27/03/2019

COMMENT DEVENIR UN BON PRÉSIDENT DE CONSEIL D’ADMINISTRATION


LA CLÉ DU SUCCÈS : RAPPELEZ-VOUS QUE VOUS N’ÊTES PAS LE P-DG.




PDG


La plupart des présidents de conseil d’administration (CA) sont des leaders expérimentés. La moitié des présidents de CA des 500 sociétés servant de base à l’indice boursier S & P 500 sont également P-DG de leurs sociétés, et la grande majorité des autres sont d’anciens P-DG. Mais l’étroite association des deux fonctions n’est pas sans poser de problèmes. Il est difficile, pour un conseil d’administration présidé par le P-DG, de servir d’organe de contrôle de ce même P-DG. C’est précisément la raison pour laquelle, suite aux scandales des années 1990 et du début des années 2000, de plus en plus de sociétés ont choisi de dissocier les deux fonctions. Toutefois, la séparation peut être à l’origine d’un autre problème : lorsque le président du CA n’est pas le P-DG de la société, il existe un réel danger qu’il ou elle commence à se comporter comme un P-DG bis, semant la dissension et la confusion parmi les hauts dirigeants de la société.

Mais alors, quelles bonnes pratiques un président de CA doit-il respecter, et en quoi ces pratiques diffèrent-elles de celles qu’observent traditionnellement les P-DG et les cadres dirigeants ? Pour répondre à ces questions, l’Insead Corporate Governance Centre a initié un projet de recherche : l’enquête portait sur 200 présidents de CA provenant de 31 pays, et incluait 80 interviews de présidents de CA d’une part, 60 interviews de membres de CA, actionnaires et P-DG d’autre part. En dépit de divergences contextuelles (liées le plus souvent à la structure de propriété des entreprises et, dans une moindre mesure, à la culture nationale), il s’est dégagé un consensus assez remarquable sur les qualités d’un bon président de CA.

Les personnes interrogées s’accordaient à dire qu’un président efficace devait donner le leadership non pas à l’entreprise mais au CA, en lui permettant de fonctionner comme la plus haute instance de la société. Comme le formulait l’une des personnes interrogées : « Le président est responsable du conseil d’administration et le représente, tandis que le P-DG est responsable de l’entreprise et en est le visage public. » Cette distinction fondamentale explique en quoi la tâche du président de CA diffère de celle du P-DG, et en quoi elle requiert des compétences et des pratiques bien spécifiques. Nous avons sérié les prérequis sous la forme de huit règles que nous explicitons ci-après, et proposons des exemples de leaders qui les mettent en pratique.



RÈGLE #1
SOYEZ UN ACCOMPAGNATEUR

Plus de 85% des présidents de CA sur lesquels a porté l'étude avaient été P-DG à un moment ou à un autre. Comme tels, ils s’épanouissaient en élaborant une vision, en prenant des mesures audacieuses, en recrutant des collaborateurs, en donnant des ordres, en assumant des responsabilités et en montrant l’exemple. Tendus vers l’action – et les résultats – ces décideurs étaient habitués à être des stars.

Mais en accédant à la présidence d’un conseil d’administration, presque tous constatèrent que les compétences et les traits de caractère qui avaient fait d’eux des P-DG performants n’avaient que peu d’utilité – voire étaient contre-productifs – dans leur nouvelle activité. Voici ce que raconte Diane Beelarts, une P-DG belge (si toutes les anecdotes rapportées ici sont réelles, les noms et certains détails concernant les protagonistes ont été modifiés de façon à garantir leur anonymat).

« Lorsque j’ai été nommée présidente du CA, le plus difficile pour moi a été de me départir de mon activisme de P-DG, déclare-t-elle. Dans un premier temps, j’essayais toujours de trouver moi-même la meilleure solution au problème posé avant de proposer mes idées aux membres du CA, plutôt que de mettre en place un groupe de discussion. Et puis j’ai compris que cela déconcertait certains membres et limitait l’effort collectif de recherche. Mais je n’ai admis cela qu’après avoir participé à un séminaire auquel assistaient des présidents de CA chevronnés. Et même alors, j’ai eu beaucoup de mal à changer mes habitudes. En travaillant avec un coach, je suis parvenue progressivement à apporter mon aide aux membres du conseil dans leur action plutôt qu’à agir moi même. Maintenant, je tire beaucoup de satisfaction à voir le CA parvenir à une bonne décision sans que j’aie interféré en quoi que ce soit. »

A l’instar de Diane Beelarts, les meilleurs présidents de CA de notre étude ont appris à ne pas imposer leurs réponses ni à essayer de mener le jeu. Notre recherche montre que trois caractéristiques les distinguent :

• La retenue. Comme l’expliquait une personne interrogée aux Etats-Unis : « Si vous désirez occuper le devant de la scène, cherchez un autre job. Les bons présidents mettent en place les conditions qui permettent aux autres de briller. » Et quand il était demandé aux personnes interrogées de préciser quels étaient, chez les présidents de CA, les comportements propres à assurer des réunions fructueuses, les réponses allaient dans le même sens : « faire preuve de retenue », « éviter l’autoritarisme », « savoir laisser de la place aux autres ». Un bon président parle peu. Ses interventions se concentrent sur le déroulement de la séance et sur les personnes plutôt que sur le contenu ; et son discours est positif. Ainsi, Diane Beelarts applique deux règles : éviter l’emploi du pronom « je » et ne jamais monopoliser plus de 10% du temps de parole. 

