Pourquoi les dirigeants devraient parler moins et poser plus de questions.
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Si vous êtes PDG d’une grande entreprise – ou même d’une petite – votre plus haute responsabilité est de déceler la nécessité éventuelle d’un changement de direction majeur. Aucune grande réorientation ne peut être décidée sans votre feu vert. Or votre pouvoir et vos privilèges vous coupent – peut-être plus que quiconque dans l’organisation – des informations susceptibles de bousculer vos idées reçues et de la perception des menaces ou des opportunités latentes. Paradoxalement, pour agir comme le réclame votre position dominante, vous devez d’une façon ou d’une autre descendre de votre piédestal.
A en croire Walt Bettinger, PDG de la firme de courtage Charles Schwab, ce dilemme est le « défi numéro 1 » de sa fonction. Il se présente sous deux formes, explique-t-il : « Les gens qui vous disent ce qu’ils croient que vous voulez entendre et les gens qui ont peur de vous dire des choses qu’ils croient que vous ne voulez pas entendre. » D’une manière ou d’une autre, le problème affecte les responsables de tous niveaux, mais « son intensité est maximale au sommet de la hiérarchie ».
Nandan Nilekani, cofondateur d’Infosys et exhaut responsable du gouvernement indien, connaît les dangers du phénomène. « Si vous êtes un dirigeant, vous pouvez vous installer dans un cocon – un cocon de bonnes nouvelles, note-t-il. Tout le monde vous dit “tout va bien, il n’y a pas de problème”. Et puis, le lendemain, tout va de travers. » Et s’il est difficile pour la rumeur des problèmes internes de pénétrer la bulle formée autour du PDG par son pouvoir et sa fonction, cela peut être presque impossible pour des signaux provenant de l’extérieur de l’organisation – surtout s’ils sont faibles et lointains. Ce qui ne va pas sans risque à une époque où les marchés concurrentiels évoluent vite. Lorsqu’un changement radical se profile à l’horizon, ses premiers signes se présentent généralement comme des événements ambigus à la lisière du marché.
J’ai réalisé ces dernières années plus de 200 entretiens avec des cadres dirigeants d’entreprise et je n’en ai rencontré presque aucun qui n’éprouve personnellement ce problème (y compris chez les fondateurs d’entreprises relativement petites). Mais surtout, j’ai constaté que, dans les entreprises très douées pour innover, les dirigeants sont particulièrement attentifs et cherchent à le surmonter. Ils s’efforcent d’abattre les murailles qui les entourent. « Quand vous vous trouvez dans une boîte à l’intérieur d’un bureau, vous devez inventer un moyen d’en sortir », affirme le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. C’est exactement ce que font ces leaders. Ils recherchent délibérément des situations extrêmement différentes où ils auront plus de chances de croiser l’inattendu. Ils s’aventurent hors des sentiers battus et découvrent de nouvelles questions complexes qui débouchent sur des enseignements importants.
Formuler les bonnes questions
S’ils insistent, les P-DG obtiennent presque toujours les informations qu’ils recherchent. Peut-être pas aussi vite qu’ils le voudraient, mais elles finissent par arriver. Plus difficile est d’obtenir les informations qu’ils n’ont pas réclamées, parce qu’ils ne savent pas les demander. Et malheureusement, les faits qu’ils ignorent ne concernent pas seulement d’obscurs recoins d’activités sous- performantes. Ils portent souvent sur des évolutions imminentes qui redessineront les contours de la concurrence future. Ces risques non anticipés sont parfois qualifiés d’« inconnues inconnues » (« unknown unknowns »), selon une formule célèbre de Donald Rumsfeld, ancien secrétaire d’Etat américain à la Défense. « Il y a des connues connues, expliquait-il en 2002. Ce sont des choses dont nous savons que nous les savons. Nous savons aussi qu’il y a des inconnues connues, c’est-à-dire des choses dont nous savons que nous les ignorons. Mais il existe en outre des inconnues inconnues – celles dont nous ignorons que nous les ignorons. Et… c’est cette dernière catégorie qui peut poser des problèmes. »
Donald Rumsfeld parlait des menaces militaires, mais, pour les entreprises aussi, les menaces économiques les plus dangereuses peuvent être celles qui semblent sortir de nulle part. Les pires désastres frappent des entreprises qui n’ont pas vu venir des innovations et de nouveaux acteurs que leurs dirigeants n’imaginaient même pas. Demandez donc aux patrons des entreprises fabriquant des GPS, rendus inutiles par les applications de navigation gratuites sur smartphone, ou à ceux des sociétés de taxis, bousculées par des automobilistes ordinaires devenus chauffeurs via Uber et Lyft.
