30/07/2018

Reglement de comptes au sein du ministère des Affaires etrangere

Clientelisme entre le ministre Didier Reynders et un homme d'affaires belge


Didier Reynders a sanctionné un ambassadeur, coupable d’avoir fait capoter la demande d’anoblissement de George Forrest. L’ambassadeur déchu l’affirme, dans un PV d’audition explosif à la police federale



Etiqueté MR, Charles Ghislain (à droite), est aujourd’hui à la retraite. Il a couvert Didier Reynders devant la commission d’enquête. Pas devant la police judiciaire fédérale... 


Avez-vous quelque chose à ajouter ? » Il est 14 h 15 environ, le 19 décembre 2017, lorsque les deux agents de la police judiciaire fédérale du Brabant wallon posent cette question à Charles Ghislain, l’ancien ambassadeur de Belgique auprès du Saint-Siège, à Rome. Ils l’interrogent depuis 10 h 08 dans leurs locaux de Baulers, selon le PV d’audition. Son ancien employeur a déposé plainte contre lui. Le SPF Affaires étrangères avait également tenté d’engager contre lui une procédure disciplinaire. Elle n’avait mené à rien. Cette plainte, dans laquelle il est notamment question de remboursements indus de frais de représentation, n’aboutira pas non plus : elle a été classée sans suite par le procureur du Roi de Nivelles. Il faut dire que, ce jour-là, le diplomate fraîchement pensionné – il a fait valoir ses droits à la retraite le 1er décembre 2016 – s’est vigoureusement défendu pendant les quatre heures qui ont précédé, et qu’il voit alors arriver la rédemption qu’il poursuit depuis plusieurs mois. Alors, « oui », dit-il, il a quelque chose à ajouter, pour expliquer comment son involontaire implication dans la procédure manquée d’anoblissement du milliardaire George Forrest, fin 2014, a
valu une brusque descente aux enfers à ce diplomate chevronné, qui aspirait, après son prestigieux passage au Saint- Siège, à l’encore plus courue ambassade de Belgique à Paris. George For- rest espérait lui être baron, à la fin de 2013. Il ne sera finalement que grand officier de l’Ordre de la Couronne.

« Pas même une chaise pour m’asseoir »


Ce qui a fait passer Charles Ghislain devant la commission d’enquête parlementaire sur le Kazakhgate, c’est sa réponse à une de du plus fidèle collaborateur de Didier Reynders, Jean-Claude Fontinoy, qui le sollicitait en novembre 2013 pour des renseignements sur Jean-François Etienne des Rosaies. Fontinoy a rencontré plusieurs fois George Forrest et le sulfureux Jean-François Etienne des Rosaies, ami de Nicolas Sarkozy, conseiller spécial du grand chancelier de l’Ordre de Malte, personne clé du Kazakhgate et intermédiaire rétribué par George Forrest, notamment pour faciliter son élévation au titre de baron. Jean-Claude Fontinoy l’a concédé devant la commission d’enquête après l’avoir nié, aux commissaires. Dans la Commission d’avis sur les concessions de faveurs nobiliaires installée par le ministre des Affaires étrangères, une personne fait de la résistance : la baronne Martine de Bassompierre, par ailleurs vice-présidente d’une des branches de l’Ordre de Malte en Belgique. Pour emporter son adhésion, le soutien de l’ambassadeur de Belgique auprès du Saint-Siège, et à ce titre représentant de la Belgique auprès de l’Ordre souverain de Malte, aurait pu être utile. Mais Charles Ghislain met en garde Fontinoy contre des Rosaies, dans un mail daté du 5 novembre 2013 : il serait un « personnage typique du monde politique français », « au service d’une galaxie d’intérêts politico-financiers français », et « a plongé notre ami Armand De Decker dans un grand embarras exploité par la presse ».





L'ami des milliardaires le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders 

Ce mail, auquel son destinataire ne répondra même pas, mènera l’ambassadeur à une brutale déchéance professionnelle. « Monsieur Fontinoy s’est empressé de soumettre mon mail à Monsieur le ministre Reynders et au restant du cabinet en faisant savoir que j’avais tout fait capoter », explique Charles Ghislain aux enquêteurs nivellois. « Il fallait quelqu’un qui ne soit ni M. Fontinoy, ni M. Reynders et qui puisse être présenté à M. Forrest comme responsable de l’échec de la tentative d’anoblissement », précise-t-il.

Méprisé par son ministre, il doit quitter son poste romain en août 2014, et se retrouve, pendant six mois au SPF Affaires étrangères, mais sans fonction, sans bureau, sans ordinateur, « sans même une chaise pour m’asseoir », alors que, dit-il, il mettait « un point d’honneur à venir tous les jours au ministère » et, en août 2015, son administration procède à des retenues unilatérales sur ses indemnités. La mise au placard se poursuit par une désignation comme adjoint au comité interministériel pour la politique de siège, poste généralement dévolu à des fonctionnaires juniors, puis par une mise à la pension, fin 2016. Elle est doublée d’une procédure disciplinaire enclenchée pour d’autres motifs, et de cette plainte. Les deux, on l’a dit, n’aboutiront à rien.