• La patience. Les bons présidents de CA sont passionnés par leur travail, mais cette passion est tempérée par leur capacité à marquer une pause et à réfléchir. Plutôt que de se hâter pour en terminer rapidement, ils s’efforcent de s’appliquer. Ils encouragent l’introspection et la réflexion. A la fin de chaque réunion, par exemple, Diane Beelarts demande à chacun des membres de donner son avis sur le déroulement de cette réunion. Le jour suivant, elle rencontre le P-DG pour en discuter. Et le troisième jour, elle relit ses notes et réfléchit.

• La disponibilité. La majorité des présidents de CA qui ont fait l’objet de notre étude détenaient un contrat à temps partiel avec leur société. Néanmoins, ils étaient pleinement investis dans leur tâche de président et y consacraient le temps nécessaire, quel qu’ait été leur engagement. Le président de CA américain de deux entreprises cotées en Bourse disposait, dans chacune d’elles, d’un petit bureau où il se rendait le premier mercredi de chaque mois pour la première entreprise, le deuxième mercredi pour la seconde. Lors de chacune de ces journées, il respectait un programme bien établi : un entretien en tête à tête avec le P-DG, puis un entretien avec, à la fois, le P-DG et le directeur financier, suivi d’entretiens avec le conseiller juridique principal et le secrétaire général, et enfin, des entretiens avec un ou deux membres non exécutifs du CA. Il réservait environ trois heures, lors de ces deux journées, pour participer à des réunions. Tous les cadres supérieurs avec lesquels il travaillait savaient qu’il était disponible en permanence au téléphone, et ils n’hésitaient pas à l’appeler en soirée et pendant les week-ends : « Je les remercie toujours de leurs appels, car ils ont besoin de savoir que je me sens concerné et que je suis disponible. »

L'étude mit également en évidence une caractéristique particulière : il n’est pas nécessaire que le président du CA ait une bonne connaissance du savoir-faire technologique. Très peu des bons présidents interrogés y voyaient une nécessité ; la majorité y voyait même plutôt un handicap, du fait que les experts cherchent souvent à apporter des solutions plutôt qu’à mettre en place un processus décisionnel collectif. Nombre d’administrateurs et d’actionnaires partageaient également ce point de vue. Diane Beelarts s’y rallie aussi. Voici ce qu’elle rapporte de sa seconde expérience comme présidente de CA au sein d’une entreprise sans lien avec son expérience précédente : « Il m’était beaucoup plus facile de me concentrer sur la méthode, n’ayant pas de réelle expertise dans ce secteur d’activité ; les autres membres du CA y pourvoyaient. » Avoir une vision d’ensemble, élaborer des hypothèses réalistes et proposer des solutions adaptées, telles étaient, lui semblait-il, les compétences essentielles pour cette fonction.



RÈGLE #2
PRATIQUEZ LE « TEAMING » ET NON LE TEAM BUILDING
David Fitzalan, précédemment P-DG d’une chaîne internationale de magasins venant du Royaume-Uni, s’efforça de mettre en œuvre, au sein du premier conseil d’administration qu’il fut amené à présider, une approche axée sur le team building. Il organisa deux séminaires pour parler des objectifs communs, des règles de fonctionnement et des attentes réciproques des membres du conseil d’administration. Les dix membres assistèrent au premier séminaire (deux d’entre eux, cependant, s’excusèrent et partirent en milieu de séance), mais six seulement se présentèrent au second. David Fitzalan persista néanmoins à œuvrer au rapprochement de ces administrateurs.

Un an et demi plus tard, une évaluation du conseil donna des résultats étonnants : les administrateurs n’appréciaient pas ses eforts à leur juste valeur. Après rélexion, David Fitzalan comprit que ceux-ci ne constituaient pas une équipe au sens traditionnel. Ils ne passaient que peu de temps ensemble (quatre à six réunions de conseil par an, quelques réunions de comité et quelques échanges téléphoniques) et chacun d’entre eux était généralement membre de plusieurs conseils d’administration. Et la plupart occupaient un autre poste ailleurs, à plein temps. Dans un tel contexte, la collaboration devient ce qu’Amy Edmondson, professeure nomme le « teaming » : le regroupement momentané d’experts, dans le but de résoudre des problèmes auxquels ils se trouveront peut-être confrontés pour la première et dernière fois. Pour y parvenir, les dirigeants ne doivent plus chercher à définir des valeurs d’équipe ni à instaurer la confiance, mais à délimiter, structurer et répartir rapidement le travail collaboratif.

L’approche de David Fitzalan consiste maintenant à communiquer avec les administrateurs, individuellement, avant les réunions du conseil, en veillant à s’adresser à chacun suffisamment longtemps à l’avance pour préciser les points qui seront soumis à l’ordre du jour. Après la réunion, il assure le suivi (procès-verbal de la réunion, mémos, comptes rendus, appels téléphoniques). Il précise qu’il joint « tous les administrateurs une fois par mois pour savoir comment ils vont, se tenir au courant des dernières informations, discuter de l’ordre du jour de la pro- chaine réunion, en fait pour leur rappeler qu’ils jouent un rôle important dans ce conseil d’administration ».