Le territoire des inconnues inconnues peut souvent être éclairé par une question perspicace. Comme aime à le dire Clayton Christensen, expert en innovation : « Derrière chaque réponse se cache une question. » Mais il est souvent difficile de poser les bonnes questions, souligne Elon Musk, créateur visionnaire de PayPal, SpaceX et Tesla. « Bien souvent, la question est plus ardue que la réponse, note-t-il. Si vous parvenez à l’énoncer correctement, alors la réponse vient aisément. »
Une question originale a aidé Jef Immelt, PDG de GE, à trouver une solution à un problème sérieux auquel sa société était confrontée. Alors que le Web commençait à remodeler l’économie mondiale, la direction de cet énorme groupe industriel centenaire s’interrogeait sur son adaptation à l’ère des startup numériques. Fidèles à une culture forte qui incite à se poser des questions fondamentales dans des « moments d’introspection intense », selon les propos de Jef Immelt, ce dernier et son équipe se sont judicieusement demandé : « GE pourrait-il devenir un “industriel numérique” et qu’est-ce que cela signiierait ? » Cette reformulation a été le premier pas vers l’exploration d’un vaste territoire d’inconnues inconnues, car nul n’avait envisagé jusque-là l’éventualité d’un hybride entre les mondes digital et industriel. L’innovation qui en a résulté, qui associe la maîtrise du monde physique au big data et à l’analytique appliquée pour s’engager dans « l’Internet des objets vraiment grands », a transformé le groupe.
Hélas, les dirigeants ne sont pas plus capables de formuler des questions brillantes à volonté que de déclencher la foudre. Mais ils peuvent augmenter leurs chances d’avoir des éclairs de lucidité s’ils connaissent, puis suscitent ou recherchent les conditions dans lesquelles ces éclairs se produisent.
Il convient en premier lieu de cultiver des contacts avec des publics très divers et de faire savoir qu’on est abordable et d’inciter les autres à s’exprimer. Pour cela, Walt Bettinger manie tout un éventail de tactiques. D’abord, il prend contact régulièrement avec ses partenaires importants – employés, actionnaires, analystes et clients. Chaque fois qu’il rencontre un membre de l’un de ces
groupes, il lui pose la question suivante : « Si vous étiez à ma place, quelle serait votre priorité ? » Elle vise à révéler des opportunités et des menaces qui ne lui seraient pas venues à l’esprit, et, comme elle est formulée de manière impersonnelle, dit-il, les gens sont bien plus susceptibles d’oser livrer des informations. Il visite fréquemment des établissements éloignés du siège et n’omet jamais de dire aux salariés que son plus gros challenge personnel est d’éviter l’isolement, avant de solliciter leur aide. Pour être certain que ses collaborateurs s’abstiendront de filtrer ou d’édulcorer les informations, il leur impose de rédiger deux fois par mois ce qu’il appelle des « rapports d’une honnêteté brutale » comprenant cinq rubriques, dont l’une s’intitule : « Qu’est-ce qui est cassé ? » (il les incite à demander la même chose aux gens placés sous leurs ordres). Et chaque année, pour favoriser l’institutionnalisation d’un état d’esprit vigilant chez Schwab, il convie plusieurs salariés qui ont attiré son attention sur un fait potentiellement important à venir passer une journée au siège, à San Francisco – « à titre non pas de récompense, mais d’encouragement », dit-il.
