopération placée sous la tutelle des ministères des finances et des affaires étrangères, qui confiait les prestations à Thales sans appel d’offres. Des documents consultés par Mediapart montrent que le fonctionnaire d’Expertise France chargé de ces contrats maliens était informé de la situation problématique de Philippe Schifferling.

Dans un rapport sur ses missions pour la Minusma, édité en janvier 2018, Expertise France s’était félicitée de s’être appuyée sur le «réseau institutionnel français (Affaires étrangères, Économie et finances, Défense)» et d’avoir su «nouer une relation étroite» avec l’ONU.

Sollicité sur les conditions de rédaction de LoA puis d’octroi des marchés à Thales, Expertise France n’a pas répondu à nos questions, malgré plusieurs relances et après avoir pourtant promis de revenir vers nous.

De son côté, Thales indique que les LoA ont été signées dans le cadre d’un accord intergouvernemental conclu en 2013 entre l’ONU et l’État français, permettant à la France d’apporter son assistance aux Nations unies, en soutien de la Minusma.

C’est dans ce cadre qu’un «GME (Groupement Momentané d’Entreprises) a été mis en place par les autorités françaises entre Expertise France [...] et des fournisseurs sélectionnés pour leur compétence», et que Thales SIX GTS a été choisi «en accord avec les ministères des armées et des affaires étrangères», ajoute le groupe (lire l’intégralité de la réponse dans l’onglet Prolonger).

Dans le dédale institutionnel complexe des Nations unies, les interventions de Philippe Schifferling, qui disposait aussi d’une adresse mail chez Thales et était en relation avec les lobbyistes du groupe, ont souvent été précieuses. Comme lorsqu’il transmet par courriel, le 29octobre 2016, à plusieurs cadres de Thales, la biographie d’un lieutenant-colonel allemand, Philippe Lemm. Le militaire occupe depuis un mois un poste clé: c’est le nouveau chef de l’ICTD.

Philippe Schifferling résume son parcours mais fournit aussi des éléments sur sa vie privée: Lemm se trouve en «célibat géographique» à New York, sa famille étant restée en Europe. Le lieutenant- colonel «n’étant pas un ingénieur Comms/ IT et n’étant pas dote# d’une grande connaissance et expérience technico- ope#rationnelle du domaine», il se repose beaucoup sur son adjoint, «mais aussi désormais sur moi-même», ajoute Philippe Schifferling avant de se féliciter d’avoir pu établir une «relation de confiance et de proximité particulière» avec lui.

Toutes les semaines, dans des rapports intitulés «CR [compte rendu – ndlr] de la semaine» adressés à Jean- Pierre Maingam, cadre dirigeant du département «communications et sécurité » chez Thales, et son adjoint Emeric Tamboise, l’agent infiltré fait un point détaillé sur l’avancement des différentes LoA intéressant l’industriel français, en utilisant un langage d’initiés truffé de nombreux acronymes.

Le 27 juillet 2017 par exemple, dans son compte rendu numéro29, Philippe Schifferling informe la direction de Thales que le brouillon de la «lettre d’assistance» pour la sécurisation du camp de Gao est «toujours en attente de validation par MINUSMA CITS [le chef de la section des communications et des technologies de l’information de la Minusma – ndlr] et DMS [division du support de la mission – ndlr]».

« Le délai de validation pris par CITS est plus lie# a# l’identification du budget nécessaire qu’au contenu de la LoA», rassure Philippe Schifferling, qui annonce que le brouillon inclut «une option de provision d’un mât de 45m par la France pour un coût de 495000 euros». «CITS et ICTD ont demandé a# EF un devis pour la provision optionnelle d’un mât 45m moins coûteux, CITS acceptant des spécifications de stabilité moins élevées», prévient-il. 

À d’autres moments, l’agent revendique d’influencer la rédaction de marchés pour le compte de Thales. En juin 2017, l’ONU a lancé un processus d’établissement d’un «contrat-cadre» pour un système de détection de projectiles balistiques et d’alerte («Sense & Warn system » ). Un «Statement of Work » (SOW), c’est-à-dire un projet d’appel d’offres, est alors en cours de re#daction a# ICTD.

Phillipe Schifferling transmet non seulement des informations sur l’élaboration (non publique) de ce document à Thales, mais revendique aussi, en coordination avec l’industriel, la modification du SOW en fonction des besoins du groupe. Les modifications portent notamment sur le système GA10 (commercialisé par Thales) qui aurait pu être techniquement disqualifié dans la rédaction initiale. «Statement of Work toujours en cours de finalisation a# DFS ICTD. [...] Apre#s coordination interne, j’ai pu faire inte#grer au draft SOW des e#le#ments techniques [...] sans lesquels le GA10 aurait pu e#tre exclu des fournisseurs potentiels», écrit ainsi l’agent dans son compte rendu du 16juillet 2017.

Le 2 juillet 2017, Philippe Schifferling décolle pour Bamako, où il doit animer une session de travail sur les équipements de sécurité avec les responsables de la Minusma et une délégation de Thales. Les personnels de l’ONU ne doivent pas remarquer que Philippe Schifferling les connaît.

À peine arrivé, il informe plusieurs cadres de Thales que la «lettre d’assistance» (LoA) pour la sécurisation du camp de Gao devrait être validée bientôt et que la Minusma envisage d’étendre le réseau de communication sécurisé opéré par Thales. «Discrétion totale de rigueur sur ce sujet avec les interlocuteurs ONU. La représentation française à l’ONU est informée de cette expression de besoin qui reste à confirmer», écrit-il.

Nicolas Ferrier, commercial du groupe chargé des Nations unies, le félicite pour ces «informations de bonne augure [sic]» et pour sa «performance» lors du séminaire de travail à Bamako: «Tes talents d’animation, tout en restant à ta place officielle, ont été appréciés de tous.»«Merci infiniment pour tes commentaires appréciés et pour ta perception de la difficulté de ma mission, qui je l’espère concourt au développement du business», lui répond l’agent infiltré.