Durant les réunions du conseil, David Fitzalan fait en sorte de donner à chacun des membres un temps de parole équivalent. Personne ne peut prendre la parole une seconde fois tant que les autres membres n’ont pas exprimé leur point de vue ; et si des questions sont posées, c’est uniquement pour obtenir des clarifications, non pour exprimer une opinion.

David Fitzalan surveille de près le langage corporel – les signes d’ennui, d’irritation ou de mécontentement – de manière à intervenir très rapidement. En cas de désaccord, il laisse l’échange se dérouler jusqu’à ce qu’un consensus émerge. Il rejette généralement le recours au vote pour trancher un différend, car il estime que cela va à l’encontre de l’esprit collaboratif.

Lorsque vient le temps de la décision, David Fitzalan s’efforce de parvenir à une solution bien définie, clairement formulée et transposable concrètement – et veille à ce que chacun des membres la comprenne et y adhère. « Quand j’étais un président novice, je ne me rendais pas compte à quel point les personnes qui participent à la même discussion et écoutent les mêmes propositions peuvent se faire une opinion différente sur leur signification réelle. Il pouvait en résulter, par la suite, des conversations assez désagréables. »

Le Néerlandais Manfred van der Merwe, qui a présidé les conseils d’administration de onze sociétés différentes, applique une procédure d’accueil des membres du conseil très méthodique. Il débute par un entretien en tête à tête avec chacun des membres récemment désignés, entretien au cours duquel il décrit la société, sa stratégie, ses principaux dirigeants, son conseil d’administration et où – c’est là le plus important – il définit clairement ses exigences. Notamment la présence physique obligatoire à toutes les réunions du conseil (« Deux absences et vous êtes viré ! ») ; la préparation minutieuse de ces réunions (« Ne pensez pas prendre connaissance des problèmes en jeu en écoutant les présentations des cadres ; il n’y a pas de présentation. ») ; le développement de la société et la connaissance du secteur ; enfin, l’engagement en termes de temps (« Si vous ne pouvez pas consacrer 15 jours de travail par an à ce conseil d’administration, autant nous séparer tout de suite. »). Le nouveau membre se verra ensuite proposer une série de réunions avec d’autres membres du conseil d’administration et des cadres dirigeants, ainsi que des visites de l’entreprise.

Manfred van der Merwe s’attache aussi à impliquer davantage les membres qui ne participent pas suffisamment aux discussions. Cependant, plutôt que de les interpeller dans la salle du conseil, il sollicite leur opinion avant les réunions et rend compte de leur point de vue au conseil d’administration, en mentionnant leur nom, ce qui suscite souvent une contribution directe. Il réfrène aussi les accès de logorrhée de certains membres grâce à une approche en trois étapes : premièrement, une confrontation directe dans la salle du conseil ; deuxièmement, une conversation en tête à tête ; et troisièmement, un autre tête- à-tête avec proposition d’une assistance professionnelle prise en charge par la société. Si rien de tout cela ne fonctionne, il demande au membre du conseil d’administration de ne plus assister aux réunions et de ne plus se représenter comme administrateur.

RÈGLE #3
C’EST À VOUS DE FAIRE LE TRAVAIL PRÉPARATOIRE

Les présidents inexpérimentés pensent souvent que leur job consiste pour l’essentiel à gérer la dynamique de groupe dans la salle du conseil. Mais les plus chevronnés reconnaissent que les réunions ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Une part importante du travail est consacrée à l’élaboration d’un ordre du jour et à l’établissement d’un dossier d’information. Van der Merwe, par exemple, entame la préparation de l’ordre du jour des réunions un an à l’avance, sollicitant la contribution du P-DG, des autres membres du CA et du secrétaire général. Pour être mis à l’ordre du jour, un sujet doit être stratégique, concret, et être parvenu au stade décisionnel. De plus, il doit être du ressort exclusif du CA. Un ordre du jour ne comporte pas plus de six points. Manfred van der Merwe prévoit toujours un peu de marge pour pouvoir, si besoin, prolonger une discussion, ou aborder un point imprévu. Avant d’adopter un ordre du jour, il en fait circuler le projet auprès des parties concernées.

Il consacre autant d’efforts au dossier d’information. « Les intéressés sont mieux préparés lorsque les documents sont précis, concis et pourvus de bons visuels », précise-t-il. Toutes les présentations sont accompagnées d’un résumé analytique d’une page ; toute proposition d’investissement doit inclure au moins trois options ; et les présentations du management ne doivent pas excéder quinze diapositives. Van der Merwe fixe le format des documents, vérifie la version finale avant diffusion et la fait parvenir aux membres du CA au moins cinq jours avant la réunion.