L’ambassadeur, sans réponse de Jean- Claude Fontinoy à son mail d’avertissement, cherchera à connaître la raison de ce silence, multipliant les appels et les courriers pendant les mois de no- vembre et décembre 2013. Elle lui sera donnée quelques semaines plus tard, en des termes explicites, par Didier Reynders. « J’évoque une rencontre, au tout début janvier avec le ministre Reynders où il me dit que je l’ai trahi et que ma carrière est finie. J’ai par après revu, une seconde fois, le ministre Reynders qui m’a reconfirmé ces propos. Ma compréhension de la raison de cette attitude est que M. Fontinoy s’est servi du mail que je lui ai adressé pour justifier l’échec de la tentative d’anoblissement poursuivie par le ministre Reynders au profit de M. George Forrest, en vue, en contrepartie, d’obtenir de lui certains avantages », peut-on lire dans son PV d’audition. Plus de quatre ans plus tard, il a donc la même analyse sur la question que Jean-François Etienne des Rosaies lui-même. Celui-ci, dès le 13 décembre 2013, dans un courrier électronique adressé au grand chancelier de l’Ordre de Malte dénonce « les propos outranciers tenus [...] par l’ambassadeur de Belgique au Vatican, qui est sanctionné par Didier Reynders »...

Louis Michel :


« Se débarrasser de Fontinoy » Devant les enquêteurs, Charles Ghislain sollicite quelques témoins à l’appui de sa cause, et pas des moindres. « Cette analyse m’a été confirmée par Madame Martine de Bassompierre, baronne Jonet et par Monsieur André Querton, représentant de l’Ordre de Malte auprès du gouvernement belge. [...] Cette analyse m’a également été confirmée en toute confidentialité par le député européen Louis Michel qui m’a assuré espérer qu’à l’occasion de cette cabale, le MR allait pouvoir se débarrasser de M. Fontinoy. Voilà la raison de l’origine des différentes poursuites que l’administration a engagées contre moi sur instructions de M. Fontinoy », dit-il pour conclure sa déposition. L’audition se terminera à 15 h 18, le mardi 19 décembre dernier à Baulers. Ni Louis Michel, ni Martine de Bassompierre, qui a refusé jusqu’au bout d’offrir à George Forrest ce titre de baron, n’ont répondu à nos sollicitations, tandis qu’André Querton, ancien diplomate lui aussi, ne désire pas faire de commentaire.

Le classement sans suite de cette plainte met-il fin à ce chapitre du Kazakhgate qui démontre la proximité de des Rosaies et de Fontinoy, postérieure aux premières révélations sur les relations entre Jean-François Etienne des Rosaies et la filière kazakhe ? Ou bien, au contraire, ces déclarations, faites devant la police judiciaire, en ouvrent-elles un nouvel épisode ? La commission d’enquête sur le Kazakhgate, qui a entendu deux fois, dont une à huis clos Charles Ghislain, deux fois Jean-Claude Fontinoy et une fois Didier Reynders, a bouclé, fin avril dernier, ses travaux sans resultat.

Mais ces déclarations du 19 décembre à Baulers contredisent une série d’affirmations posées sous serment par plusieurs des personnes auditionnées par la commission d’enquête parlementaire : Charles Ghislain lui-même, Jean- Claude Fontinoy et Didier Reynders. Des trois,il y en a au moins un qui n’a pas dit pas la vérité, comme on dit dans ces moments-là.

Parce que le 15 mai 2017, devant la commission, Charles Ghislain avait affirmé ne pas avoir été mis au placard, qu’il avait besogneusement couvert Didier Reynders et Jean-Claude Fontinoy, et qu’il les découvre complètement dans sa déposition.

Parce que le 5 juillet 2017, lors de son deuxième passage devant la commission, Jean-Claude Fontinoy avait expliqué ne pas avoir d’ordinateur « ni aux chemins de fer, ni au cabinet », ne « jamais utiliser Google », « ne pas se souvenir » de s’être plaint de Charles Ghislain auprès de Didier Reynders, et « ne pas savoir » comment Jean-François Etienne des Rosaies pouvait bien savoir que Charles Ghislain était mis au placard. Il avait, lors de son premier passage le 10 mai, menti en soutenant que personne, et donc pas Charles Ghislain, ne l’avait mis en garde contre des Rosaies, jusqu’à ce que les mails d’avertissement ne soient révélés.

Et parce que, le 14 juillet 2017, devant la commission, Didier Reynders a soutenu le contraire de ce que Charles Ghislain affirme dans sa déposition : « En ce qui concerne l’ambassadeur à Rome – parce que j’ai entendu beaucoup de choses sur le sujet –, je vous confirme que j’ai été assez irrité à son égard, mais pour des raisons qui ont donné lieu à une inspection de poste en 2014, à une enquête disciplinaire et, ensuite, à une dénonciation à la justice par le président du département. Cela n’a absolument rien à voir avec le dossier. [...] Voilà les raisons qui font que j’ai eu effectivement quelques hésitations à l’égard de la suite de la carrière de cet ambassadeur », a- t-il alors expliqué. Contacté, le ministre des Affaires étrangères maintient ces déclarations.

« Tout coupable de faux témoignage sera puni d’un emprisonnement de deux mois à trois ans et privé de l’exercice du droit de vote et d’éligibilité pendant cinq ans au moins et dix ans au plus », dit l’article 9 de la loi du 3 mai 1880 sur les enquêtes parlementaires. Il va falloir que quelqu’un vérifie qui a menti devant la commission d’enquête. Le parquet général ?




28/07/2018

En Espagne les mafias des produits de la mer font la loi

Sans permis, des groupes organisés braconnent, souvent de nuit, mollusques et crustacés en dépit des garde-côtes. Pour un négoce qui rapporte tres gros.