Des tensions avec le ministère des armées pour le renouvellement du contrat

Le 10 août 2017, Philippe Schifferling transmet par courriel une nouvelle information décisive: un projet d’appel d’offres («Scope of Work» ou SOW) en cours d’élaboration pour la fourniture de moyens de protection, d’alerte et surveillance à l’ensemble des camps de la Minusma au Mali.

C’est un enjeu crucial pour Thales. Cette nouvelle procédure vise à lancer un appel d’offres global, avec mise en concurrence, pour remplacer les différents contrats de gré à gré dont bénéficie Thales grâce aux «lettres d’assistance». Avec pour objectif de déployer les équipements d’abord au Mali, puis dans les autres pays où l’ONU a envoyé des Casques bleus. Un énorme marché en perspective.

Schifferling joint à son courriel une première mouture du SOW de 28pages, sur laquelle travaillent en toute confidentialité les fonctionnaires onusiens, avec ses propres annotations. Une information très privilégiée, puisque l’appel d’offres final ne sera lancé qu’en février 2019, soit un an et demi plus tard.

La mission de Philippe Schifferling est donc plus importante que jamais pour Thales. Mais en cet été 2017, le temps presse: son détachement par la France à l’ONU s’arrête le 14septembre. Et le ministère des armées, qui assure sa couverture en faisant croire qu’il est payé par l’État français, rechigne à le prolonger. 

Philippe Schifferling s’en est ouvert au général Thierry Lion, chef de la mission militaire de la représentation française à l’ONU, c’est-à-dire conseiller défense de l’ambassadeur de France. Le général a «donné son accord» pour une prolongation, mais n’a «toujours pas de confirmation».

Emeric Tamboise, cadre chez Thales SIX, s’en inquiète le 16juillet 2017 auprès de ses supérieurs hiérarchiques, Jean- Pierre Maingam et Florence Gourgeon. Il souligne «le rôle clé de P.Schifferling, qu’il serait souhaitable de prolonger de 6mois. Pour cela, il nous faut obtenir l’accord de la DGRIS [direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées – ndlr] et de la direction des ressources humaines» de l’armée de l’air.

Le 21 juillet, une conférence téléphonique de crise est organisée entre Emeric Tamboise, Philippe Schifferling, le général Lion et son adjoint. Jean-Pierre Maingam, qui ne peut pas y assister, insiste auprès du général: «Je reste bien entendu concerné par cette mission très importante et nous chercherons avec Emeric et avec vous l’option la plus pertinente pour prolonger la mission de Philippe.»

Mais la situation se complique, comme l’explique Jean-Pierre Maingam le 2août dans un courriel adressé à plusieurs cadres du groupe, au général Lion, et au fonctionnaire d’Expertise France qui fait l’intermédiaire entre l’ONU et Thales pour l’attribution des contrats.

La direction des ressources humaines

«veut entrer dans un process plus académique [...], écrit Maingam. De plus, apparemment, ce sujet risque d’être présenté au cabinet du ministre [des armées, Florence Parly – ndlr], ce qui probablement va compromettre la suite de la mission».

Le cadre de Thales a pris l’attache avec un responsable de la direction générale de l’armement, qui a «bien compris l’intérêt» et aurait accepté de tenter de convaincre l’administration du ministère des armées «de ne pas impliquer le cabinet du ministre». «Thales confirme sa volonté de tout mettre en œuvre pour faciliter la poursuite de la mission», conclut Maingam.

Malgré ces manœuvres, le couperet tombe le 4septembre 2017: le ministère refuse de prolonger le détachement de Philippe Schifferling à l’ONU. Désormais sans couverture, il doit précipitamment faire ses valises dix jours plus tard. «Ce n’est pas comme cela qu’on traite un officier, de surcroît mis à disposition du ministère des armées par Thales. Faites- le savoir diplomatiquement», se plaint-il auprès de ses supérieurs. Le commandant Schifferling souligne que son départ aura aussi des conséquences négatives pour l’État français. «La mission de défense de la représentation française à l’ONU perd un informateur et un élément d’influence», écrit-il.

Philippe Schifferling rentre donc à Paris et réintègre les équipes de Thales à la mi- septembre 2017. En avril 2018, il parvient à retrouver un poste au département de soutien opérationnel des missions de maintien de la paix de l’ONU. Mais cette fois en tant que fonctionnaire des Nations unies, qui le rémunèrent directement.

À peine revenu à New York, le commandant de réserve reprend sa mission pour le compte du groupe français. Il est en liaison avec plusieurs cadres sur Citadel, la messagerie sécurisée mise au point par Thales. L’agent Schifferling, qui pratique le golf, a adopté le pseudonyme «Woody Tiger», en référence au mythique champion Tiger Woods.

Il est en relation avec le service chargé du lobbying de Thales auprès de l’OTAN, de l’ONU et de l’Union européenne, dirigé par Marc Cathelineau. Dans un courriel interne, il rappelle «les règles définies par le groupe» au sujet de la confidentialité des informations fournies par Philippe Schifferling: seul Emeric Tamboise, de Thales SIX, et le responsable de la sécurité Pierre-Jean Lassalle doivent en être destinataires, «charge pour eux de les transmettre aux responsables de Six ayant à en connaître de façon confidentielle et en supprimant toute référence aux sources».

