17/02/2021

Guerre de l’information en Afrique : la France épinglée

Facebook a identifié de faux profils liés à la France et à la Russie

La révélation, le 15 décembre, par Facebook, de l’identification de faux profils se livrant pour le compte de la Russie et de la France à de la « guerre informationnelle » dans plusieurs pays d’Afrique, sus- cite de nombreux émois. En parti- culier au Tchad, où le gouverne- ment a annoncé, jeudi 17 décem- bre, avoir saisi la justice et a appelé « tous les pays africains victimes de ces agissements » à envisager « un cadre conjoint», pour mieux se prémunir contre ces « nouvelles formes d’atteinte à leurs intérêts ». A ce stade, ces réactions appa- raissent plus comme une néces- sité politique que comme la garan- tie d’un réel branle-bas de combat. Elles viennent toutefois apporter de l’eau au moulin des détracteurs de la France en Afrique, offrant au passage du crédit à une informa- tion dont l’état-major des armées et la diplomatie française se se- raient bien passés. Et ce, alors que Paris finance des formations de journalisme en Afrique, et peine à trouver une voie de sortie pour l’opération « Barkhane » au Sahel voisin, notamment en raison des velléités russes dans la région.

Ces révélations de Facebook − qui s’appuient sur un rapport de Graphika, une agence spécialisée dans l’analyse des réseaux so- ciaux − mettent en exergue des manœuvres de « guerre informa- tionnelle » françaises. Relative- ment limitées, elles auraient dé- buté au printemps 2018 et se se- raient accélérées depuis janvier 2020. Mais c’est la première fois que Paris se trouve ouvertement pointé du doigt pour ce type de pratiques. Facebook a ainsi identi- fié l’usage détourné, « par des indi- vidus associés à des militaires fran- çais », d’environ 80 comptes, six pages − dont un faux forum anti« fake news » − neuf groupes, 14 comptes Instagram, deux chaî- nes YouTube et une vingtaine de profils Twitter. Ils couvraient une actualité concernant la Centra- frique, le Niger, le Burkina Faso ou le Tchad. Ces comptes avaient une influence très limitée, avec sou- vent moins de 150 followers et moins de 20 «like» ou «partage» par information. Soit un « écho qui ne dépassait pas leur propre cham- bre », de l’aveu de Facebook.

Secret-défense

En Centrafrique, les comptes con- sidérés comme œuvrant pour la France semblent avoir eu pour li- gne rouge les « sujets électoraux ». Alors que le pays est en proie à des tensions à l’approche d’élections générales prévues le 27 décembre, aucune publication sur la campa- gne en cours ou ses candidats n’a été identifiée. Ces comptes se con- tentaient, selon Facebook, de ci- bler « exclusivement » les interfé- rences russes en Centrafrique, sou- tenue par Moscou, notamment via l’envoi de mercenaires liés à la controversée société Wagner.

Le seul pays pour lequel les ma- nipulations de l’information attri- buées à des militaires français semblent avoir été en mesure d’avoir un impact − bien que « mo- deste », selon Graphika − est le Mali. Une page Facebook a atteint 4 750 followers, et le plus grand groupe réunissait 490 membres. Certains contenus, en particulier vidéo, relevaient du contre-dis- cours djihadiste, comme cela a pu être fait en France par le biais de la plate-forme officielle « Stop-djiha- disme », pilotée par le service d’in- formation du gouvernement, sous tutelle de Matignon.

Ce n’est pas la première fois que Facebook épingle des pays pour leurs manipulations sur son réseau. Graphika publie deux à quatre rapports par mois sur le su- jet. Mais d’ordinaire, ces mises en cause sont réservées à des Etats comme l’Iran, la Birmanie, l’Irak ou la Russie. Dans ce dernier rap- port, Facebook pointe d’ailleurs la très forte audience des faux comp- tes œuvrant pour les intérêts rus- ses en Afrique : 1 000 followers au minimum, et jusqu’à 50 000, voire 140 000 pour des pages dé- diées au président centrafricain.