Ma villa sur la plage je me la suis offerte avec l’argent et des couteaux”, me raconte Ramón (son nom a été changé), l’un des plus gros braconniers de Galice. Il assure qu’en une nuit il avait réussi à pêcher 140 kilos de ces mollusques. Ramón est né, a grandi et vit ici, dans les Rías* Baixas [une grande partie de la côte ouest de Galice], où nous discutons à la terrasse d’un bar tandis que la pluie tambourine sur le store. “J’ai commencé à rapporter des fruits de mer à 8 ans. Je suis fils de marin et j’ai dû commencer à gagner ma vie très tôt.” Mais il a choisi de le faire sans permis : il pêche et vend ses produits en toute illégalité. C’est un braconnier. Outre les couteaux, il pêche aussi les coquilles Saint-Jacques et les étrilles.
En apnée ou avec une bouteille. “Quand je plonge, j’ai une voiture qui surveille les alentours et une autre personne qui attend sur place. Une fois, j’ai plongé pendant six heures d’affilée sans bouteille.” Dans les années 1990, le braconnage lui a rapporté des millions de pesetas. Il s’est acheté une villa, un appartement à La Corogne et un autre à Saint-Jacques-de-Compostelle. “Le principal, c’est de garder la tête froide. Je suis toujours en train de regarder dans mon rétroviseur. Si je vois la même voiture trois fois, je prends la tangente et je ne plonge que la nuit, vers 3 heures du matin. Nous sommes quatre ou cinq personnes, très organisées.”

Un combat acharné. À tel point que la garde civile et les garde-côtes de Galice livrent un combat acharné depuis plusieurs années contre ce qui est en train de devenir une véritable mafia. L’autre mafia des côtes de Galice [la première étant celle de la cocaïne]. Selon les données du ministère de la Mer galicien, 73 149 kilos de fruits  de mer pêchés illégalement ont été saisis en 2016. L’an dernier
ce chiffre a atteint les 175 074 kilos. “Nous avons un problème en Galice, il faut le reconnaître, mais je tiens à dire que la situation n’est pas dramatique, estime Lino Sexto, sous-directeur général du Service des garde-côtes de la région. “Nous commençons à remédier à un problème qui est très ancien et contre lequel il est très difficile de lutter.” Aucun braconnier ne s’est jamais retrouvé derrière les barreaux. “Ça ne les dérange pas de payer les amendes, et certains se sentent intouchables”, ajoute Lino Sexto.

À Muxía, un petit village de la Costa da Morte, Moncho do Pesco, un ramasseur de pouces- pieds à la retraite, raconte que les braconniers arrivent sur des hors-bord aux moteurs très puissants et que, en plongeant, ils “nettoient les rochers sous l’eau. Ils prennent la moitié de ces crustacés. Ils peuvent se faire 6 000 euros en une nuit et sortent une nuit sur trois. Je vous laisse faire le compte.”

Suso est chargé de la surveillance du littoral pour la corporation San Telmo de Pontevedra. Les corporations de pêcheurs en Galice sont censées organiser des gardes pour éviter le braconnage. Cet engagement n’est pas toujours respecté et, quand c’est le cas, les pêcheurs ne peuvent pas faire grand-chose. “C’est une mafia.” Suso est très en colère et ne cesse de crier tout en détachant son bateau dans le port de Campelo. “Ils ont mis le feu à ma voiture il y a un mois, et la semaine dernière ils ont cassé les phares de la nouvelle. Hier, ils m’ont agressé et pété les lunettes. Je vais te dire : ils sont pires que des narcotrafiquants”, lance-t-il en mettant  fin à la conversation.
En Galice, il y a des braconniers qui se contentent de quelques kilos de crabes dont des étrilles pour arrondir leurs fins de mois, mais au-dessus d’eux des groupes brassent des milliers d’euros et vendent des tonnes de coquillages, surtout des palourdes, des [saint-jacques] et des couteaux, qui rapportent le plus et peuvent être consommés toute l’année. “Ces groupes sont très organisés, ils gagnent beaucoup d’argent et ne s’en cachent pas. Ils ont des voitures de sport, des grosses cylindrées et ils s’achètent des appartements. Comme s’ils étaient des narcos, explique un pêcheur, membre d’une corporation de la côte. Et c’est d’ailleurs le cas pour certains. Ils trafiquent aussi bien les fruits de mer que les cigarettes et la drogue.” “Le problème, c’est que la majorité des gens savent qui ils sont, explique Lino Sexto. Le braconnage est toléré en Galice. Ces gens ne se cachent pas, au contraire, ils aiment en mettre plein la vue.” Moncho do Pesco, à Muxía, sait très bien qui sont les braconniers. “Mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne vais pas me battre avec eux ! C’est pas mon travail.” À La Corogne, les braconniers vendent leurs pouces- pieds dans les rues de la ville. Et tout part en moins d’une matinée.
Ces organisations n’ont aucun mal à placer leur marchandise.

Javier (dont le prénom a de même été changé) pêche aussi sans autorisation. Contrairement à Ramón, il ne fait pas dans le commerce de gros. “Je veux juste gagner ma vie. Je ne fais rien de mal. Je travaille, c’est tout. Les garde-côtes n’ont rien à me reprocher. Si certains braconniers sont violents, la plupart d’entre nous sont des honnêtes gens qui veulent seulement pouvoir nourrir leur famille.” Dans le port de Marín, à côté de la ville de Pontevedra, Enrique Rodríguez, [autre agent] du Service régional des garde-côtes, nous invite à monter à bord du Irmáns García Nodal, un des bateaux qui surveille les braconniers. Tout en rebondissant sur les vagues de la ría de Pontevedra, Enrique Rodríguez explique que “le service compte huit bases tout le long de la côte, [avec] des pêcheurs qui prennent beaucoup de risques. Ils nous donnent tout le temps des informations : qui va sortir ce soir, qui pêche sans permis. Nous avons toute confiance en eux.”