Le suivi est tout aussi important. Van der Merwe fournit rapidement le procès-verbal de toutes ses réunions aux membres du CA concernés et, le cas échéant, aux principaux dirigeants. Ces synthèses sont orientées vers l’action et incluent des points de vue et des opinions diversifiés, ainsi que des conclusions et des décisions, de sorte que les membres du conseil ne peuvent oublier, ignorer, ou remettre en question des positionnements clés. Le secrétaire du CA surveille la mise en application des décisions et en rend régulièrement compte à Van der Merwe. Si la mise en œuvre d’une décision a été retardée, le président demandera des explications au P-DG.
RÈGLE #4
PRENEZ LES COMITÉS AU SÉRIEUX

Les présidents de CA expérimentés s’accordent à dire que le travail en comités est la clé du succès d’un CA. Manfred van der Merwe l’explique : « Nous faisons les trois quarts du travail lors des réunions de comités. Ces groupes sont restreints, leurs membres possèdent une réelle expertise, et les discussions sont toujours franches. Par définition, les réunions de CA sont plus formelles. Aussi, je m’efforce d’avoir des discussions approfondies au niveau des comités; je leur fais faire tout le travail analytique et préparer les résolutions pour l’ensemble du CA. » 

En tant que président, Manfred van der Merwe décide qui siégera dans quels comités et quels seront les présidents de comité. Tous les mois, il se tient au courant de l’avancement des travaux des comités, s’informe de leurs intentions, des problèmes en suspens, de leurs idées pour l’avenir. Pour s’assurer que les membres des comités assistent régulièrement aux réunions, il les programme (très en avance) de manière qu’elles coïncident avec celles de l’ensemble du CA, sur une période de deux jours. Les réunions des comités se tiennent habituellement dans l’après-midi du premier jour ; elles sont suivies d’un dîner. La réunion plénière du CA se tient le lendemain matin. Lorsqu’il est nécessaire de convoquer une réunion imprévue, il privilégie la visioconférence de façon que le plus grand nombre de personnes puisse y participer.


RÈGLE #5
RESTEZ IMPARTIAL

Si bon nombre des tout nouveaux présidents de CA ont hâte de donner la pleine mesure de leurs connaissances et de leur expérience, la dure réalité n’en reste pas moins que, lorsque la personne qui occupe la présidence a des idées bien arrêtées sur un problème particulier, la productivité du groupe en pâtit.

C’est une leçon qu’a retenue Don McGill, ancien associé d’une société de conseil américaine, qui occupa son premier poste de président de CA voilà douze ans. « Dans ma vie antérieure, je préparais les entrevues avec mes clients en passant en revue idées, cas de figure et modèles susceptibles d’attirer leur attention et, le cas échéant, de contribuer à résoudre leur problème. Quand j’ai été nommé membre du CA, j’ai continué sur cette lancée. Tout en étudiant les documents, je m’efforçais de définir la meilleure décision. Et lorsque j’ai fait mes premiers pas comme président du CA, je procédais de même. Mais je n’appréciais pas les discussions du groupe, et certains membres n’appréciaient pas que je leur soumette des idées en grand nombre. J’en ai même entendu certains murmurer “les conseillers ne peuvent jamais s’empêcher de conseiller”. »

En quête d’une nouvelle approche, il demanda à sa sœur, professeure d’université, comment elle pré- parait ses cours. Et il fut impressionné par le soin avec lequel elle concevait et organisait ses interventions auprès des étudiants. « Cet échange m’a aidé à modifier ma façon de procéder, à planifier les réunions plutôt qu’à rechercher des solutions. » Maintenant, il prévoit à la minute près le temps dévolu au rapport du P-DG, puis à la discussion qui s’ensuivra, et aussi comment celle-ci se déroulera – qui prendra la parole en premier, qui parlera en dernier.

La Canadienne Jane Macleod a suivi une évolution très similaire. Elle présidait son troisième CA lorsqu’elle découvrit le dicton : « Les spectateurs ont souvent une meilleure vue d’ensemble que les joueurs. » Ce qui lui apporta un nouvel aperçu sur la fonction de président de CA : « Si je veux voir l’ensemble du tableau et faciliter le travail du groupe, je ne dois pas participer au jeu. Je dois rester spectatrice et ne pas m’impliquer. » Dans les premiers temps, il lui fut difficile de lâcher prise, de s’abstenir de participer aux discussions. Mais quelques techniques simples l’aidèrent à se départir de ses anciennes habitudes et à en acquérir de nouvelles.

Plutôt que de se poser la question « Quelle est la meilleure solution à ce problème ? », elle se demande maintenant : « Quelle est la meilleure façon d’organiser la discussion autour de ce problème ? » Elle étudie toujours les documents et s’imprègne de tous les détails d’un problème donné, mais, comme Don McGill, elle se focalise sur la façon de structurer les échanges et de répartir les temps de parole pour les exposés préliminaires, les rapports de commissions et les discussions, et sur le choix des membres du conseil qui ouvriront ou fermeront le débat.

Durant les réunions, Jane Macleod concentre son attention sur les propos de chacun des orateurs, observant leur façon de s’exprimer et la réception du discours par les autres membres du groupe. Au début, elle s’autorisait seulement à structurer la discussion, reformulant les propos, synthétisant les solutions proposées et exprimant clairement les projets de résolution. Petit à petit, elle sut discerner en quelles occasions il convenait d’abréger ou de prolonger une discussion, à quel moment il fallait laisser la parole circuler librement, demander à chacun d’exprimer son opinion en une minute, ou réclamer de plus amples explications à l’un ou l’autre des intervenants. Les réunions gagnèrent en dynamique, se mirent moins bruyantes, plus intéressantes et, dans l’ensemble, plus productives. Pour consolider cette nouvelle approche, Jane Macleod programma, à la in de chaque réunion du CA, des mini-évaluations où elle demandait aux membres du conseil de pointer les moments où elle s’était comportée en experte plutôt qu’en animatrice. Toutefois, avec le temps, elle apprit à coiffer sa « casquette d’experte » en cas de besoin, sans pour autant nuire à la qualité des débats. Selon ses propres termes : « Si je m’y prends bien, le CA ne se rend pas compte que c’était l’idée de la présidente. »


RÈGLE #6
MESUREZ LES CONTRIBUTIONS ET NON LES RÉSULTATS

Lorsqu’un P-DG devient président de CA, il recherche souvent des indicateurs lui permettant d’évaluer les performances du conseil. Certains s’adressent même à des consultants en stratégie pour les aider à élaborer des indicateurs de ce type.