Sans aller jusque-là peut-être, d’autres leaders ont trouvé eux aussi des moyens de faire apparaître des idées et des informations qui échappaient aux radars. Dans les premières années d’Internet, Marc Beniof, PDG de Salesforce, a parcouru le monde à la recherche de nouvelles idées auprès de dizaines de personnes d’horizons différents. Ce périple lui a inspiré une question qui a révélé une inconnue inconnue capitale : « Pourquoi les logiciels de gestion d’entreprise ne sont- ils pas tous construits comme Amazon ? Pourquoi continuons-nous à les installer et à les mettre à jour alors qu’Internet est là ? » La réponse à ces questions lui a donné l’idée de lancer Salesforce, dont le chiffre d’afaires dépasse aujourd’hui 8 milliards de dollars. Il n’est donc pas étonnant que lui-même et ses directeurs entreprennent régulièrement des « tournées d’écoute » mondiales, à la recherche de signaux stratégiques faibles. Chez Salesforce, les dirigeants participent également à Airing of Grievances (« expression des doléances »), un groupe de discussion ouvert à toute l’entreprise. Il répond au même objectif que les rapports d’une honnêteté brutale de Walt Bettinger : 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, il livre à la direction générale des informations d’alerte avancée, brutes de décofrage, sur ce qui ne fonctionne pas et pourquoi.
Rod Drury, fondateur du néo- zélandais Xero, l’un des éditeurs de SaaS (« software as a service ») les plus dynamiques du monde, passe par les réseaux sociaux d’entreprise pour animer des conversations auxquelles le personnel de toute sa société participe. Mais il ne se limite pas à examiner ce que les autres communique : il y partage aussi la stratégie de l’entreprise et l’analyse du marché. Ses messages invitent tous les collaborateurs de l’entreprise – « même s’ils n’en font partie que depuis dix minutes » – à poser des questions, à émettre des opinions ou à contester des postulats en décalage avec la réalité.
Même si leurs tactiques difèrent, Walt Bettinger, Marc Beniof et Rod Drury illustrent tous trois le gavage d’informations auquel les PDG innovants s’astreignent régulièrement. Ils ne s’en tiennent pas à ça : les cadres dirigeants novateurs se mettent délibérément dans des situations où ils pourraient se trouver inopinément dans l’erreur, spécialement mal à l’aise et étrangement silencieux. Ils augmentent ainsi leurs chances de faire surgir les bonnes questions qui les aideront à détecter des signaux faibles cruciaux.
INOPINÉMENT DANS L’ERREUR
Quel genre de P-DG paie-t-on pour qu’il se trompe ? Les conseils d’administration veulent pouvoir faire confiance aux dirigeants, et les organisations aussi, en général. Pourtant, si les dirigeants tiennent à avoir réponse à tout, ils resteront dans les limites de ce visionnaire fondateur de « The Whole eart catalog et de la communauté en ligne The Well, quelle était la clé de son instinct créatif. Il m’a répondu : « Chaque jour, je me pose la question : ‘‘Sur combien de sujets me suis-je complètement trompé ?’’ » Au cours de mon étude, j’ai raconté cette anecdote à Hasso Plattner, cofondateur de SAP. Il s’est incliné et a confirmé : « C’est ce que je fais chaque matin au réveil !
Innover implique toujours, au moins implicitement, l’aveu de quelque erreur antérieure. Robin Chase a fondé Zipcar après avoir découvert l’autopartage en Europe et constaté l’immense gaspillage imposé à toute la société américaine par l’idée que chacun doit avoir sa propre voiture. Ce genre de mea culpa est le plus positif, car il désigne une opportunité. Plus communément, les entreprises sont forcées de prendre conscience de leurs égarements lorsqu’un nouveau concurrent les menace ou lorsque les défauts de vieilles méthodes deviennent véritablement pénibles.