Le 26 juin 2018, Paul Houot, l’un des lobbyistes dirigés par Cathelineau, envoie justement à Emeric Tamboise des documents confidentiels de l’ONU que Schifferling a photographiés, «à ne pas diffuser largement ni en dehors de Thales s’il te plaît».Il s’agit de captures d’écran de documents signés le 9mai 2018 par le général de division Jean-Paul Deconinck, commandant de la force Minusma, validant l’extension de la mission. Le dossier se trouve «enfin» sur le bureau du directeur support de la mission, qui doit le transmettre à l’ICTD à New York pour engager Expertise France, et donc Thales, se félicite Paul Houot.

Mais pour un agent, Philippe Schifferling est un peu trop bavard. En décembre 2018, il a discuté à New York avec Vincent de Raucourt, un commercial de Thales chargé de l’ONU, et lui a demandé de transmettre un message à la patronne de l’activité «services » de Thales SIX, Florence Gourgeon.

Vincent de Raucourt s’exécute par courriel le 7janvier 2019 en mettant plusieurs cadres en copie: «Philippe m’a appris que son contrat avec l’ONU était annuel, que son chef était content de lui et qu’il pensait être renouvelé au cours des 2-3 prochaines années. Cependant, à toutes fins utiles, il m’a demandé de te rappeler ton engagement à le réembaucher chez SSC [l’ancien nom de Thales SIX – ndlr] le cas échéant.»

« Il n’y a pas eu d’engagement de ma part et de mémoire, il n’y a pas de clause spécifique dans son contrat sur le sujet (tbc) [à confirmer - ndlr], mais un message positif sur le fait que son expérience passée et actuelle serait d’intérêt pour Thales», réagit Florence Gourgeon.

Vincent de Raucourt lui répond qu’il passera le message à Philippe Schifferling, mais avec cet avertissement: «Cela ne va certainement pas le rassurer mais le pousser à asseoir sa position à l’ONU. Le risque, c’est qu’il ne tienne pas les engagements informels qu’il a pris à ton égard et d’autre part qu’il évacue son angoisse en continuant à s’en ouvrir aux uns et autres imprudemment.»

En clair, Philippe Schifferling pourrait cesser sa mission de renseignement. Emeric Tamboise, son agent traitant chez Thales, intervient: «On en parle tous deux s’il te plaît afin de se mettre d’accord sur le langage» à tenir à Schifferling.

Trois semaines plus tard, coup de théâtre: la haute direction de Thales ordonne de couper tout contact avec l’agent infiltré. C’est ce que raconte Marc Cathelineau

er dansuncourrieldu1 février2019adressé

à neuf cadres du groupe concernés par les contrats avec l’ONU.

« Comme convenu avec la direction du groupe, j’ai rencontré Philippe Schifferling mardi 29/1 à New York, écrit Cathelineau. Je l’ai informé de la nécessité de stopper les relations professionnelles avec les collaborateurs du groupe. Il l’a bien compris et a immédiatement quitté devant moi les différentes “rooms” Citadel auxquelles il participait. Je vous remercie en conséquence de vous assurer que vos équipes n’entretiennent plus de relations professionnelles avec lui.»

« Pour faire suite aux bruits relayés par certains collaborateurs de Thales» sur le fait que Schifferling «attendrait d’être réintégré [...] à l’issue de sa mission à l’ONU», le lobbyiste précise que Thales «n’a plus d’obligation à son égard». «Je vous remercie de vous assurer que le contenu du présent e-mail ne filtre en aucun cas au-delà des destinataires», insiste-t-il. 

Philippe Schifferling a-t-il cessé sa mission à la suite de ce courriel? En tout cas, quatre mois plus tard, il continuait à vanter les mérites de son ancien employeur.

Le 9 juin 2019, lors d’une réunion de travail avec l’ensemble des commandants des missions de maintien de la paix de l’ONU, Schifferling a vanté la «success story» des équipements électroniques «fournis par le gouvernement français» (et surtout Thales) en 2017 pour protéger le camp de la Minusma à Kidal, dans le nord du Mali.

« La technologie de sécurité du camp s’est révélée très efficace. Il a été unanimement reconnu depuis 2017 que cette technologie [...] a contribué à mieux protéger nos agents de maintien de la paix et a sauvé de nombreuses vies!», a lancé l’ex-salarié de Thales.

Entre-temps, Thales a répondu à l’appel pour la fourniture de moyens de protection, d’alerte et surveillance des camps de la Minusma, dont Philippe Schifferling avait transmis les informations liminaires dès l’été 2017. Le marché a finalement été publié en février 2019, un an et demi plus tard, avec date limite de remise des offres le 8mars 2019 et ouverture des plis le 5avril 2019. «Thales Six Gts a perdu cet appel d’offres en juillet 2020 contre un panel de trois sociétés israéliennes», explique le groupe français à Mediapart.

Une ancienne cadre de Thales lance l’alerte: elle est ensuite licenciée

Que s’est-il passé pendant la mise en place de cet appel d’offres compliqué? Une cadre de Thales, responsable du développement des marchés à export, et qui avait alerté sa hiérarchie depuis deux ans sur le cas de Philippe Schifferling, a formellement signalé les faits au comité d’éthique de Thales en mars 2019, en écrivant au directeur de l’éthique du groupe, Dominique Lamoureux, remplacé trois mois plus tard par Jean-Baptiste Siproudhis. Dans son signalement, cette ancienne cadre indique que, lors de son départ pour l’ONU en avril 2018, Philippe Schifferling n’aurait pas démissionné, comme cela avait été annoncé en interne, mais aurait bénéficié d’un «contrat de licenciement avec des indemnités», ainsi que d’un préavis de six mois, non effectué, qui lui aurait été «versé sur un compte séparé créé à cet effet alors qu’il était déjà embauché par l’ONU».

Contacté par Mediapart, Thales conteste

«les allégations mensongères proférées par cette ancienne salariée» et indique vouloir «déposer une plainte auprès des autorités judiciaires compétentes pour dénonciation calomnieuse».