Ce qui est frappant, comme le dit Ramón, c’est que l’information circule dans les deux sens. “Je connais les heures et les jours exacts où les garde-côtes vont sortir en mer. Nous avons des gens à nous chez eux. C’est pas un problème”, s’amuse-t-il. Et, s’ils sont repérés, ils ne risquent pas de se faire prendre : les braconniers ont les moteurs les plus puissants de l’estuaire. “Il faut mettre l’accent sur les circuits de distribution. C’est la seule solution”, affirme Lino Sexto. Car les organisations de pêche illégale n’ont aucun mal à placer leur marchandise. “Je vends aux meilleurs restaurants de La Corogne et de Saint-Jacques-de-Compostelle. Si je te disais leurs noms, tu ne me croirais pas, raconte Ramón. Je leur donne ce qu’ils me demandent et ils mettent la facture au nom d’un ami pêcheur officiel.” Nous sommes dans un restaurant des Rías Baixas. À la fin de notre conversation, il se lève et me montre l’aquarium vide où devraient se trouver les fruits de mer. “Tu sais pourquoi il est vide ?” C’est le serveur qui répond : “Parce que ça fait un mois que tu ne nous rapportes rien.” Ils éclatent de rire.

Dans l’une des nombreuses corporations de pêcheurs de la Costa da Morte, personne ne veut parler. Les uns après les autres, les hommes refusent de se laisser interviewer dès qu’ils apprennent que c’est au sujet du braconnage. Après une dizaine de refus, un pêcheur finit par s’approcher en chuchotant et demande à rester anonyme. “Tu veux savoir pourquoi personne ne veut parler ? C’est parce que la plupart d’entre eux en croquent. Ils sont aussi braconniers.” C’est ce qu’on appelle le braconnage interne. “Cela représente 95 % des saisies et du problème, dit Lino Sexto. Il y a un sérieux problème avec la limite de prise quotidienne, les tailles minimales de capture et les périodes d’ouverture et de fermeture de la pêche.” Notre pêcheur de la corporation de la Costa da Morte, Moncho do Pesco, poursuit : “Tout le monde enfreint la loi et fait ses petites affaires. Il n’y a pas d’accord ni d’entente. C’est typique de la Galice. Donc tout le monde ferme les yeux sans dénoncer personne parce que chacun à quelque chose à se reprocher.” 

“Il n’y a pas de véritable prise de conscience du problème”, ajoute Lino Sexto. Et Ramón de conclure : “Rien n’a jamais été fait sérieusement pour changer les mentalités. Si on faisait vraiment les choses correctement, si on formait et éduquait les pêcheurs de fruits de mer, le problème serait réglé en deux jours.”

Jusqu'a 2 ans de prison

Comme toutes les pêches, celle des fruits de mer est fortement réglementée le long des côtes galiciennes, très découpées, avec des estuaires où remonte la mer. Chaque année, le gouvernement autonome de la région fixe des périodes d’interdiction – notamment pour les espèces menacées –, des calibrages minimaux pour certains crustacés et mollusques, et délivre des permis de pêche.

Le règlement établit également des contrôles sur la toxicité des produits. Dans le nouveau Code pénal de 2015, la pêche illégale, jusque-là simple infraction passible d’amendes, est devenue un délit faisant encourir de “six mois à deux ans de prison”, notamment pour les récidivistes, rapportait cette année-là le quotidien régional La Voz de Galicia. Ce qui n’a pas stoppé les “mafias des fruits de mer”.

18/07/2018

Le belge qui anime le lobby Pro-Monsanto

L’entreprise américaine a été contrainte de publier des centaines de milliers de documents lors de procès menés aux Etats-Unis. Y revient régulièrement le nom du Belge Mark Martens. Qui a bataillé sur tous les fronts pour tenter de convaincre de l’innocuité du Roundup, le désherbant
très controversé produit par Monsanto.


Mark Martens est las. Attablé dans une brasserie de Louvain, il se dit « choqué » et s’insurge contre « ces mauvaises représentations de la vérité. On prétend que j’ai manipulé des données scientifiques pour Monsanto, ce qui est faux. » A bientôt 70 ans, il pensait terminer tranquillement sa carrière de toxicologue comme consultant indépendant, installé dans le Brabant flamand. C’était sans compter sur les « Monsanto Papers » qui, il y a un an, l’ont placé sous les projecteurs d’un procès aux échos médiatiques internationaux.

Les « Monsanto Papers », ce sont des milliers de documents internes à l’entreprise américaine – connue pour la vente de Roundup, désherbant dont le principe actif est le glyphosate (produit chimique dangereux pour l'homme et la nature), que notamment Denis Ducarme, ministre fédéral MR de l’Agriculture, souhaite interdire – rendus publics dans le cadre de procédures menées entre autres en Californie par des centaines d’agriculteurs ou leurs familles. Ces derniers font un lien entre le Roundup et leur cancer du sang. Et cherchent à comprendre : Monsanto a-t-il manipulé des données scientifiques pour cacher la nocivité de son désherbant ?

C’est dans ces documents – courriels, notes internes, études scientifiques – que le nom de Mark Martens apparaît à de multiples reprises. Le toxicologue belge a été employé par Monsanto dès 1989. En 1994, il y devient directeur « Europe - Afrique » de la toxicologie. L’une de ses missions en Europe : consolider les arguments scientifiques en faveur du Roundup et du glyphosate et les faire valoir auprès des autorités européennes. Mission couronnée de succès : en 2002, l’Union européenne autorise l’utilisation du glyphosate et la renouvelle pour cinq ans en novembre 2017.

Les qualités de Mark Martens sont reconnues au sein de l’entreprise. En 2002, il y reçoit le titre honorifique de « fellow ». « Le premier scientifique de Monsanto en Europe à obtenir ce statut », s’enorgueillit-il. Un document interne à l’entreprise, révélé par les « Monsanto Papers », souligne les réalisations du Belge. Son rôle auprès des autorités de régulation y est loué : il a « développé une solide base scientifique pour conserver des approbations réglementaires clés » ; ses performances ont mis à l’abri « le business du Roundup d’effets préjudiciables ».

