19/09/2019

La CIA a eu pendant dix ans une taupe au Kremlin

Cet agent, ex-filtré en 2017, a fourni aux Américains des informations émanant directement du bureau de Poutine.




CIA
La maison de l'espion Russe


Pendant plus de dix ans, un espion de la CIA infiltré au plus haut niveau de l’État russe a fourni aux Amé­ricains des informations émanant direc­tement du bureau de Vladimir Poutine. Cette affaire d’espionnage, tout droit sortie de la guerre froide, a éclaté lundi, lorsque CNN a révélé que les services se­crets américains avaient exfiltré clan­destinement en 2017 l’un de leurs agents en Russie, par crainte d’une indiscrétion de Donald Trump. La chaîne américaine ne mentionne pas le nom de l’espion. Mais, de façon inhabituelle, les médias russes ont dévoilé presque aussitôt le nom du transfuge.

L’espion s’appelle Oleg Smolenkov. Comme les meilleures taupes, ce diplo­mate aurait été recruté au début de sa carrière, vraisemblablement entre 2006 et 2008, alors qu’il occupe le poste de deuxième secrétaire de l’ambassade de Russie à Washington. L’ambassadeur de l’époque, Youri Ouchakov, en poste pendant dix ans dans la capitale améri­caine, est l’un des poids lourds de la di­plomatie russe. Appréciant Oleg Smo­lenkov, il l’entraîne dans son sillage lorsqu’il rentre à Moscou. Spécialiste des États-Unis, Ouchakov devient en 2008 conseiller pour les affaires étrangères de Vladimir Poutine, alors premier minis­tre. Il conserve son poste quand Poutine redevient président, en 2012. Bras droit et principal collaborateur d’Ouchakov, Smolenkov s’installe avec lui au Kremlin, où il a accès aux rapports secrets destinés à Poutine, notamment ceux des services de renseignement rus­ses, le FSB.

La présence d’un agent au cœur du pouvoir russe est d’autant plus précieu­se pour les Américains que Vladimir Poutine, lui-même ancien agent de ren­seignement passé par l’école du KGB, est plus prudent que la plupart des chefs d’État. Ses communications sont parti­culièrement difficiles à intercepter. Il utilise des téléphones filaires, se méfie d’Internet, et reçoit ses rapports par écrit, apportés dans des dossiers de cuir.

Smolenkov, qui a accès au bureau de Poutine, aurait ainsi pu photographier des documents confidentiels destinés au président russe. Alors que les relations entre la Russie et les États-Unis se ten­dent sur la scène internationale, de l’Ukraine à la Syrie, il devient rapide­ment l’une des principales sources d’in­ formation des Américains sur les inten­tions de Moscou. La méfiance entre les deux pays atteint un point culminant en 2016, lorsque la CIA soupçonne la Russie d’ingérence dans la campagne prési­dentielle américaine. D’après le New York Times, les renseignements fournis par Smolenkov permettent d’établir avec certitude que l’opération a été décidée et dirigée par Poutine lui-même.

Dans l’univers du renseignement, une taupe court trois risques ; celui, peu fré­quent, d’être pris en flagrant délit ; celui d’être démasqué par un agent infiltré dans son propre camp ; ou celui d’être victime d’une indiscrétion, générale­ ment la divulgation d’informations per­mettant de remonter jusqu’à leur sour­ce. Pour éviter ce risque, la CIA remet séparément au président Obama les rapports de Smolenkov, au lieu de les intégrer à la synthèse quotidienne du renseignement.

Mais cette précaution devient soudain inutile avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en janvier 2017. La CIA s’inquiète très vite de la légèreté avec laquelle le nouveau président traite les informations confidentielles, ainsi que de ses rapports cordiaux avec Vladi­mir Poutine et les Russes. En mai de la même année, lorsqu’il reçoit à la Mai­son-Blanche le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et l’am­bassadeur de Russie à Washington, Trump mentionne dans la discussion des informations ultrasecrètes sur l’État is­lamique en Syrie, pourtant classifiées au point de n’être même pas partagées avec les pays alliés. Pour Smolenkov, le dan­ger vient dorénavant du plus haut ni­ veau de l’appareil d’État américain. La CIA juge que le risque est trop grand devoir son agent involontairement démas­qué par le président. La décision est prise de l’exfiltrer.

Smolenkov refuse d’abord, faisant craindre aux Américains qu’ils sont vic­times d’un agent double. Mais à la deuxième proposition, il accepte de quitter la Russie. En juin 2017, Oleg Smolenkov, sa femme, Antonina, et leurs trois enfants partent en vacances au Monténégro. Ils disparaissent sans
laisser de traces. Du jour au lendemain, leurs comptes sur les réseaux sociaux deviennent muets. La Russie ouvre une enquête pour meurtre, avant de refermer le dossier faute d’éléments. Pen­dant deux ans, les Smolenkov semblent s’être volatilisés.

La suite est plus étrange. Aussitôt après les révélations de CNN, son nom est rendu public par le quotidien russe Kommersant. Après une rapide recher­che, des journalistes américains décou­vrent qu’un certain Oleg Smolenkov vit avec sa femme et ses enfants dans une maison cossue à Stafford, en Virginie. Sur les lieux, les journalistes sont ac­cueillis par des agents du gouvernement américain en civil. Selon les voisins, la famille a disparu précipitamment dès lundi soir, laissant des vêtements et des jouets d’enfants traîner dans le jardin.

Comme souvent dans les affaires d’es­pionnage, les sources sont anonymes et beaucoup d’informations invérifiables. Beaucoup de questions demeurent. En particulier celle de savoir pourquoi, s’il a bien été exfiltré par la CIA, Smolenkov vivait sous sa véritable identité, à une heure de voiture de Washington, locali­sable en quelques minutes via Internet.
Ou bien la raison pour laquelle sa défection a été rendue publique deux ans après les faits, par l’une des plus grandes chaînes d’information américaines.Mais les démentis énergiques des protagonistes semblent indiquer la véracité d’une bonne partir de l’histoire de Smolenkov. Du côté américain, la CIA a aussitôt exclu avoir pu prendre la décision d’exfiltrer un espion sur la base d’un manque de confiance à l’égard du président des États-Unis. « Cette histoire est factuellement fausse », a commenté Mike Pompeo, l’actuel secrétaire d’État américain, qui fut le directeur de la CIA à l’époque des faits. Du côté russe, les officiels se sont empressés de minimiser le rôle de Smolenkov. Le porte-parole du Kremlin, Dimi tri Peskov, a confirmé que l’espion avait bien travaillé au sein de l’administration présidentielle, mais démenti que ça été « au plus haut niveau », c’est-à-dire à un poste dont les titulaires sont nommés par le président et qui ont directement accès à lui. Il a ajouté, sans préciser la date, que Smolenkov avait été démis de ses fonctions dans l’administration présidentielle. « Toutes ces spéculations dans les médias américains, selon les quelles quelqu'un aurait exfiltré quelqu'un et ainsi de suite, relèvent du romanà sensation, a dit Peskov. Nous les leur laissons... Le contre-espionnage russe fonctionne parfaitement.

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