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17/12/2017

Une gestion archaïque pour recruter à l’étranger

Liste des métiers non adaptée, opacité administrative... L’OCDE relève les dysfonctionnements du système français


Au Nouvel An 2017, Omar Belarbi, 31 ans, l’avait annoncé sur son compte Facebook : « Je veux réaliser l’impossible. » L’année n’est pas encore terminée que le jeune homme a déménagé de Rabat à Paris et multiplié son salaire par trois. L’informaticien spécialiste des réseaux, qui travaillait chez Maroc Telecom, a été recruté par une grande banque française.

« Au départ, on m’a contacté sur Linkedin. Je n’y croyais pas du tout, mais comme je n’avais rien à perdre, j’ai répondu à l’annonce », explique le diplômé de l’Ecole marocaine des sciences de l’ingénieur, titulaire aussi d’un master de l’université de Metz passé au Maroc dans le cadre des partenariats de son école. « L’entreprise m’a appelé un lundi matin. J’ai eu un second entretien le mercredi, et le vendredi on m’annonçait que j’étais retenu et attendu au plus vite à Paris », raconte Omar, encore incrédule de ce grand virage dans sa vie ; lui qui regardait l’Amérique, la croyant plus accessible que la France.

Chaque année, la France délivre 28 000 visas pour motif économique. En 2016, cela a représenté 16 % des 230 000 premiers titres de séjour, car même dans un pays gangrené par le chômage, l’immigration économique vient couvrir les besoins des secteurs en tension, et permet d’attirer les talents. Un rapport commandé par la France aux experts de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et rendu public lundi 20 novembre, montre que le pays pourrait mieux faire en la matière. Globalement, « des dispositifs existent bien pour faire venir des bras mais leur gestion reste trop souvent archaïque », résume Jean-Christophe Dumont, le responsable migration de l’OCDE.

Les 340 pages du long travail qu’il a supervisé montrent que « les réponses aux besoins en main-d’œuvre étrangère varient d’un département à l’autre ». Comme le droit des étrangers dépend du préfet, celui de faire venir des travailleurs dépend largement des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), qui agissent comme elles l’entendent en l’« absence d’instructions récentes de la part des ministères ».


Faire leurs preuves

Dans une économie de la connaissance et de la compétitivité, tous les pays ont leur dispositif pour attirer les cerveaux. En France, il démarre doucement, alors que la préoccupation existe depuis les années 2000. Au point que lorsque 13 % à 14 % des migrants sont hautement qualifiés au Royaume- Uni, ils ne sont que 6% dans l’Hexagone.
Comme le rappelle l’OCDE, il reste du chemin à faire avant que Paris devienne la capitale de l’intelligence qu’elle rêve d’être. Si le visa spécifique pour scientifiques et chercheurs, une des voies royales pour faire venir les « cerveaux », concerne près de la moitié des chercheurs et doctorants étrangers hors Union européenne résidant en France (soit 10 000 personnes), les autres dispositifs doivent encore faire leurs preuves.

Ainsi, « la France paye quasiment pour attirer les fondateurs de start-up. Mais il faudra voir si nous attirons les meilleurs et surtout s’ils restent », analyse M. Dumont, qui s’interroge aussi sur le profil des étudiants que la France fait venir. « Un tiers d’entre eux restent, ce qui est un taux élevé », rappelle l’expert. Le hic, c’est qu’«ils ne travaillent pas souvent dans les secteurs en tension ».

Omar, lui, est arrivé par le biais d’un dispositif destiné à attirer les talents. « Il m’a suffi d’envoyer mes papiers à une entreprise qui s’est chargée auprès du consulat d’obtenir un passeport-talent me donnant droit à un séjour de quatre ans en France », raconte l’ingénieur. S’il avait eu épouse et enfants, ils auraient pu venir aussi.