Vu son rôle influent, Mark Martens a été appelé aux Etats-Unis pour témoigner sous serment dans le cadre des procès contre Monsanto, toujours en cours. « Ma déposition a duré sept heures. Elle était filmée, il y avait les avocats des plaignants, des fonctionnaires... », s’agace- t-il, regrettant qu’on se base « sur des échanges d’e-mails entre collègues, hors contexte, et sélectionnés par les avocats parmi des millions d’autres documents ».

Mark Martens a failli couler le Roundup

Le titre de « fellow » fut une belle consé- cration. Elle n’était pas gagnée d’avance. Surtout lorsqu’on parle de génotoxicité (endommagement du génome qui peut être à l’origine de cancers). L’argument « le glyphosate n’est pas génotoxique », qui a convaincu l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) et l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), en 2015 et 2017, a été construit au début des années 2000, et Mark Martens y a participé. Dans les années 1990, quatre études menées par des universitaires tendaient à prouver que le glyphosate était génotoxique. « Mark Martens a eu pour mission de trouver un expert scientifique externe et réputé pour les discréditer », explique Kathryn Forgie, l’une des avocates des plaignants. Le Belge rétorque qu’il s’agissait simplement « de vérifier la véracité des résultats, car ils allaient à l’encontre de toute une base de données qui, uniformément, était négative ».

Il se tourne alors vers le Royaume-Uni et contacte James Parry, spécialiste en génotoxicité à l’université de Swansea. Celui-ci analyse les quatre études et transmet un rapport à Monsanto. Mais il ne les conteste pas ! Pire, il recommande de procéder à davantage de tests : « Les données des quatre études donnent des éléments tendant à prouver que le glyphosate est capable de produire de la génotoxicité, in vitro comme in vivo, par un mécanisme de production de stress oxydatif. » Un mécanisme qui pourrait toucher certains « groupes dans la population humaine ».

Consternation chez Monsanto. Stephen Wratten, l’un des responsables aux Etats- Unis, se demande, dans un e-mail, si James Parry a « déjà travaillé avec l’industrie sur ce genre de projets ». Le 10 septembre 1999, William Heydens, chef de la toxicologie et de l’évaluation du risque, rappelle, dans un courriel collectif, l’essence du travail : « Trouver quelqu’un qui est à l’aise avec le profil génotoxique du glyphosate ou du Roundup et capable d’influencer les scientifiques et les personnes en charge de la régulation [...]. Parry, actuellement, n’est pas cette personne. Ça nous coûterait beaucoup de temps et de $$$ pour qu’il le devienne. Nous devons chercher quelqu’un d’autre car nous n’avons pas fait beaucoup de progrès dans ce domaine (NDLR : la génotoxicité) pour lequel nous sommes actuellement très vulnérables. »

Une autre toxicologue de Monsanto, aux Etats-Unis, Donna Farmer, en voudra longtemps à Mark Martens d’avoir confié le glyphosate aux bons soins du docteur Parry, comme l’atteste ses propos d’octobre 2001 : « Mark n’a pas géré tout ça correctement, à tel point qu’on a failli se retrouver avec Parry qualifiant le glyphosate de génotoxique. »

Mark Martens et Monsanto affirment que les effets de stress oxydatif constatés lors de différentes expériences ne sont pas directement engendrés par le glyphosate mais sont des effets indirects des conditions propres à chaque expérience (doses trop fortes de l’acide de glyphosate ou d’adjuvants sur des cellules, injection de glyphosate ou de Roundup par l’abdomen, ce qui ne reproduirait pas les conditions réelles d’ingestion, etc.). En février 2001, Mark Martens et Richard Garnett, un autre cadre de Monsanto, rencontrent James Parry dans son bureau, pour lui « vendre » cette version. Selon les mots du Belge, dans un e-mail aux dirigeants de Monsanto, la discussion a démarré dans « une atmosphère tendue », il a fallu du temps pour « retourner la situation » mais Parry est désormais « convaincu que le glyphosate n’est pas génotoxique ». « Je lui ai transmis toutes les études de muta-génèse menées par Monsanto le démontrant », enchaîne Mark Martens. Version jamais corroborée par James Parry, décédé sans avoir rédigé de rapport en ce sens.

En mars 2015, les experts du Centre international de recherche sur le cancer (organe des Nations unies) estimaient que les éléments de preuve d’une géno- toxicité du glyphosate étaient « forts ».

Pénétration cutanée du glyphosate : le mensonge de Monsanto ?


Dans quelle mesure le glyphosate pénètre-t-il dans la peau humaine ? Au cabinet d’avocats californien Baum Hedlund, qui défend des victimes dans l’action collective, on résume la situation : « Monsanto a prétendu continuellement que le glyphosate est un produit sûr car il n’est absorbé par la peau qu’en faibles quantités et qu’il est éliminé rapidement après absorption. Cet argumentaire fait complétement abstraction du rôle significatif des surfaçants présents dans le Roundup. » Les surfaçants sont des adjuvants qui aident le glyphosate à pénétrer dans les plantes et sont réputés plus toxiques que le glyphosate. Mark Martens l’admet : « Lorsqu’il y a des effets du Roundup sur la santé humaine, ils sont dus à la présence de surfaçants. A des concentrations élevées, le surfaçant peut irriter les yeux. »
De là à reconnaître que la pénétration cutanée du glyphosate est facilitée par les surfaçants... Récemment interrogée par la justice américaine, Donna Farmer déclarait qu’elle n’était « pas en possession des données » permettant de l’affirmer. Les documents internes à l’entreprise révèlent pourtant que la toxicologue était au courant, comme une partie des cadres. Ainsi Richard Garnett, qui admettait, dans un e-mail de 2009, que « l’absorption, la distribution [...] et l’excrétion ont toujours été la faiblesse de notre argumentaire ». L’exposition cutanée est même le « plus grand risque d’ex- position » pour les utilisateurs, écrivait- il un an auparavant. L’un de ceux qui aura permis à Monsanto d’en prendre conscience n’est autre que Mark Martens. Dans le brouillon d’une note confidentielle de juillet 2001, il expose qu’à la base, les interactions qui peuvent être attendues entre la peau et le glyphosate sont « de faible intensité ». Puis il détaille : « Les surfaçants sont en mesure d’intensifier l’absorption du glyphosate dans la peau. »