Franz Appenzeller, actuellement président des CA de deux multinationales suisses, est plus avisé : « Les décisions prises aujourd’hui par le CA marqueront l’avenir de la société durant des décennies. Il est simpliste de penser que nous pouvons trouver un indicateur ou un ensemble d’indicateurs qui, appliqués à la fin de l’année, nous permettront d’évaluer l’efficacité du conseil. » Un investisseur de fonds privé américain expérimenté ayant désigné quelques centaines de présidents de CA, partage ce point de vue : « Lors d’un entretien, si un aspirant président répond à ma question concernant les performances du CA en recommandant certains indicateurs quantitatifs, c’est pour moi un signal d’alarme. »

Ce qui n’empêche pas Franz Appenzeller de croire fermement à la nécessité d’évaluer le travail du conseil d’administration. Pour lui, le CA est une sorte de « boîte noire » qui transforme certains paramètres de départ en résultats – c’est-à-dire les décisions qu’il prend. Si la pertinence de ces décisions ne peut pas faire l’objet d’une évaluation précise en temps réel, la qualité des paramètres de départ peut par contre être mesurée. Et si ces derniers sont de bonne qualité, les résultats escomptés suivront, en général. Selon Franz Appenzeller, cinq paramètres sont essentiels : les personnes, l’ordre du jour des réunions, les documents dont dispose le CA, les procédures observées et les procès-verbaux des réunions. Son travail, considère-t-il, consiste à veiller à ce que ces cinq paramètres soient de première qualité.

Selon lui, les membres du CA constituent le paramètre déterminant : il est essentiel que le conseil dis- pose du capital humain approprié. Franz Appenzeller élabore – et actualise chaque année – des grilles de compétence, ou des descriptifs des compétences et des connaissances spécifiques dont doivent disposer collectivement ses conseils d’administration, et les compare chaque année aux autoévaluations on line des membres du CA, et tous les deux ans aux évaluations de consultants externes. S’il constate des lacunes, il s’emploie à les combler, en liaison avec le comité de nomination ou les actionnaires, en engageant de nouveaux membres. Si ce n’est pas possible, il fait appel à des conseillers externes.

Les évaluations des membres du conseil et les appréciations des consultants assurent le contrôle des quatre autres paramètres de départ. Franz Appenzeller tient à savoir si ses ordres du jour traitent correctement les problèmes de stratégie, de nomination des cadres, de rémunération et de remplacement, d’investissements, d’évaluation des risques, de conformité et d’information aux actionnaires. Il sollicite les avis des directeurs et des experts sur la qualité de la documentation et des procès-verbaux, et demande aux membres du conseil de donner leur appréciation sur les réunions du CA (durée, franc-parler, temps de parole, niveau d’implication, décisions prises). Sa propre prestation est également commentée : comment présente-t-il les sujets à l’ordre du jour ? Est-ce qu’il facilite les échanges ? Comment formule-t-il les décisions ? Comment mène- t-il les discussions ? Et qu’en est-il de ses activités à l’extérieur de la salle du conseil : ses échanges avec les administrateurs, sa disponibilité, son dynamisme ?


RÈGLE #7
NE VOUS PRENEZ PAS POUR LE PATRON


Les présidents de CA interagissent fréquemment avec la direction de l’entreprise, notamment avec le P-DG. Tous deux examinent l’ordre du jour des réunions du CA et les documents mis à la disposition du comité, finalisent les communiqués de presse, assurent le suivi des décisions du CA, ou encore reçoivent ensemble les régulateurs. Parfois, il arrive que les présidents de CA rendent visite aux clients ou aux fournisseurs, participent aux événements médiatiques ou à des réunions avec des représentants du gouvernement – autant d’occasions supplémentaires de rencontrer le P-DG. Rien d’étonnant, donc, si certains présidents de CA se prennent pour le patron du P-DG.

Les bons présidents ne font pas cette erreur. Ils n’oublient jamais qu’ils représentent le conseil d’administration et tiennent ses membres informés de toutes les perspectives d’évolution. Ils comprennent que le conseil d’administration est le « patron » collectif du P-DG et que le rôle du président consiste à veiller à ce que le conseil définisse les objectifs et fournisse à ce P-DG les ressources, les règles de conduite et la responsabilité dont il a besoin.

Prenons le cas de Jack Liu, qui, à Singapour, a présidé des conseils d’administration pendant plus de vingt ans. A ses débuts, ses interactions informelles avec les P-DG étaient extrêmement fréquentes. L’un d’eux s’en accommodait fort bien, mais deux autres estimaient qu’il empiétait sur leur territoire. Aussi, quelque temps plus tard, Liu adopta-t-il une approche plus formelle : il établit, par écrit, les responsabilités et les règles d’engagement du président et du P-DG (ce qu’il désigna comme un « pacte de non-agression »), et demanda au P-DG de signer le document. Mais cette approche eut l’effet inverse lorsque l’un des P-DG prit une décision technologique désastreuse sans consulter quiconque, pas même Liu. L’initiative du P-DG restait en effet parfaitement dans les limites du contrat ; l’engagement ne l’obligeait pas à demander conseil dans les domaines où il manquait de compétence.