Le 5 octobre dernier, Thales avait affirmé à l’AFP qu’après analyse du dossier, son comité d’éthique avait jugé que les «allégations» de la lanceuse d’alerte au sujet de Philippe Schifferling «étaient sans fondement». C’est faux: dans un document interne consulté par Mediapart, le comité d’éthique indique avoir envoyé «des rappels formels écrits, aux personnes concernées, des règles éthiques du groupe en juillet 2019».

Le comité d’éthique de Thales reconnaît donc qu’il y a eu un problème, mais ne prononce aucune sanction et ne signale surtout pas le dossier à la justice. Bref, Thales a enterré le dossier alors même que le groupe vante son grand plan d’action anticorruption lancé en 2019, et que son ancien directeur de l’éthique, Dominique Lamoureux, siège au conseil stratégique de l’Agence française anticorruption.

Alors que la lanceuse d’alerte l’avait directement sollicité le 13mars 2019, ce dernier explique à Mediapart avoir pris sa retraite «au 31 mars 2019 après un préavis non effectué de 6mois». «J’ai donc cessé toute activité avec mon ancien employeur

à compter du 1eroctobre 2018. Je n’ai jamais eu à traiter le dossier que vous évoquez», soutient-il ainsi, même si son adresse mail professionnelle était encore active quand il a reçu l’alerte du 13mars.

L’ancienne cadre de Thales a finalement été licenciée en mai 2020 ; ce qu’elle a vécu comme une mesure de représailles liée à son signalement: elle a demandé l’annulation de son licenciement en référé devant les prud’hommes de Nanterre, estimant que Thales aurait violé ses obligations légales de protection des lanceurs d’alerte définies par la loi «SapinII ».

La justice a refusé d’annuler le licenciement en référé, en première instance et en appel. La lanceuse d’alerte de Thales s’est pourvue en cassation. L’affaire doit désormais être jugée sur le fond par le conseil des prud’hommes.

Elle avait pourtant reçu le soutien, lors de la procédure en référé, du syndicat UNSA de Thales, de la Maison des lanceurs d’alerte, et de la Défenseure des droits, Claire Hédon. Dans une décision d’octobre 2020, Claire Hédon, qui dirige cette autorité administrative indépendante, concluait que l’ex-cadre de Thales était bien une lanceuse d’alerte au regard des critères de la loi «Sapin II », qu’elle a dénoncé les faits «de bonne foi» et qu’elle a été licenciée en «représailles» à son signalement.

Thales déclare que lors de la procédure en référé, la justice a «constaté [...] qu’il n’y avait pas de lien évident entre “le fait d’avoir lancé une alerte et le licenciement pour cause réelle et sérieuse et qu’il n’y a pas eu violation du statut protecteur applicable aux lanceurs d’alerte». Le groupe dit avoir licencié sa salariée uniquement «en raison de différends graves et persistants avec son management». Sauf que le «management» en question était directement mis en cause par son signalement.

Joint par Mediapart, l’avocat de la lanceuse d’alerte, Frédéric Benoist, indique que sa cliente souhaite rester anonyme afin d’éviter les représailles et se refuse à tout commentaire sur l’affaire de corruption présumée en raison des procédures judiciaires en cours.

Au sujet du conflit prudhommal,  son avocat indique qu'il est faux d’affirmer, comme le fait Thales, que les juridictions saisies auraient considéré qu’il n’y aurait aucun lien entre le licenciement de ma cliente et les alertes qu’elle a été amenée à lancer» puisque les tribunaux, saisis en référé, n’ont pas examiné le dossier sur le fond.

À l’été 2020, la lanceuse d’alerte a signalé les faits à l’Agence française anticorruption (AFA). Le directeur de l’agence, Charles Duchaine, nous a indiqué qu’un contrôle de Thales était déjà en cours à l’époque, ce dont il avait informé le parquet national financier (PNF). Le PNF a réquisitionné des documents auprès de l’AFA, sur la base desquels il a ouvert une enquête préliminaire en novembre 2020 pour corruption et trafic d'influence.

La suite semble montrer un certain embarras des autorités au sujet de cette affaire sensible. Selon nos informations, le PNF a informé Thales de l’enquête peu après qu’elle a été ouverte, mais n’a toujours pas perquisitionné le groupe après onze mois de procédure, malgré le risque de déperdition des preuves.

Interrogé par Mediapart, le parquet national financier précise avoir choisi, au début de l’enquête, d’envoyer «plusieurs réquisitions à la société Thales auxquelles cette dernière a répondu». Une façon plus douce d’obtenir des documents qu’une perquisition. Le PNF a refusé de commenter davantage «s’agissant d’une enquête en cours».

De son côté, l’AFA a le pouvoir de sanctionner les entreprises en cas de manquement à leurs obligations légales anticorruption inscrites dans la loi «Sapin II ». Mais plus d’un an après le lancementdu contrôle du groupe Thales, celui-ci «n’est pas achevé», indique le directeur de l’AFA, Charles Duchaine, pourtant soucieux de réduire les durées parfois «excessives» des procédures lancées. Il a refusé de nous «en dire davantage» en raison «du secret professionnel».



17/02/2021

Guerre de l’information en Afrique : la France épinglée

Facebook a identifié de faux profils liés à la France et à la Russie

La révélation, le 15 décembre, par Facebook, de l’identification de faux profils se livrant pour le compte de la Russie et de la France à de la « guerre informationnelle » dans plusieurs pays d’Afrique, sus- cite de nombreux émois. En parti- culier au Tchad, où le gouverne- ment a annoncé, jeudi 17 décem- bre, avoir saisi la justice et a appelé « tous les pays africains victimes de ces agissements » à envisager « un cadre conjoint», pour mieux se prémunir contre ces « nouvelles formes d’atteinte à leurs intérêts ». A ce stade, ces réactions appa- raissent plus comme une néces- sité politique que comme la garan- tie d’un réel branle-bas de combat. Elles viennent toutefois apporter de l’eau au moulin des détracteurs de la France en Afrique, offrant au passage du crédit à une informa- tion dont l’état-major des armées et la diplomatie française se se- raient bien passés. Et ce, alors que Paris finance des formations de journalisme en Afrique, et peine à trouver une voie de sortie pour l’opération « Barkhane » au Sahel voisin, notamment en raison des velléités russes dans la région.