Cet écrit est au cœur du procès contre Monsanto. « Car il confirme que les surfaçants présents dans le Roundup contribuent à ce que le corps humain absorbe des doses plus importantes d’un produit chimique cancérogène », épingle-t-on chez Baum Hedlund. Mark Martens rétorque « qu’il ne s’agissait que d’un brouillon, d’un texte en voie de discussion ». Donna Farmer, dans sa déposition, ne dit pas autre chose : « Ce document brasse toutes sortes de théories. Il ne s’agissait que d’une proposition, pas de résultats finaux. » Par ailleurs, « je n’ai pas écrit ce document. Mon nom n’y figure pas. »

Pour les avocats des plaignants, le document de Mark Martens « combiné avec d’autres données encore confidentielles confirment soit que Monsanto baignait délibérément dans le déni, soit mentait purement et simplement au sujet de la dangerosité du Roundup ». D’autres informations des « Monsanto Papers » y donnent du crédit. En 2001, le bureau européen de Monsanto, dirigé par Mark Martens, commande une étude à TNO, institut scientifique basé aux Pays-Bas, sur la pénétration cutanée du glyphosate, avec et sans surfaçants. Les expériences sont faites sur des rats. Les premiers résultats mécontentent Monsanto. Certaines données produites par TNO tendaient à démontrer que le glyphosate, lorsqu’il est accompagné de surfaçants, « pouvait être absorbé jusqu’à dix fois plus par
la peau que sans surfaçants », relève Baum Hedlund.

William Heyden panique. Dans un mail du 2 avril, il alerte que cette étude a le « potentiel de faire voler en éclats les évaluations du risque du Roundup (avec une pénétration cutanée plus élevée que jamais) ». Face aux réactions de Monsanto, qui remet en cause la méthodologie et l’intégrité de l’étude, TNO propose de refaire les tests. Mais ce ne sera pas fait. L’étude sera pourtant rendue à son commanditaire, en juin 2002, mais pas transmise aux autorités. Mark Martens s’en souvient : « Il s’agissait d’une étude expérimentale. Nous utilisions des formulations artificielles qui n’existaient pas sur le marché. Le test avait échoué. Il y avait des anomalies de balance radioactive, des variations inacceptables. Le laboratoire lui-même avait refusé de valider ce test qui ne pouvait pas être utilisé dans un contexte réglementaire. »

Johan van Burgsteden était le technicien en charge de l’étude pour TNO. S’exprimant « uniquement parce que ces documents sont désormais accessibles publiquement », il se dit « étonné que cette étude n’ait pas été remise aux autorités. Elle avait été menée dans le respect des normes GLP (Good Laboratory Practice de l’OCDE). Ce qui implique une vérification externe par une unité de contrôle de la qualité. Les résultats étaient assez pauvres et n’auraient peut- être pas été acceptés comme tels par les autorités mais, pour autant, on ne peut parler de test “échoué”. Dans ce type de cas, ce sont les experts des autorités qui interprètent les résultats pour leurs évaluations des risques, pas Monsanto ni le laboratoire. Car même avec des variations anormales, les valeurs d’absorption cutanée sont intéressantes. Et elles existaient dans ce cas précis. »

En 2004, Mark Martens a quitté Monsanto pour l’industrie pharmaceutique. Il s’est ensuite mis à son compte en tant que consultant. Aujourd’hui encore, il le maintient : « Le Roundup, lorsqu’il est utilisé dans des conditions normales, est un produit anodin. Je n’en ai jamais douté. ».

Mark Martens, le retour


En novembre dernier, l’Union européenne a renouvelé pour cinq ans l’autorisation du glyphosate, l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) et l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) ayant conclu que le glyphosate n’est ni génotoxique ni cancérogène. A Bruxelles, face aux agences, les producteurs de glyphosate, dont Monsanto, sont représentés par la Glyphosate Task Force (GTF). En 2016, elle a embauché Mark Martens pour expliquer les propriétés du glyphosate au comité d’évaluation des risques de l’Echa. Son rôle apparaît plus précisément dans un document découvert dans les « Monsanto Papers ». Il s’agit du « plan d’action » de Monsanto à l’endroit de l’Echa. Plus qu’un plan de lobbying, c’est un véritable plan d’espionnage et d’influence, au cœur duquel Mark Martens joue un rôle important. On y découvre qu’il s’agira de convaincre des experts indépendants de se prononcer contre une éventuelle classification « Stot-Re » (toxicité spécifique pour certains organes ciblés – exposition répétée). Il faudra aussi « avoir un toxicologue lors des réunions de l’Echa ». C’est Mark Martens qui s’y collera. Le plan prévoit encore d’influencer les membres du comité d’évaluation des risques de l’Echa « sans les approcher ». Monsanto propose d’élaborer de véritables fiches de renseignement sur chacun des membres de ce comité où l’on trouverait les informations suivantes : « Qui sont-ils, quelles sont leurs affiliations, quelle
est leur réputation, etc. » Il s’agira enfin d’identifier des « personnalités clés » en mesure
de les influencer et de « comprendre les positions/inquiétudes de chaque membre du comité ». Martens affirme ne pas connaître l’existence de ce document. ...