Née silyaunan, ces cartes de séjour, destinées à attirer des jeunes au profil d’Omar, ont pris le relais d’un dispositif qui a fait flop. Le nouveau système démarre suffisamment bien pour que la direction générale des étrangers en France se félicite que « plus de 10 000 titres de séjour ont été délivrés du 1er novembre 2016 au 30 juin 2017 ».

Titulaire d’un master français, Omar avait un sésame qui aurait pu lui permettre de venir travailler dans n’importe quel secteur, puisque le passeport-talent n’est pas soumis à la situation de l’emploi. Il se trouve qu’en plus, la gestion des réseaux informatiques est en tension au point que la moitié des projets d’embauche sont considérés comme difficiles à réaliser, faute d’ingénieurs disponibles.

Cette forte demande touche aussi des métiers nécessitant des formations moins poussées, comme la restauration, les services à la personne ou le bâtiment. Là en revanche, il n’y a pas de coupe-file comme le passeport-talent, mais une gestion assez désordonnée et très dissuasive pour les patrons en mal de salariés : « Tout d’abord, précise le rapport de l’OCDE, l’opacité du parcours administratif génère une grande incertitude quant à la décision finale et contribue à décourager les employeurs potentiels, surtout les petites et moyennes entreprises. » Ensuite, « l’obsolescence des listes de métiers dits “en tension”, pas mises à jour depuis leur création en 2008, rend leur usage inapproprié puisque seuls 15 % des métiers inscrits sur la liste seraient encore en tension sur l’ensemble du territoire en 2015 ».

Ainsi, les conducteurs de chantier sont toujours inscrits sur les listes des secteurs où il est possible de faire venir des étrangers, alors que la France n’a plus de problème de recrutement. Même chose pour les métiers de l’ameublement et du bois. A l’inverse, des métiers qui souffrent d’une pénurie plus récente n’y sont pas inscrits, tels les services à la personne.

Résultat, des pans entiers de l’économie qui ont du mal à trouver des bras se débrouillent autrement. Responsable immigration à la CGT Paris, Marilyne Poulain reçoit chaque semaine 70 dossiers de demande de régularisation par le travail de travailleurs sans-papiers. Comme le remarque l’OCDE, « en 2016, 6 400 étrangers ont été régularisés (par admission exceptionnelle au séjour) pour motif économique ». Ils étaient 5 000 les deux années précédentes, ce qui fait dire aux chercheurs que « la persistance de ces régularisations témoigne de besoins de main-d’œuvre non satisfaits ».

Des patrons font donc travailler des sans-papiers, souvent en profitant de leur statut pour limiter leurs droits, quitte à demander plus tard leur régularisation. « Des secteurs entiers auraient du mal à fonctionner sans cette main-d’œuvre », observe la syndicaliste, confortée par Jean-Christophe Dumont qui rappelle que « ces autorisations permettent de combler des postes perçus comme peu attractifs par les résidents dans des secteurs tels que la construction, l’hébergement-restauration ou le commerce, et pour lesquels les conditions de recrutement de la main-d’œuvre étrangère sont de facto limitées par les procédures administratives en vigueur ». 

« Boulots alimentaires »

Reste que le statut sous lequel un migrant entre en France conditionne un peu son statut social à venir : 40 % des migrants entrés pour motif économique sont cadres quand le déclassement est au contraire la règle générale chez ceux qui n’entrent pas en France de cette manière. Ainsi Omar recroise à Paris « des connaissances » qui ont eu moins de chance que lui et se traînent dans des « boulots alimentaires » en dépit de leur qualification. Car, même si 2 120 jeunes Marocains sont entrés en France dans un dispositif d’immigration choisie en 2016 – c’est la deuxième nationalité après les Américains (2 151), et avant les Tunisiens (1 282) et les Maliens (1108) –, la formule reste peu connue.
L’OCDE recommande d’ailleurs que la France lance des campagnes de communication sur le sujet comme elle l’a fait pour les étudiants étrangers, oubliant un peu que l’Afrique n’a pas vraiment be- soin de se vider de ses cerveaux.