Ces révélations de Facebook − qui s’appuient sur un rapport de Graphika, une agence spécialisée dans l’analyse des réseaux so- ciaux − mettent en exergue des manœuvres de « guerre informa- tionnelle » françaises. Relative- ment limitées, elles auraient dé- buté au printemps 2018 et se se- raient accélérées depuis janvier 2020. Mais c’est la première fois que Paris se trouve ouvertement pointé du doigt pour ce type de pratiques. Facebook a ainsi identi- fié l’usage détourné, « par des indi- vidus associés à des militaires fran- çais », d’environ 80 comptes, six pages − dont un faux forum anti« fake news » − neuf groupes, 14 comptes Instagram, deux chaî- nes YouTube et une vingtaine de profils Twitter. Ils couvraient une actualité concernant la Centra- frique, le Niger, le Burkina Faso ou le Tchad. Ces comptes avaient une influence très limitée, avec sou- vent moins de 150 followers et moins de 20 «like» ou «partage» par information. Soit un « écho qui ne dépassait pas leur propre cham- bre », de l’aveu de Facebook.

Secret-défense

En Centrafrique, les comptes con- sidérés comme œuvrant pour la France semblent avoir eu pour li- gne rouge les « sujets électoraux ». Alors que le pays est en proie à des tensions à l’approche d’élections générales prévues le 27 décembre, aucune publication sur la campa- gne en cours ou ses candidats n’a été identifiée. Ces comptes se con- tentaient, selon Facebook, de ci- bler « exclusivement » les interfé- rences russes en Centrafrique, sou- tenue par Moscou, notamment via l’envoi de mercenaires liés à la controversée société Wagner.

Le seul pays pour lequel les ma- nipulations de l’information attri- buées à des militaires français semblent avoir été en mesure d’avoir un impact − bien que « mo- deste », selon Graphika − est le Mali. Une page Facebook a atteint 4 750 followers, et le plus grand groupe réunissait 490 membres. Certains contenus, en particulier vidéo, relevaient du contre-dis- cours djihadiste, comme cela a pu être fait en France par le biais de la plate-forme officielle « Stop-djiha- disme », pilotée par le service d’in- formation du gouvernement, sous tutelle de Matignon.

Ce n’est pas la première fois que Facebook épingle des pays pour leurs manipulations sur son réseau. Graphika publie deux à quatre rapports par mois sur le su- jet. Mais d’ordinaire, ces mises en cause sont réservées à des Etats comme l’Iran, la Birmanie, l’Irak ou la Russie. Dans ce dernier rap- port, Facebook pointe d’ailleurs la très forte audience des faux comp- tes œuvrant pour les intérêts rus- ses en Afrique : 1 000 followers au minimum, et jusqu’à 50 000, voire 140 000 pour des pages dé- diées au président centrafricain.

Pour obtenir ces audiences, la Russie − qui assume investir le champ de la guerre information- nelle − aurait payé pour promou- voir ses contenus. Un coût que Facebook estime à 38 000 euros, soit peu de frais. A la différence de la France, les sujets politiques n’auraient pas été un frein. Au contraire, ces interférences étaient même l’« objectif-clé » de ceux animant ces comptes, selon Graphika. Pour les faire vivre, les autorités russes se seraient ap- puyées sur des ressortissants des pays visés : surtout, de Centrafri- que,d’AfriqueduSudetd’Egypte.

A la suite de ce rapport, l’état-ma- jor français des armées a formulé une réponse circonstanciée, con- firmant implicitement son enga- gement, tout en s’abstenant de dé- signer la Russie et en préservant le secret-défense autour de sa doc- trine en matière de ce qu’elle ap- pelle la « lutte informatique d’in- fluence » (LII). « Les armées ont identifié depuis longtemps l’espace informationnel comme un champ de conflictualité. Les possibilités of- fertes par les réseaux sociaux en font tout naturellement l’espace pri- vilégié de l’expression de ces conflic- tualités », a-t-il ainsi été indiqué au Monde comme à d’autres médias.

« Les armées françaises ont cons- taté le développement d’actions de désinformation dans plusieurs pays où elles sont déployées, au Mali et en Centrafrique notam- ment. Ces actions contribuent à la déstabilisation de la situation sécuritaire et, à ce titre, elles doi- vent être mises à jour et empê- chées. (...) Nous [les] condam- nons », a aussi précisé le porte-pa- role de l’état-major des armées, le colonel Frédéric Barbry.

Alors que le rapport de Facebook renvoie dos à dos Russes et Fran- çais, particulièrement dans leurs opérations d’influence en Centra- frique, une source proche de l’ar- mée française décrypte : « L’inten- tion n’est pas de rentrer dans une guerre de communication avec les Russes, mais de les avertir en leur disant : “Ne vous essuyez pas les pieds sur nous car l’on peut répon- dre.» D’autant que la Russie est un pays avec qui la France échange en matière de renseignement.