Il fallut dix années à Liu pour mettre au point la méthode qu’il utilise maintenant. Plutôt que de bâtir une relation entre le président du conseil d’administration et le P-DG, il œuvre au rapprochement entre le conseil d’administration et le P-DG. « Deux rôles m’incombent vis-à-vis du P-DG, explique-t-il. Premièrement, en tant que président de CA, je dois veiller à ce que nous donnions à notre P-DG, collectivement, ce qu’un bon P-DG donne à ses subordonnés : de la motivation, un encadrement, des recommandations et du conseil. J’organise dans ce sens la chaîne de la communication et des contenus. Deuxièmement, comme membre du CA, je peux intervenir personnellement auprès du PDG, tout simplement parce que j’ai des compétences ou des connaissances. Actuellement, dans le cadre d’un CA dont je suis le président, je conseille le P-DG, non pas parce que je suis le président du CA, mais parce que je suis le plus ancien membre et que j’ai plus d’expérience que les autres. Dans le cadre d’un autre CA que je préside, un senior indépendant tient lieu de mentor du P-DG en raison de sa grande connaissance du secteur d’activité. »


RÈGLE #8
FACE AUX ACTIONNAIRES, SOYEZ LE DÉLÉGUÉ DU CA, PAS UN ACTEUR
Si le CA est le patron du P-DG, les actionnaires sont les patrons du CA. Les relations avec ces derniers sont de première importance pour le président du CA, qui est leur premier intermédiaire avec la société. Dans le cas des sociétés cotées en Bourse, la législation réglemente très strictement les communications entre le CA et les actionnaires. Cela afin de garantir égalité de traitement et équité à tous les actionnaires, quelle que soit l’importance de leurs avoirs. L’égalité de traitement des actionnaires est aussi importante pour les entreprises non cotées, mais leurs présidents ont davantage de liberté quant à leur façon de communiquer avec eux.

Pour Klaus Dinesen, un président danois chevronné, il est essentiel, lors des échanges avec les investisseurs, que le président agisse en tant que représentant du CA, et non pas à titre personnel. « Qui suis-je pour traiter d’égal à égal avec un important actionnaire ?, s’interroge-t-il. Un président de CA rémunéré 100 000 dollars par an. Ce n’est pas sérieux. Mais si c’est l’ensemble du CA qui s’adresse à lui, il écoute. C’est pourquoi je rappelle toujours aux actionnaires que je suis l’interface entre eux et le conseil d’administration. Je ne parle jamais en mon nom ; c’est la voix collective de tous les membres du conseil qui s’exprime par mon intermédiaire. »

La réciprocité est de mise. Klaus Dinesen tient également à ce que le conseil en sache le plus possible sur les attentes et les intentions des actionnaires. Il a élaboré un questionnaire en dix points qui couvre diférents domaines tels que les horizons de placement, le goût du risque, l’appétit pour les dividendes plutôt que pour la croissance, les préférences en matière de rythme et de type de croissance, et le degré d’attachement à la société. Tous les deux ans, il demande à chaque actionnaire de répondre à ces questions, puis il rend compte des résultats aux membres du conseil et discute avec eux des implications qui en résultent pour la société et sa stratégie. A son tour, il tient les actionnaires informés des activités du CA et de la société, leur transmet, à l’avance, l’ordre du jour de chacune des réunions du conseil, et leur fait parvenir un résumé en une page des principales délibérations et décisions. Il budgète quatre journées de travail uniquement pour les rencontres avec les actionnaires.

De l’avis de Klaus Dinesen, les actionnaires peuvent être un précieux atout. Le CA peut tirer parti de leur expérience, de leurs connaissances, de leurs réseaux et autres ressources, pour autant que (et cette condition est importante) ils se tiennent à l’écart de la salle du conseil. Dans un CA dont il était le président siégeaient trois actionnaires. Lors d’une réunion, alors que ces derniers commençaient à raisonner et à se comporter comme des propriétaires et non comme des membres du conseil, Klaus Dinesen mit un terme à la discussion et les pria de convoquer d’urgence une réunion des actionnaires. Dans un autre CA, il présenta sa démission, un actionnaire lui ayant envoyé une note lui demandant de faire approuver une acquisition par le conseil. Par la suite, l’actionnaire retira sa demande.

EN FIN DE COMPTE, il ne s’agit pas tant, pour le président d’un CA, d’un enjeu traditionnel de leadership. Le CA, qui conseille et supervise l’équipe de direction, exerce certes une importante fonction de leadership. Mais cette responsabilité est collective, et le travail du président est de donner la possibilité au CA de remplir sa mission. Pour être performants, les présidents doivent accepter d’être des animateurs et non pas des chefs. Leur rôle consiste à créer les conditions qui permettront aux membres du conseil d’avoir des discussions de groupe productives. Un bon président a conscience de ne pas être le premier parmi ses pairs. C’est simplement celui ou celle qui veille à ce que tout un chacun soit un bon membre du CA.