20/11/2017

Informatique en Inde

A Bangalore, les informaticiens déchantent

Le secteur informatique indien a perdu de son lustre et voit la croissance de ses exportations diminuer

« Mon manageur m’a dit que j’avais fait du bon travail, mais que la politique de l’entreprise l’obligeait à me donner une mauvaise appréciation. Il avait en fait un quota d’employés à licencier dans son équipe. » Sanjay a ensuite été « mis sur le banc » pendant cinq mois, l’expression qui désigne la période pendant laquelle les ingénieurs sont entre deux missions. Ils n’ont alors accès à aucun ordinateur, n’ont plus de poste de travail et doivent passer leurs journées à la cantine, parfois dans la salle d’accueil.

Les plus chanceux suivent de courtes formations. D’autres employés indiens de Capgemini contactés par Le Monde témoignent des mêmes pratiques : leurs compétences professionnelles sont dépréciées, ils sont ensuite mis à l’écart et, enfin, poussés à la démission. Une employée a pu enregistrer ses échanges tendus avec deux responsables des ressources humaines de Capgemini.

Un enregistrement audio auquel a eu accès Le Monde. « Savez-vous pourquoi vous avez été convoquée ? », lui demandent ses deux interlocuteurs. « Oui, vous allez me dire qu’il n’y a plus d’opportunités pour moi dans l’entreprise et que je dois démissionner », répond l’employée, avec huit ans d’expérience dans l’entreprise.

L’une des responsables des ressources humaines acquiesce. L’employée tente alors de sauver son cas, expliquant qu’elle est prête à prendre n’importe quel poste ailleurs en Inde, puis les supplie de lui laisser deux mois supplémentaires avant de démissionner. « Avez-vous clairement indiqué que vous étiez prête à prendre une mission n’importe où en Inde ? En êtes-vous certaine ? Je vous le répète pour la troisième fois : êtes-vous certaine? Et si ce n’est pas le cas ? », lui demande l’un des responsables, avant que sa collègue n’embraye : « Alors, si c’est le cas, cela nous facilite la tâche. Nous sommes dans une situation où Capgemini ne se porte pas bien du côté du banc. Nous avons beaucoup trop d’employés sur le banc. »

Contactée par Le Monde, l’entreprise française reconnaît que « l’évaluation des compétences des collaborateurs (...) conduit, chaque année, un nombre variable d’employés à quitter l’organisation ».

Sur l’année 2017, Capgemini a prévu le recrutement en Inde de 20 000 employés, soit le cinquième de ses effectifs dans le pays... et le départ de 11 000 autres.

Capgemini est loin d’être la seule entreprise accusée, en Inde, de pousser ses employés à la démission, pour éviter les procédures longues et coûteuses de licenciements. Entre avril et septembre, les effectifs de Cognizant, Infosys, Wipro and Tech Mahindra ont été réduits. Le secteur informatique indien a perdu de son lustre. L’industrie, qui pèse environ 150 milliards de dollars (129 milliards d’euros), soit 0,7 % du produit intérieur brut de la péninsule, voit la croissance de ses exportations diminuer. Celle-ci est passée de 13,8 %, lors de l’année fiscale 2013- 2014 (close fin mars), à 10,3 % en 2015-2016, et devrait se situer entre 7 % et 8 % pour 2017-2018.

La stratégie de réduction des coûts atteint ses limites. « L’industrie indienne devrait être en panique, et à juste titre, puisqu’elle n’a pas tenu le rythme de l’innovation », a expliqué l’ancien patron du cabinet de conseil McKinsey, Rajat Gupta, à New York en mai.

Changer de modèle


Elle est désormais menacée par l’automatisation de certaines des tâches les moins qualifiées, comme la gestion d’infrastructures ou le développement d’applications, et par la nouvelle politique de restriction des visas accordés aux ingénieurs indiens, décidée par Donald Trump, alors que le marché américain constitue un débouché important. « Les ingénieurs indiens ont préféré devenir des manageurs, diriger des équipes, plutôt que d’acquérir des compétences dans les nouvelles technologies », souligne un analyste qui tient à rester anonyme.