14/07/2018

Le grand retour des espions russe

La guerre du renseignement fait rage entre Moscou, Londres et Washington. l’affaire Skripal montre que tous les coups semble permis

espionnage



L’affaire Sergueï Skripal a porté à son apogée la pire crise politique née entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide. Elle a eu pour conséquence un chassé-croisé jamais vu de diplomates expulsés par dizaines d’Europe et des États-Unis, comme de Russie. La tentative d’empoisonnement de l’ancien agent double russe constitue un nouvel épisode dans la vieille guerre qui oppose les services de renseignement russe et britannique. Elle a fait suite à l’affaire de l’ingérence de Moscou dans les élections américaines. Les espions sont donc de retour, sur la scène diplomatique comme dans la fiction. Pourtant ils ne sont plus tout à fait les mêmes que dans les romans de John le Carré.

Russie- Angleterre, une saga d’espionnage


Pourquoi la guerre des services secrets se joue-t-elle sur le sol britannique ? Les Anglais
ont tout fait pour cela, considère ce journal russe. La succession de morts mystérieuses de fugitifs russes [depuis quelques années] à Londres nous amène une fois de plus à nous poser la question : pourquoi cette liquidation massive de transfuges a-t-elle précisément lieu sur les îles Britanniques ? En effet, rien de tel ne se produit dans les autres pays occidentaux. Pourquoi la plus grande colonie d’opposants au Kremlin s’est-elle installée justement en Grande-Bretagne, et pourquoi la guerre des espions russes et britanniques a-t- elle continué après la fin de l’Union soviétique et la guerre froide ? La réponse mêle histoire, psychologie et géopolitique. Beaucoup de travaux ont été écrits sur le sujet, mais j’aimerais souligner quelques points importants. Sans cela, impossible de comprendre ni l’affaire Skripal, ni l’affaire Litvinenko*, ni les autres “moments marquants” de cette interminable saga d’espionnage.

L’Angleterre est le pays de l’espionnage par excellence. 

À l’époque élisabéthaine déjà, sa situation insulaire et ses ressources limitées ont poussé Londres à faire de l’espionnage et de la diplomatie ses principaux outils pour assurer son hégémonie mondiale. Sir Francis Walsingham créa sur ordre d’Élisabeth Ire un service secret de la couronne et put ainsi déjouer nombre de conspirations, tant intérieures qu’internationales. Le célèbre auteur dramatique et poète Christopher Marlowe fait partie de ses informateurs. Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver et Daniel Defoe, créateur de Robinson Crusoé, furent tous deux liés au renseignement.

Opposants à la tyrannie. 


Au siècle suivant, l’Angleterre s’imposa dans le jeu politique européen par la diplomatie et l’espionnage en usant avec succès du principe “diviser pour mieux régner”. Disputant à la France l’hégémonie mondiale, les Anglais “empoisonnèrent” copieusement la vie de Napoléon en finançant des complots, des coalitions, et pour finir l’insurrection vendéenne. La célèbre série télé britannique Sharpe montre comment les Anglais soutenaient activement la résistance espagnole dans les territoires occupés par les troupes napoléoniennes.

Lui aussi agent des renseignements britanniques, le colonel Lawrence (d’Arabie) entra dans l’histoire de l’espionnage par le travail colossal qu’il accomplit durant la Première Guerre mondiale pour la destruction de l’Empire ottoman en soutenant la révolte arabe dans la péninsule Arabique et en Palestine. La “piste britannique” mène aussi vers la Russie : la participation des Anglais à l’assassinat de l’empereur Paul Ier et de Grigori Raspoutine n’est pas exclue.

L’un des grands principes de la politique britannique consiste depuis toujours à accueillir tous les dissidents, “opposants à la tyrannie”, et plus largement les individus ayant enfreint les lois de leur pays. À commencer par le libre-penseur français Voltaire (au milieu du xviiie siècle), le Royaume- Uni fut le refuge de dizaines de milliers de “dissidents” de tous pays, du révolutionnaire allemand Karl Marx aux membres de mouvances islamistes. Les transfuges d’URSS et de Russie constituent une catégorie à part dans ce forilège : on y trouve l’ancien colonel du KGB Oleg Gordievski, le dissident Vladimir Boukovski, le “chef de guerre” tchétchène Akhmed Zakaev et beaucoup d’autres.

L’hospitalité britannique se fonde sur un calcul pragmatique : en accueillant des fugitifs, Londres dispose d’un moyen de pression efficace sur les pays concernés, à des fins de négociation politique comme de chantage. Il y a aussi un intérêt maté- riel : des hommes aux fortunes douteuses venus des quatre coins du monde, et de Russie en premier lieu, s’empressent de rejoindre l’Angleterre et y remplissent les caisses du fisc. Les espions livrent des informations, les évadés fiscaux transfèrent leurs capitaux, et ces avantages contrebalancent tout éventuel désagrément diplomatique. La porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zakharova, a rappelé récemment que la Russie attendait l’extradition depuis le Royaume-Uni de pas moins de quarante citoyens russes inculpés.

Il ne faut pas non plus oublier la mentalité de la classe dirigeante britannique. L’espionnage comme sport à l’échelle internationale, voilà qui répondait au “goût du risque” cultivé par les gentlemans anglais, attirant vers le renseignement les rejetons des meilleures familles aristocratiques. Si dans d’autres cultures nationales on se montrait pour le moins réticent à l’égard de la profession d’espion, en Angleterre elle s’est nimbée d’une auréole de noblesse et d’un certain romantisme. Un fait qui se reflète dans la littérature, le cinéma et la culture populaire. Rien qu’au xxe siècle, nombre d’écrivains célèbres furent liés au renseignement britannique : William Somerset Maugham, Graham Greene, Anthony Burgess, Ian Fleming, John le Carré, Frederick Forsyth et Arthur Koestler.