Contexte tendu

D’autres interlocuteurs mettent en avant le contexte tendu dans lequel Facebook a dévoilé son rapport. A la suite d’une décision, en juillet, de la Cour de justice de l’Union européenne – dite Schrems II –, Facebook, comme d’autres géants du Web, ne peut plus, en théorie, transférer les don- nées des ressortissants de l’UE vers les Etats-Unis. La CJUE a considéré qu’en raison notamment des im- portants pouvoirs de surveillance de la NSA, l’Agence de sécurité na- tionale, leur vie privée n’était pas assez protégée outre-Atlantique. Facebook a déposé un recours, mais l’arrêt de la CJUE s’inscrit dans un contexte très durci en Eu- rope vis-à-vis des GAFA, particulièrement à l’initiative de la France. Or c’est le 15 décembre, soit le jour de la publication du rapport de Fa- cebook, que l’Union européenne, par la voix de Thierry Breton, com- missaire européen chargé notam- ment du numérique et de la dé- fense, a présenté son Digital Servi- ces Act. Un nouveau paquet de me- sures qui vise justement à obtenir davantage de transparence sur les algorithmes des réseaux sociaux, et à leur imposer plus de responsa- bilité dans la gestion des contenus.

Cette mise à l’index des métho- des françaises par Facebook n’en demeure pas moins incommo- dante pour Paris. Les stratèges du ministère de la défense, du quai d’Orsay et, plus largement, de l’en- semble de la communauté du ren- seignement, planchent sur le sujet depuis longtemps. Mais à la diffé- rence d’autres pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, la France a toujours fait preuve de prévention, voire d’inhibition en matière de « lutte informatique d’influence », consciente de ses possibles effets dévastateurs. 

13/10/2020

Des éléments secrets de l’accord UE-Mercosur

Greenpeace révèle le contenu de l’Accord entre l’UE et les pays du Mercosur, et déplore que la lutte pour le climat et la biodiversité n’y soient pas des «éléments essentiels».

L’accord commercial entre l’Union européenne et les pays latino-américains du Mercosur a du plomb dans l’aile, et la fuite de l’Accord d’associa- tion qui l’encadre ne risque pas de l’aider à prendre son envol.

«Il manque deux éléments à presque tous les aspects de protection environnementale et climatique dans l’accord: un engagement contraignant et une force exécutoire», observe l’ONG environnementale Greenpeace, qui a obtenu et diffuse ce vendredi une version de cet accord datée du 18 juin.

Légitime, pas essentiel

Ainsi, ni la lutte contre le réchauffement climatique ni la protection de la biodiversité n’ont le statut d’«élément essentiel» de l’accord, contrairement au respect des principes démocratiques, ou à l’engagement à mettre en œuvre les traités de non-prolifération d’armes nucléaires. Or ce statut est un puissant levier puisque si l’une des parties considère qu’une autre contrevient à un tel élément, elle peut prendre des «mesures appropriées», y compris – en dernier resort – la suspension partielle ou complète du traité. En mai dernier, la France et les Pays-Bas avaient demandé de faire de l’Accord de Paris sur le climat un «élément essentiel» de tout accord de commerce européen – y compris ceux en cours de négociation.

La protection de l’environnement n’est pas davantage classée parmi les «principes directeurs» de l’accord, comme l’est le développement économique et social. Elle est reléguée aux «objectifs politiques légitimes», en vertu desquels les parties ont pleinement le droit de réguler.

Cette semaine, le Parlement européen s’est opposé à la ratification de l’accord UE-Mercosur, mais sans que les élus aient connaissance du volet dévoilé aujourd’hui. «La transparence n’est pas de mise, il est incroyable qu’on ait connaissance des dossiers via des fuites», indique l’écologiste Saskia Bricmont, seule eurodéputée belge francophone membre de la commission du Commerce international (Inta).
Inquiet de la politique environnementale du président brésilien Jair Bolsonaro, en contradiction avec les engagements de l’Accord de Paris, le Parlement européen «souligne que, dans ces conditions, l’accord UE-Mercosur ne peut être ratifié en l’état», indique la résolution adoptée mercredi.

Les directives de négociation de l’Union européenne avec les quatre pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ont été définies en 1999, un accord politique a été annoncé vingt ans plus tard. Son volet commercial doit lever la majorité des taxes sur les exportations européennes (4 milliards d’euros par an), il reconnaît 350 indications géo-graphiques protégées européennes et ouvre les marchés publics aux entreprises, notamment.

Sérieux doutes

L’accord est depuis longtemps la cible d’attaques soutenues de la société civile, et notamment des associations de défense de l’environnement. «Il est tout à fait possible de faire des accords commerciaux qui garantissent la justice sociale et répondent à la crise du climat et de la biodiversité, mais on est face à un accord du siècle dernier, inconsistant avec la stratégie européenne du Pacte vert», abonde Matteo De Vos, chargé de campagne chez Greenpeace.

Depuis un an, les remises en cause se multiplient chez certains décideurs politiques européens. À l’été 2019, Emmanuel Macron annonçait retirer son soutien au traité, dénonçant l’inaction du Brésil, en matière de climat et de biodiversité. Il a été soutenu par l’Irlande et le Luxembourg. Le parlement autrichien a voté contre l’accord commercial, suivie de celui des Pays-Bas, mais aussi en Belgique des instances wallonnes et bruxelloises. Et en août, en pleine présidence allemande de l’UE, c’est la chancelière Angela Merkel qui a émis de «sérieux doutes» sur l’avenir de l’accord, dont devait pourtant débattre bientôt le Conseil.

Vendredi dernier, le commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis a lui aussi émis des réserves: «Nous allons avoir besoin de résultats, d’engagements substantiels de la part des pays du Mercosur avant de pouvoir procéder à la ratification», reconnaissant aussi que la mise en œuvre des chapitres sur le développement durable des autres accords commerciaux passés par l’Union «n’est pas suffisamment forte».

L’Accord d’association avec le Mercosur doit être adopté par tous les parlements nationaux européens. Si le volet commercial est scindé en un traité distinct, celui-ci pourrait être adopté à la majorité par les législateurs européens. 