16/03/2019

Main basse sur les entreprises européennes

Un rapport de la Commission montre la croissance des investissements étrangers sur le territoire de l’Union








C'est une première et, pour certains, l’amorce d’un vrai virage pour la politique commerciale et industrielle: dans un long rapport publié mercredi 13 mars, la Commission européenne détaille les investissements étrangers sur le territoire européen et, singulièrement, dans les secteurs-clés de l’économie. C’est aussi un pas vers la mise en place d’un mécanisme qui pourra aboutir, à l’avenir, au « filtrage » de certaines de ces opérations si elles devaient présenter un risque trop grand. L’étude indique que les investissements venus de l’étranger – hors de l’Union européenne (UE) – sont en croissance continue, avec, désormais, 35 % des actifs aux mains de compagnies étrangères – et, à la clé, 16 millions d’emplois. C’est 10 % de plus qu’il y a dix ans. Le rapport évoque – c’est nouveau – les dangers que peut engendrer cette situation si le contrôle exercé par l’UE et ses pays membres est insuffisant et si des secteurs stratégiques continuent d’être ciblés par des pays tiers. Aucun Etat et aucune menace ne sont précisément désignés, mais il est évident que les tensions avec la Russie, l’inquiétude croissante sur le rôle de la Chine ou les risques d’un conflit commercial accru avec les Etats-Unis ont favorisé une prise de conscience. Le rapport relève, aussi, la progression rapide des investisseurs « offshore », c’est-à-dire ceux situés dans des pays identifiés comme des paradis fiscaux, qui sont parvenus, en peu de temps, à contrôler 4 % des actifs étrangers dans l’UE.

Un contrôle accru

L’affirmation d’une position plus ferme, la préoccupation sécuritaire et l’exigence de réciprocité visent d’abord, à « répondre à une forte demande des citoyens et des parties prenantes », souligne la commissaire au commerce, Cecilia Malmström, dans le communiqué. « Nous ne sommes pas des naïfs du libre-échange », ajoute le président Jean-Claude Juncker.

Toutefois, Bruxelles insiste : il faut, en même temps, préserver l’un des régimes d’investissements les plus ouverts au monde. Ou du moins, ses aspects les plus bénéfiques. Ce n’est donc que « dans des cas exceptionnels » qu’il faudrait considérer des investissements étrangers comme potentiellement dangereux pour l’ordre public d’un pays, ou de l’UE dans son ensemble.

Bien des domaines sont, en réalité, déjà dominés par des intérêts hors UE: le raffinage (67 %), les produits pharmaceutiques (56 %), l’électronique et l’optique (54 %). Dans les assurances (45 %) et les équipements électriques (39 %), la part des investissements étrangers est également déterminante. Le rapport met notamment en évidence la forte progression de la Chine dans la machinerie très spécialisée et l’aéronautique. « Pourquoi ? Parce qu’elle veut créer le concurrent d’Airbus et Boeing ! », note l’euro- député Les Républicains Franck Proust, rapporteur du texte voté en février par le Parlement de Strasbourg et visant à la mise en place d’un possible « épurement » des investissements étrangers. Les Etats-Unis, le Canada ou le Japon disposent de longue date de mécanismes de ce type.

Le rapport de la Commission fournit les premiers éléments factuels en vue de ce contrôle accru. L’étude, qui sera désormais annuelle, souligne que si les investisseurs « traditionnels » (Etats- Unis, Canada, Suisse, Japon, Nor- vège, etc.) sont présents dans presque tous les domaines d’activité en Europe et gardent une place prépondérante – ils possèdent 80 % des actifs européens détenus par des étrangers – on note surtout l’irruption de nouveaux acteurs. Y compris des particuliers et des familles pas toujours bien identifiés, porteurs de passeports russes, chinois ou américains, qui ont procédé à quelque deux cents investissements en 2017.

Ces nouveaux venus orientent surtout leurs placements vers les technologies de l’information, l’aéronautique et les secteurs de pointe. Des fonds d’investissement et de placement ciblent, eux, le secteur financier, dont plus du tiers des actifs étaient détenus par des non-Européens en 2016. Mais c’est sans doute la prise de contrôle, en 2016, par le groupe chinois Midea, du fabricant allemand de robots Kuka, qui aura le plus marqué les décideurs euro- péens. D’autant que le dirigeant de l’entreprise – qui avait soutenu le rachat – a depuis été licencié...

Les participations issues d’entreprises d’Etat, notamment les russes, les chinoises et celles issues du Golfe, représentent un autre sujet de préoccupation alors que quelque 400 sociétés européennes sont directement contrôlées par des Etats étrangers, contre seulement 15 en 2007. « Certaines puissances étrangères planifient leur politique de conquête économique mais l’Europe vient donc de s’armer afin de ne pas devenir un supermarché pour grandes puissances », estime M. Proust

Le mécanisme de « protection » envisagé devrait être réellement opérationnel dans dix-huit mois. Il est vu comme complémentaire de celui mis en place, au niveau national, par quatorze pays membres–la France et l’Allemagne notamment. Il permettra à l’UE de collecter, analyser et partager des
informations sur les investisseurs, leur profil, leur financement. Il est aussi censé identifier « l’investisseur ultime », ce qui devrait empêcher une tentative malveillante de prise de contrôle d’un actif jugé stratégique.