Reste à savoir comment un dirigeant doit admettre sa faillibilité. Ed Catmull, président de Pixar et de Walt Disney Animation Studios, a pris l’habitude de rencontrer ses nouveaux salariés lors des réunions d’accueil, où il déclare très publiquement qu’il n’a pas réponse à tout. « Je parle des erreurs que nous avons commises et des leçons que nous avons apprises... Il ne faudrait pas que nos succès amènent les gens à croire que nous faisons tout correctement », expliquait-il. A l’en croire, l’erreur est non seulement acceptée, mais encouragée : « Se tromper le plus vite possible, c’est faire le choix d’un apprentissage ambitieux et rapide », assure-t-il dans son livre « Creativity, Inc. ».
Sara Blakely, fondatrice et P-DG de Spanx, célèbre même les échecs pour aider les gens à tirer les leçons de leurs erreurs. Récemment, lors d’un séminaire dans son entreprise, elle a évoqué une série d’instants « oups » qu’elle a personnellement vécus depuis la fondation de Spanx. Et Rod Drury utilise un moyen original pour ne jamais oublier de remettre en question les idées qu’il partage avec les autres anciens de son industrie. « J’adore la théorie du management de George Costanza », m’a-t-il dit. C’est une allusion à un épisode célèbre de la série télévisée « Seinfeld », dans lequel l’infortuné George décide de changer de vie en suivant un nouveau principe : « Si votre instinct se trompe toujours, le mieux doit être de faire exactement l’inverse. » Rod Drury sait que Xero, confronté à des concurrents bien plus grands, ne peut les battre à leur propre jeu mais doit se montrer plus malin en agissant autrement. Il se pose donc cette question : « Quel est l’exact contraire de ce qu’un concurrent en place attend de nous ? » C’est certainement ce qu’il a fait quand il a tout misé sur le cloud en 2005, à une époque où le monde du logiciel était encore fermement cramponné aux applications pour micro-ordinateurs. Cet exercice est souvent divertissant et met sur la voie d’une vérité importante.
Adrian Wooldridge, qui publie chaque semaine dans « The Economist » des chroniques bien senties, a appris à le faire en observant le légendaire Bob Woodward, l’un des deux journalistes qui ont révélé l’affaire du Watergate. Il posait autour de lui des questions si basiques qu’elles en étaient presque gênantes. Elles donnaient l’impression qu’il n’était au courant de rien. Mais Adrian Wooldridge a vu le résultat : comme Bob Woodward ne dévoilait aucun axe d’investigation clair, ses interlocuteurs étaient plus susceptibles de révéler des choses dont il ne savait pas qu’il les cherchait.
Narayana Murthy, autre cofondateur d’Infosys, demande à son équipe dirigeante d’aborder les questions de la même manière – en renonçant à tout désir d’en « jeter plein la vue ». « J’aide, assure-t-il, en disant que nos questions doivent être, autant que possible, formulées à l’aide de phrases simples. » Qu’elles aient l’air simpliste lui est égal, « car les phrases complexes et les questions à tiroirs introduisent un ensemble de conditionnalités » – autrement dit, des idées préconçues qui limitent la réponse avant que quiconque ait simplement commencé à y réfléchir.
Narayana Murthy, autre cofondateur d’Infosys, demande à son équipe dirigeante d’aborder les questions de la même manière – en renonçant à tout désir d’en « jeter plein la vue ». « J’aide, assure-t-il, en disant que nos questions doivent être, autant que possible, formulées à l’aide de phrases simples. » Qu’elles aient l’air simpliste lui est égal, « car les phrases complexes et les questions à tiroirs introduisent un ensemble de conditionnalités » – autrement dit, des idées préconçues qui limitent la réponse avant que quiconque ait simplement commencé à y réfléchir.
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