22/06/2020

Un logiciel espion contre un journaliste marocain qui dérange


Une enquête d’Amnesty International révèle que l’iPhone d’Omar Radi a été infiltré avec la technologie de la société israélienne NSO


Pour un journaliste ou un militant, rien n'est plus senssible qu'un téléphone portable. Ses sources, ses projets d'enquetes, ses secrets, sa vie intime... tout y est méthodi­quement consigné. Y accéder, le mettre à nu, c’est offrir la possibi­lité de le réduire au silence. Depuis une dizaine d’années, l’industrie opaque de la cybersur­veillance s’est engouffrée dans cette brèche et fait peser une me­nace grandissante sur les journa­listes et les défenseurs des droits de l’homme. Officiellement desti­nées à lutter contre le terrorisme ou la cybercriminalité, leurs tech­nologies, capables de contourner les protections informatiques les plus sophistiquées, sont sou­vent détournées par les Etats qui les achètent pour espionner leurs opposants. L’histoire du journa­liste marocain Omar Radi en est un exemple édifiant.
En avril 2019, ce journaliste d’in­vestigation marocain, très connu dans son pays et poil à gratter du régime, se fend d’un Tweet au vi­triol. Alors que la justice de son pays vient de condamner des membres du mouvement de contestation du Hirak à de lour­des peines de prison, il s’en prend frontalement au magistrat qui a prononcé les peines, le qualifiant de « bourreau ». « Ni oubli ni pardon avec ces fonctionnaires sans dignité ! », écrit­ il. Rapidement, les autorités ouvrent une enquête pour outrage à magistrat et en­tendent le journaliste. En décem­bre 2019, il est inculpé puis incar­céré, déclenchant une vague de protestations au Maroc, chez les ONG et sur les réseaux sociaux. Il a été condamné en mars à quatre mois de prison avec sursis.

Logiciel sophistiqué

Alors même qu’il était inquiété par la police, son téléphone a été discrètement infiltré par le très sophistiqué logiciel d’espionnage Pegasus, révèle aujourd’hui une enquête de l’ONG Amnesty Inter­ national. Dans un rapport très dé­taillé, fourni en avant­ première au collectif de médias Forbidden Stories, dont Le Monde, le Guardian, la Süddeutsche Zeitung, Die Zeit, Radio France, et le Washing­ ton Post, Amnesty dénonce l’im­plication de la société israélienne NSO, fabricant du logiciel Pegasus.

L’analyse de l’iPhone de M. Radi montre qu’il a été ciblé à plusieurs reprises, depuis début 2019 et jus­qu’à janvier 2020, par des pirates, qui ont laissé des traces techni­ques très proches de celles retrouvées précédemment par Am­nesty International sur les télé­ phones de militants des droits de l’homme au Maroc. Pour l’ONG, ces traces, et plus largement l’in­frastructure technique utilisée pour lancer l’attaque sur l’iPhone de M. Radi, pointent dans une seule direction : la société NSO.

NSO est loin d’être le seul mar­chand d’armes du monde numé­rique. Elle est, cependant, la tête de proue de cette nouvelle indus­trie, sans doute parce qu’elle en est un exemple parfait. Elle a été fondée en Israël, comme tant de ses homologues, là où la porosité entre les services de renseigne­ment « cyber » – parmi les meil­leurs au monde – et le milieu des start­up est totale. Elle consacre aujourd’hui de gigantesques ef­forts de recherche pour identi­fier les interstices dans les pro­duits numériques susceptibles de laisser passer ses logiciels es­pions. Ainsi est­ elle accusée par Facebook d’avoir utilisé une faille dans la messagerie Whats­ App (qui appartient au réseau so­ cial) pour « infecter » des centai­nes de victimes.

Elle est surtout régulièrement accusée de vendre ses outils à des régimes peu sensibles à la question des droits de l’homme ou de fermer les yeux lorsqu’ils sont uti­lisés contre des dissidents ou des militants. L’entreprise est aussi ac­cusée d’être impliquée dans la sur­veillance électronique du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, que des hommes envoyés par Riyad ont assassiné et démembré dans le consulat de l’Arabie saou­dite à Istanbul (Turquie), en 2018.

Pegasus, connu pour être le produit­ phare de NSO, est réputé être le nec plus ultra des logiciels d’espionnage de téléphones por­tables. Les fonctionnalités exac­tes ne sont pas toutes connues, mais Pegasus serait capable d’as­pirer tout le contenu – messages, enregistrements sonores, photos, activité Web, etc. – du téléphone sur lequel il est installé.

Amnesty International n’a pas trouvé de trace directe de la présence de ce logiciel sur le téléphone d’Omar Radi. Comme des policiers constatant la ser­rure forcée par un cambrioleur, l’ONG est, cependant, parvenue à retrouver la porte d’entrée, révé­lant les marques de NSO, utilisée pour infecter le téléphone.

Les éléments techniques re­cueillis par l’ONG montrent qu’il s’agit de voleurs extrêmement compétents, puisque le logiciel malveillant a été installé sans aucune action de la part d’Omar Radi. Dans la vaste majorité des cas, les logiciels espions ont be­soin que la personne ciblée clique sur un lien ou un fichier pour s’installer sur leur téléphone.

Dans le cas du journaliste marocain, les assaillants ont très vraisemblablement intercepté au vol sa navigation Internet et remplacé un site Web qu’il sou­haitait consulter par une page contenant le virus. Cette techni­que, dite d’« injection réseau », «est, en un sens, plus insidieuse et plus difficile à identifier et à dé­ jouer, car elle ne laisse pas vrai­ment de traces », explique Claudio Guarnieri, qui dirige le laboratoire de sécurité d’Amnesty Internatio­nal, et a étudié l’appareil d’Omar Radi. « Tout se passe de manière quasiment invisible. »

Réaliser ce type d’attaque n’est possible que dans deux cas : soit avec la collaboration de l’opé­rateur téléphonique de la victime, soit en ayant recours à des équi­pements d’espionnage de proxi­mité conçus pour intercepter le trafic du téléphone « à la volée ». Des équipements que NSO a jus­tement déjà présentés dans cer­tains salons professionnels. Dans les deux cas, il faut disposer de moyens importants, ou de com­plices très haut placés, pour par­ venir à installer de la sorte un lo­giciel espion sur un smartphone.