Ce n’est pas pour rien que l’Angleterre est considérée comme la patrie du thriller d’espionnage. Aucune autre culture n’a aussi largement et minutieusement exploré le thème de l’espionnage. La liste est infinie, contentons-nous de citer quelques chefs-d’œuvre, tels que Les 39 Marches (Alfred Hitchcock, 1939), Le Troisième Homme (1949), L’Espion qui venait du froid (1965), Ipcress, danger immédiat (1965), sans parler de l’éternelle série des James Bond (Bons baisers de Russie, etc.), pour finir avec le blockbuster Kingsman : Services secrets. L’amour des Britanniques pour l’espionnage s’explique par le fait qu’ils en comprennent l’utilité et s’en servent à des fins politiques.

Cet “art” étant si apprécié, l’élite politique anglaise en a accepté les règles et les risques jusqu’à la dernière décennie. Avec l’affaire Litvinenko, et plus encore l’affaire Skripal, les gentlemans semblent avoir perdu leur sang-froid légendaire. Manifestement, la Russie et tout ce qui s’y rapporte les irrite au plus haut point. C’est ainsi qu’à l’espionnage se combine la russophobie. La superposition de ces deux traditions – russophobie et espionnage – explique en grande partie cette confrontation qui dure depuis des décennies et qui a depuis longtemps dépassé le cadre habituel du renseignement.


La russophobie est apparue en France et en Angleterre après les guerres napoléoniennes, lorsque la Russie est devenue une puissance influente sur le continent. C’est clairement dans les années 1830, avec les soulèvements polonais contre l’Empire russe, que la russophobie européenne a pris forme. Il ne s’agissait pourtant pas tant de solidarité avec les Polonais que d’une volonté d’affaiblir la Russie. Les relations de l’Angleterre avec la Russie se tendirent encore avec la “question d’Orient” et le destin des détroits du Bosphore et des Dardanelles, ce qui provoqua la guerre de Crimée (1853-1856) et ce qu’on appela le Grand Jeu – cet affrontement géopolitique (mettant à contribution renseignement et diplomatie) entre le Royaume-Uni et la Russie dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Dans les années 1855-1865, Alexandre Herzen et Nikolaï Ogarev publiaient à Londres, sous le regard bienveillant des autorités britanniques, les premières revues russes antigouvernementales qui eurent une influence déterminante sur l’intelligentsia russe libérale. Au début du xxe siècle, l’Angleterre devint l’un des principaux refuges pour l’émigration dissidente russe, en particulier les socialistes révolutionnaires, les mencheviques et les bolcheviques. C’est à Londres que se déroulèrent les IIe et Ve congrès (1903, 1907) historiques des sociaux-démocrates russes, auxquels participa Lénine et où le bolchevisme fut institué en tant que mouvement. La majeure partie du financement du Ve congrès provenait des industriels britanniques, sympathisants de la révolution russe.

À l’exception des deux guerres mondiales, au cours desquelles la Russie (l’Union soviétique) et la Grande-Bretagne furent alliées, la guerre des espions et de l’information n’a jamais cessé entre les deux nations. Il suffit de rappeler l’affaire Lockhart (1918), l’opération Trust et Sidney Reilly (1925), ce dernier ayant été surnommé le “roi des espions” en Angleterre et ayant inspiré à Ian Fleming le personnage de James Bond. L’histoire a également retenu le cas des Cinq de Cambridge (des superagents légendaires recrutés par l’Union soviétique dans les années 1930, dont le fameux Kim Philby). La concurrence entre les services devint particulièrement vive durant la guerre froide, qui dura de 1946 à 1991. Les noms des “héros” et des traîtres de cette guerre sont bien connus. L’affaire Profumo, du nom du ministre de la Défense britannique, fit en particulier sensation, provoquant la démission de ce dernier en 1963. L’histoire de l’escort-girl Christine Keeler, qui entretenait parallèlement une liaison avec Profumo et avec l’officier du renseignement militaire soviétique Evgueni Ivanov, a captivé les Britanniques comme un passionnant jeu d’espions. En 1971 eut lieu la plus importante expulsion de diplomates soviétiques de l’histoire, avec 105 agents contraints de quitter Londres.

Après la chute de l’URSS, le répit se révéla de courte durée : dès la fin des années 1990, l’affrontement entre les services reprit de plus belle. Londres devint tout à la fois le refuge des oligarques russes, des criminels économiques, des espions transfuges et de toutes sortes d’opposants à Moscou. Le plus célèbre d’entre eux, l’oligarque Boris Berezovski, mourut dans des circonstances non élucidées en 2013. L’opposition russe à Londres, activement exploitée par les services de renseignement britanniques, est cependant devenue dans une large mesure incontrôlable et agit selon ses propres règles. C’est précisément la raison de toute une série d’assassinats inexpliqués qui dépassent les compétences et la logique du renseignement classique et qui, vraisemblablement, servent les intérêts de quelques tierces parties. Le préjudice politique de ces exécutions pour l’exemple est énorme. Les Britanniques, c’est manifeste, sont devenus les otages d’un système qu’ils ont eux- mêmes créé. L’Angleterre n’a pas fini de se plaindre et de s’offusquer de la mort de transfuges russes, puisqu’elle a elle-même écrit les règles de ce jeu où la guerre internationale des services secrets se joue précisément sur son territoire. Cela ne concerne pas uniquement la diaspora russe, mais aussi les islamistes qui ont obtenu l’asile politique avec le soutien des services secrets locaux et qui sont aujourd’hui hors de contrôle, commettant nombre d’actes terroristes sur le sol de leurs hôtes.