Les gagnants de la mondialisation sont en train de devenir les perdants de l’automatisation des tâches informatiques. L’industrie, qui a si longtemps dépendu de la sous-traitance à bas coût, doit changer de modèle. « Entre 60 % et 65 % des ingénieurs informatiques ne peuvent pas être formés à nouveau, a toutefois prévenu Srinivas Kandula, le directeur de Capgemini en Inde, lors d’une conférence en février. Le chômage va toucher en majorité les ingénieurs des échelons intermédiaires ou supérieurs. » En Inde, les entreprises informatiques se séparent de leurs seniors peu qualifiés pour recruter des jeunes diplômés spécialisés dans des domaines comme l’Internet des objets ou l’intelligence artificielle.

Pour la première fois, des articles de journaux donnent des conseils en matière de licenciement. « Respectez ceux qui quittent l’entreprise. Montrez-leur la même considération que lorsque vous les avez intégrés » ou « échelonnez le départ des salariés dont les enfants passent des examens ou qui doivent s’occuper de parents malade préconisait le magazine business medias a ses lecteurs.

Les ingénieurs indiens commencent à mieux comprendre ce qui est arrivé à leurs collègues européens ou américains il y a vingt ans, quand leurs entreprises ont commencé à sous-traiter leurs tâches informatiques en Inde.

Le premier syndicat d’ingénieurs de la péninsule, le Forum for IT Employees (FITE), est sur le point d’être enregistré, ce qui était impensable il y a encore quelques années. « Nous avons pris conscience que nous ne connaissions rien au droit du travail. Nous avons vu les premiers employés partir sans trop nous poser de question jusqu’au premier plan social de 2014 chez Tata Consultancy Services, explique, dans un café de Bangalore, Raghu (un nom d’emprunt), l’un des responsables du FITE. Ce plan social a été un choc, car nous pensions que notre métier était garanti à vie, un peu comme dans la fonction publique. »

Ceux qui demandent de l’aide au FITE sont en majorité des cadres de plus de 40ans, qui peinent à retrouver du travail. « Dans une entreprise informatique, les employés sont isolés. Ils ne connaissent pas leur voisin de bureau, travaillent chez les clients ou dans des équipes qui disparaissent au bout de quelques mois », témoigne Raghu. FITE travaille essentiellement sur les réseaux sociaux pour se faire connaître. Il est suivi par près de 20 000 internautes sur Facebook, et compte un millier de membres. Une goutte d’eau sur les 4 millions de salariés que compte le secteur.

Les fondateurs du FITE ont découvert un vide juridique en matière de droit du travail. Les ingénieurs informatiques doivent utiliser une vieille loi encadrant le travail dans les usines et prouver qu’ils sont des exécutants, comme des ouvriers, pour défendre leurs droits. « Les industries informatiques se sont développées en bénéficiant d’avantages fiscaux, de terrains gratuits, les autorités n’ont pensé qu’à leur développement sans penser aux droits des informaticiens », dit Raghu.

Pour les centaines de milliers d’ingénieurs indiens arrivés sur le marché du travail dans les années 2000, leur licenciement est vécu comme un déclassement social. « Toutes nos vies se sont construites autour de nos salaires, explique Vinod A.J., membre du FITE, et quand vous tombez au chômage, votre vie s’effondre, car tout se paie en Inde, de l’éducation à la santé. »

Après sa démission forcée, Sanjay s’est payé une formation pour retrouver un emploi, en vain. « Si Bangalore est devenue si riche, c’est grâce à nous, et pourtant, le gouvernement nous oublie », se lamente Sanjay. L’ancien employé de Capgemini lit des ouvrages de développement personnel pour garder confiance en lui. Dans quelques mois, s’il est toujours au chômage, il repartira dans son village se lancer dans l’agriculture biologique ou – peut-être – ouvrir une concession automobile.