Les soupçons d’Amnesty se portent sans surprise sur les ser­vices de sécurité marocains : l’en­treprise NSO ne fournit officielle­ment son service d’espionnage, très onéreux, qu’aux Etats et aux forces de sécurité. Et M. Radi, qui a publié plusieurs enquêtes sur la corruption au Maroc, couvrait no­tamment les manifestations anti­ gouvernementales dans la région du Rif. C’est d’ailleurs pour son Tweet dénonçant la condamna­tion à des peines de prison de mi­litants de ce mouvement qu’il a été condamné à la mi-­mars.

« Je m’en doutais un peu »

Les éléments techniques recueillis par Amnesty International mon­trent que son téléphone a été attaqué dans les jours suivant son in­culpation, après une première offensive en début d’année 2019. Les autorités marocaines n’ont pas donné suite aux sollicitations du consortium Forbidden Stories.

Lorsque Amnesty a expliqué à Omar Radi qu’il avait été mis sous surveillance, cela ne l’a pas véritablement surpris : « Je m’en doutais un peu. Les autorités ma­rocaines sont acheteuses de toutes les solutions possibles et imagina­bles de surveillance et d’espion­nage. Elles veulent tout savoir », a expliqué Omar Radi dans un entretien réalisé par le collectif Forbidden Stories au nom de tous les médias partenaires.

Les révélations d’Amnesty vont relancer un débat lancinant, celui d’une industrie opaque dont les productions sont régu­lièrement utilisées contre des journalistes ou des militants des droits de l’homme.

Sollicité par les membres de For­bidden Stories, un porte­parole de NSO a refusé «de confirmer ou d’infirmer le fait que les autorités en question ont utilisé [leur] tech­nologie », citant des accords de confidentialité avec ses clients. Utilisant des termes rarement employés par l’entreprise, ce por­te­parole s’est, cependant, dit « profondément troublé » par les révélations d’Amnesty Internatio­nal. « Nous étudions ces informa­tions et lancerons une enquête si nécessaire », a­ t­'il poursuivi.

« En accord avec notre politique en matière de droits de l’homme, NSO prend au sérieux notre responsabilité de protection de ces derniers. Nous nous sommes engagés à éviter de causer, de contribuer ou d’être directement liés à des impacts négatifs sur les droits de l’ homme », explique­ t­on de même source.

En 2019, après son rachat par le fonds d’investissements britan­nique Novalpina Capital, NSO s’était, en effet, engagée à mettre sur pied un «comité de la gou­vernance, des risques et du respect des règles juridiques ». Trois jours après l’annonce de ces « nouvel­ les règles pour la protection des droits de l’homme», le téléphone d’Omar Radi était pourtant visé par un logiciel espion.

29/04/2020

Libre-échange: l’UE signe un accord avec le Mexique

La Commission européenne a annoncé ce mardi l’aboutissement des négociations pour un accord de libre-échange entre l’UE et le Mexique, lancées en 2016. Malgré la crise du Covid-19, le libre- échange reste un pilier de l’Union.

La Commission européenne a apporté ce mardi 28 avril la preuve que la pandémie en cours ne remettait en cause aucune de ses certitudes en matière de libre- échange : son commissaire au commerce, le conservateur irlandais Phil Hogan, a annoncé l’aboutissement des négociations d’un accord de libre-échange avec le Mexique, lancées en 2016.

« Tandis que la plupart de nos efforts des derniers jours portaient sur la crise du coronavirus, nous avons aussi fait avancer notre agenda pour un libre-échange ouvert et juste, un agenda qui reste très important », s’est réjoui Hogan. Un accord intermédiaire avait été conclu en 2018. Le parcours reste encore long, avant une éventuelle entrée en vigueur de ce nouvel accord : la mise en conformité juridique du texte consolidé – qui peut prendre de longs mois –, puis sa ratification, au Parlement européen, puis par chacune des capitales de l’UE.

Le Mexique, qui compte 128 millions d’habitants, est le deuxième partenaire commercial de l’UE en Amérique latine, après le Brésil. Les partisans du texte assurent que 400 000 emplois dans l’UE dépendent déjà, directement ou non, des exportations européennes vers le Mexique, et que ce nombre progressera dans les années à venir. Cet accord de libre- échange, qui prévoit, selon l’exécutif européen, le respect de l’Accord de Paris, a valeur de test, alors que l’avenir du texte de libre-échange en chantier entre l’UE et le Mercosur (dont le Brésil et l’Argentine), semble bien incertain.

Les journaux vous expliquait comment Hogan mettait la pression sur certains de ses services pour boucler des accords, en pleine pandémie. Alors que la crise du Covid-19 relance les débats sur la nécessité d’une « démondialisation », Phil Hogan a défendu une nouvelle fois, dans un entretien au Financial Times le 23 avril, les vertus du libre-échange à ses yeux : « L’autonomie stratégique ne signifie pas que nous devons faire de l’auto-suffisance notre objectif. » Et d’insister : « Étant donné la complexité des chaînes d’approvisionnement de l’Union européenne, ce serait un objectif impossible à atteindre. »

Au Parlement européen, les délégations du PPE (dont LR) et Renew (dont Renaissance - LREM) se sont félicités de cet accord, mardi en fin d'après-midi, la première y voyant une « lueur d'espoir » dans la crise en cours.