Les Etats et la Commission européenne pourront émettre des avis (non contraignants) sur tout investissement dans l’Union. Et si un tiers des Etats évoque un risque, Bruxelles devra soulever publiquement la question. De quoi, peut-être, écarter les dangers mais aussi éviter des divisions comme celles apparues entre Paris et Varsovie d’un côté, Berlin de l’autre, au sujet de Nord Stream 2, le gazoduc sous la Baltique qui aboutira en Allemagne.

«Un Etat montré du doigt ne pourra plus dire qu’il ne savait pas ! », insiste M. Proust, pour qui la réforme favorisera encore les investissements étrangers, mais plus les investissements « étranges ».



13/03/2019

Un collège européen du renseignement

Cette assemblée ne formera pas les futurs espions, mais réunira les principaux services pour « établir un lien avec les échelons de décision ».





renseignement francais
Trois cents spécialistes de 30 états sont réunis à Paris pour l’inauguration de ce dispositif



Les espions européens ont désormais leur grand- messe, mais sans photo de famille, confidentialité oblige. Des dizaines d’acteurs de différents services de renseignement du continent se réunissent à Paris, lundi 4 et mardi 5 mars, pour l’inauguration d’un « collège ». Une initiative lancée par Emmanuel Macron, lors de son discours à la Sorbonne, sur l’avenir de l’Union européenne, en septembre 2017. Il aura fallu près de dix-huit mois, et beaucoup de force de persuasion, pour faire aboutir ce « collège du renseignement en Europe », au sens anglo-saxon du terme. Car il ne s’agit pas ici de former les espions de demain, mais plutôt de mettre autour de la table les principaux services pour « établir un lien entre la communauté du renseignement et les échelons de décision », selon l’Elysée.

Le collège se fixe trois objectifs : le « rayonnement », afin de « faire comprendre aux décideurs les enjeux du renseignement » ; le « partage » des expériences et des savoir-faire ; la « réflexion » stratégique, en intégrant au dispositif les acteurs du monde universitaire, souvent coupés des services. Pas question en revanche d’en faire un outil d’échange d’informations – les relations bilatérales entre les pays sont privilégiées en la matière – ou un lieu de décision opérationnel.

Encombrants voisins russes

Si la France a été à la manœuvre, principalement par l’intermédiaire de Pierre de Bousquet de Florian, le coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, placé auprès du chef de l’Etat, les autres pays européens se sont rapidement montrés intéressés. Trente Etats ont répondu à l’appel (les 28 de l’Union européenne, auxquels s’ajoutent la Suisse et la Norvège). Sur les 80 services de renseignement intérieur, extérieur ou militaire invités, 66 seront représentés sous une forme ou une autre lors de l’événement inaugural. « Tous les poids lourds seront présents », assure l’Elysée.

Si la liste exacte des invités est classifiée, trente directeurs des services sont tout de même attendus, ainsi que neuf coordinateurs nationaux. En tout, 300 personnes devaient être présentes pour le discours de clôture d’Emmanuel Macron, mardi dans l’après- midi, au centre de conférences du ministère des affaires étrangères, dans le 15e arrondissement de Paris. Certains pays alliés, comme Israël ou les Etats-Unis, n’ont pas été conviés. Le Royaume-Uni, même s’il s’apprête à quitter l’UE, fait en revanche partie intégrante du dispositif, en tant qu’acteur majeur du renseignement en Europe.

C’est d’ailleurs aux Britanniques, en partenariat avec les Belges, que revient la responsabilité d’animer la première des trois tables rondes, dont les thèmes ont été choisis avec prudence. Il s’agit d’évoquer le rôle du renseignement dans la prise de décision politique. La seconde, coordonnée par l’Espagne et les Pays-Bas, permettra d’échanger sur le « continuum entre le renseignement intérieur et extérieur ». Enfin, la France et l’Allemagne dirigeront les débats sur le positionnement du renseignement par rapport aux institutions européennes.

Le cadre juridique de ce « collège » devrait être fixé lors d’une réunion en Espagne à la fin du mois de mars, avec la création d’un secrétariat pour coordonner le tout. A terme, les organisateurs visent quatre rencontres par an. De quoi y voir une plate-forme qui préfigurerait la création d’un service de renseignement européen ? « En aucun cas », assure-t-on à l’Elysée, où l’on rappelle qu’il s’agit d’un élément de souveraineté majeur pour les pays.

Les promoteurs du projet ont d’ailleurs veillé à ce qu’il ne tombe pas sous la coupe, notamment
budgétaire, de l’Union européenne, afin d’éviter toute confusion. « En matière de contre-terrorisme, tout le monde est d’accord sur les objectifs à atteindre. Mais, en matière de renseignement économique, nous sommes tous concurrents », rappelle-t-on.

Idem pour le contre-espionnage. Tous les services présents ne sont pas sur la même longueur d’onde, notamment au sujet des relations avec les encombrants voisins russes. « C’est en matière de contre-espionnage qu’on reconnaît ses vrais amis », glisse un expert du renseignement. Aucune donnée sensible ne sera donc échangée pendant ces débats qui seront avant tout une façon de cultiver des liens diplomatiques. « Dans ce milieu-là, parler ne nuit jamais », résume-t-on à l’Elysée, où l’on sait que la victoire est avant tout symbolique pour Emmanuel Macron, qui sera le premier chef d’Etat à s’exprimer devant la communauté du renseignement européen, presque au grand complet.