Pour obtenir ces audiences, la Russie − qui assume investir le champ de la guerre information- nelle − aurait payé pour promou- voir ses contenus. Un coût que Facebook estime à 38 000 euros, soit peu de frais. A la différence de la France, les sujets politiques n’auraient pas été un frein. Au contraire, ces interférences étaient même l’« objectif-clé » de ceux animant ces comptes, selon Graphika. Pour les faire vivre, les autorités russes se seraient ap- puyées sur des ressortissants des pays visés : surtout, de Centrafri- que,d’AfriqueduSudetd’Egypte.

A la suite de ce rapport, l’état-ma- jor français des armées a formulé une réponse circonstanciée, con- firmant implicitement son enga- gement, tout en s’abstenant de dé- signer la Russie et en préservant le secret-défense autour de sa doc- trine en matière de ce qu’elle ap- pelle la « lutte informatique d’in- fluence » (LII). « Les armées ont identifié depuis longtemps l’espace informationnel comme un champ de conflictualité. Les possibilités of- fertes par les réseaux sociaux en font tout naturellement l’espace pri- vilégié de l’expression de ces conflic- tualités », a-t-il ainsi été indiqué au Monde comme à d’autres médias.

« Les armées françaises ont cons- taté le développement d’actions de désinformation dans plusieurs pays où elles sont déployées, au Mali et en Centrafrique notam- ment. Ces actions contribuent à la déstabilisation de la situation sécuritaire et, à ce titre, elles doi- vent être mises à jour et empê- chées. (...) Nous [les] condam- nons », a aussi précisé le porte-pa- role de l’état-major des armées, le colonel Frédéric Barbry.

Alors que le rapport de Facebook renvoie dos à dos Russes et Fran- çais, particulièrement dans leurs opérations d’influence en Centra- frique, une source proche de l’ar- mée française décrypte : « L’inten- tion n’est pas de rentrer dans une guerre de communication avec les Russes, mais de les avertir en leur disant : “Ne vous essuyez pas les pieds sur nous car l’on peut répon- dre.» D’autant que la Russie est un pays avec qui la France échange en matière de renseignement.

Contexte tendu

D’autres interlocuteurs mettent en avant le contexte tendu dans lequel Facebook a dévoilé son rapport. A la suite d’une décision, en juillet, de la Cour de justice de l’Union européenne – dite Schrems II –, Facebook, comme d’autres géants du Web, ne peut plus, en théorie, transférer les don- nées des ressortissants de l’UE vers les Etats-Unis. La CJUE a considéré qu’en raison notamment des im- portants pouvoirs de surveillance de la NSA, l’Agence de sécurité na- tionale, leur vie privée n’était pas assez protégée outre-Atlantique. Facebook a déposé un recours, mais l’arrêt de la CJUE s’inscrit dans un contexte très durci en Eu- rope vis-à-vis des GAFA, particulièrement à l’initiative de la France. Or c’est le 15 décembre, soit le jour de la publication du rapport de Fa- cebook, que l’Union européenne, par la voix de Thierry Breton, com- missaire européen chargé notam- ment du numérique et de la dé- fense, a présenté son Digital Servi- ces Act. Un nouveau paquet de me- sures qui vise justement à obtenir davantage de transparence sur les algorithmes des réseaux sociaux, et à leur imposer plus de responsa- bilité dans la gestion des contenus.

Cette mise à l’index des métho- des françaises par Facebook n’en demeure pas moins incommo- dante pour Paris. Les stratèges du ministère de la défense, du quai d’Orsay et, plus largement, de l’en- semble de la communauté du ren- seignement, planchent sur le sujet depuis longtemps. Mais à la diffé- rence d’autres pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, la France a toujours fait preuve de prévention, voire d’inhibition en matière de « lutte informatique d’influence », consciente de ses possibles effets dévastateurs. 

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