Le 8 novembre, des milliers de tradeurs dans les salles de marché du monde entier ont eu soudain le même geste d’énervement: leur messagerie instantanée Bloomberg ne marchait plus. Pendant une heure, la panne a été complète. Puis, pendant encore une heure, la connexion est restée intermittente. Certains tradeurs ont pu contourner le problème, utilisant des messageries grand public comme WhatsApp ou osant même une solution révolutionnaire : décrocher leur téléphone. Mais tous ont vu l’un de leurs principaux outils de travail mis à mal.
L’anecdote est venue rappeler l’extraordinaire omniprésence de Bloomberg dans le monde de la finance. Le groupe américain d’information et de données financières est partout, incontournable dans la vie d’un financier: à son réveil, il lui donne les informations de la nuit sur son téléphone portable; dans la journée, il apporte courbes et analyses chiffrées des marchés suivis; et il lui permet de communiquer avec ses clients et ses collègues par le biais d’e-mails et de la messagerie instantanée, surnommée IB (Instant Bloomberg).
Dans les salles de marché, chaque banquier ou tradeur compte entre quatre et huit écrans devant lui. Il s’agit, pour l’immense majorité, de terminaux Bloomberg. Généralement, un écran est consacré aux informations qui tombent, un ou deux autres aux conversations IB, et le reste aux cours des marchés et analyses graphiques. Le tout forme un outil absolument incontournable, qui rapporte une fortune : à raison désormais de 325 000 terminaux à travers le monde, loués chacun autour de 25000 dollars par an, cela fait plus de 8 milliards de dollars de revenus, qui représentent la grande majorité du chiffre d’affaires de Bloomberg. Une véritable vache à lait, créée par Michael Bloomberg en 1981 et qui n’a cessé de grandir, traversant les crises économiques et financières sans coup férir.
CONFLIT D’INTÉRÊTS
Cette domination mondiale n’est cependant pas du goût de tous. En 2013, les journalistes de Bloomberg ont enquêté sur le sort de certains employés de Goldman Sachs en utilisant des données en principe privées : ils ont pu savoir quels banquiers se connectaient au terminal, à quelle heure et où; ils pouvaient même connaître les fonctions que ceux-ci utilisaient. Puis, il s’est avéré que des milliers de messages IB se sont retrouvés sur Internet, consultables par tous. Ces échanges étaient vieux, mais contenaient des informations confidentielles, notamment sur des prix de transactions.
L’alarme a commencé à sonner chez les grandes banques, qui se sont inquiétées de la position inhabituelle de Bloomberg : celui-ci possède à la fois les canaux de distribution de l’information (la messagerie) et la fabrique de l’information (l’agence de presse). Le conflit d’intérêts est évident.
Soucieux de retrouver une certaine indépendance, un consortium de grandes banques a lancé sa propre messagerie concurrente, Symphony. Celle-ci est dirigée par un Français, David Gurlé, qui conserve une pointe d’accent américain à force de vivre et d’avoir grandi à l’étranger – ses parents étaient diplomates. « Notre grande force est que nous sommes neutres, explique-t-il à l’occasion d’un passage à Londres. Nous sommes un simple tuyau, qui doit rester opaque.» Contrairement à Bloomberg, sa société n’est pas juge et partie, estime-t-il. Les grands établissements financiers semblent convaincus : parmi ses investisseurs se trouvent Goldman Sachs, Bank of America Merrill Lynch, Citigroup, Deutsche Bank, BlackRock, la Société générale, Natixis, JP Morgan, UBS...
La société ne propose qu’une messagerie instantanée et n’a pas l’intention de devenir une agence de presse ou un fournisseur de données. Il s’agit simplement de détacher le flux de messages du mastodonte qu’est Bloomberg. Avec 200 employés et un chiffre d’affaires de 20 millions de dollars, Symphony n’est de toute façon qu’une start-up, loin des 19000 employés du géant appartenant à Michael Bloomberg, l’ancien maire républicain de New York (2002-2013). Mais son travail est important : « On construit le réseau routier des circuits financiers », estime David Gurlé.
De prime abord, sa messagerie instantanée n’a rien d’impressionnant. Pour 15 dollars par mois, elle se présente comme les applications de messagerie grand public qu’on trouve en pagaille sur les smartphones. Elle s’en différencie cependant parce qu’elle est cryptée, et qu’elle permet aux établissements financiers d’assurer le respect de la réglementation financière : certains utilisateurs peuvent avoir un accès limité et le personnel chargé de la conformité des règles peut superviser l’utilisation de la messagerie, etc. Mais l’essentiel est ailleurs : si les grandes banques ordonnent à leurs tradeurs de passer par Symphony, au lieu de Bloomberg, ils s’exécuteront.
On n’en est pas là. La start-up compte désormais 130 000 utilisateurs de 110 entreprises différentes, mais ceux-ci continuent pour l’essentiel à se servir d’IB en parallèle. La domination de Bloomberg est loin d’être terminée. Mais, pour la première fois, son quasi-monopole est mis à mal.
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