Ils ont volé la couleur blanche
C’était l’un des secrets les mieux gardés du chimiste américain DuPont : la formule de son dioxyde de titane, réputé donner le blanc le plus blanc du monde. Des Chinois ont pourtant réussi à la lui dérober.
Il y a blanc et blanc. Il y a le blanc et il y a l’ultrablanc immaculé qui recouvre l’intérieur des portes du nouveau réfrigérateur Café Series de GE Appliances. Il y a le blanc et il y a le blanc ultralumineux du capot de la Mustang GT que Ford a lancée en 2014, pour le 50 anniversaire du modèle. Il y a le blanc et il y a le blanc qui illumine des myriades de produits, des pages de la Bible à la coque des superyachts, en passant par le fourrage neigeux des biscuits Oreo.
Toute cette blancheur est le produit d’un composant appelé dioxyde de titane, TiO2. Présent dans la nature, le TiO2 est en général extrait d’un minéral, l’ilménite. Il a été pour la première fois utilisé comme pigment au XIXe siècle. Dans les années 1940, des chimistes de DuPont ont mis au point un processus de raffinage au chlore qui leur a permis d’obtenir une forme améliorée de “blanc de titane”, utilisée dans les cosmétiques, les plastiques et pour tracer les lignes des courts de tennis
Ce dioxyde de titane supérieur est aujourd’hui produit par Titanium Technologies, une des divisions de Chemours, une société dérivée créée par DuPont en janvier 2015 [dans le but de rassembler les activités de chimie haute performance du groupe avant de les introduire en Bourse]. Il représente un chiffre d’affaires annuel de 2,6 milliards de dollars.
La Chine est elle aussi un gros producteur de TiO2, et son industrie consomme un quart de la production mondiale. La plupart des usines chinoises font cependant appel à un procédé moins efficace et plus dangereux que celui de DuPont. A partir du début des années 1990, sinon plus tôt, les autorités et les entreprises publiques chinoises ont donc cherché un moyen d’utiliser les méthodes du chimiste américain. Sauf qu’elles n’ont pas contacté le groupe pour conclure un contrat : selon la version des enquêteurs américains, elles ont entrepris de le voler.
“La première question qui m’a traversé l’esprit a été : pourquoi voler la couleur blanche ? J’ai dû regarder sur Google pour savoir ce qu’était le dioxyde de titane, déclare Dean Chappell, chef de section du contre-espionnage au FBI. Et j’ai compris qu’il y avait une stratégie derrière tout ça.” Ce n’est même pas de l’espionnage à proprement parler, précise le procureur général adjoint John P. Carlin, responsable de la division de la sécurité nationale du ministère de la Justice : “C’est du vol. Et cette affaire – le vol de la couleur blanche – est un très bon exemple du problème. Ce n’est pas un secret relevant de la sécurité nationale. Il s’agit de voler quelque chose pouvant rapporter de l’argent. Ça s’inscrit dans une stratégie qui consiste à tirer profit des créations de l’ingéniosité américaine.”
La plupart des vols de secrets industriels ne sont pas signalés à la justice. Les entreprises craignent que la révélation de ce genre d’incident ne nuise à leur cours de Bourse et à leurs relations avec leurs clients ou n’incite les agents fédéraux à s’intéresser de près à leurs activités. Et les chances d’aboutir à un procès sont minimes, car ce sont des affaires complexes qui demandent beaucoup de temps. Obtenir une condamnation est encore plus aléatoire. Une étude menée en 2013 estimait que la Chine était responsable de 80 % des 300 milliards de dollars de pertes subies par les sociétés américaines à la suite de vols de propriété intellectuelle. Toutefois, la Chine refuse souvent de communiquer les pièces ou de répondre aux citations à comparaître susceptibles d’engendrer des poursuites. Pour l’emporter au tribunal, les entreprises doivent prouver qu’elles ont correctement protégé leurs secrets, et beaucoup n’y parviennent pas.
Il y a blanc et blanc. Il y a le blanc et il y a l’ultrablanc immaculé qui recouvre l’intérieur des portes du nouveau réfrigérateur Café Series de GE Appliances. Il y a le blanc et il y a le blanc ultralumineux du capot de la Mustang GT que Ford a lancée en 2014, pour le 50 anniversaire du modèle. Il y a le blanc et il y a le blanc qui illumine des myriades de produits, des pages de la Bible à la coque des superyachts, en passant par le fourrage neigeux des biscuits Oreo.
Toute cette blancheur est le produit d’un composant appelé dioxyde de titane, TiO2. Présent dans la nature, le TiO2 est en général extrait d’un minéral, l’ilménite. Il a été pour la première fois utilisé comme pigment au XIXe siècle. Dans les années 1940, des chimistes de DuPont ont mis au point un processus de raffinage au chlore qui leur a permis d’obtenir une forme améliorée de “blanc de titane”, utilisée dans les cosmétiques, les plastiques et pour tracer les lignes des courts de tennis
Ce dioxyde de titane supérieur est aujourd’hui produit par Titanium Technologies, une des divisions de Chemours, une société dérivée créée par DuPont en janvier 2015 [dans le but de rassembler les activités de chimie haute performance du groupe avant de les introduire en Bourse]. Il représente un chiffre d’affaires annuel de 2,6 milliards de dollars.
La Chine est elle aussi un gros producteur de TiO2, et son industrie consomme un quart de la production mondiale. La plupart des usines chinoises font cependant appel à un procédé moins efficace et plus dangereux que celui de DuPont. A partir du début des années 1990, sinon plus tôt, les autorités et les entreprises publiques chinoises ont donc cherché un moyen d’utiliser les méthodes du chimiste américain. Sauf qu’elles n’ont pas contacté le groupe pour conclure un contrat : selon la version des enquêteurs américains, elles ont entrepris de le voler.
“La première question qui m’a traversé l’esprit a été : pourquoi voler la couleur blanche ? J’ai dû regarder sur Google pour savoir ce qu’était le dioxyde de titane, déclare Dean Chappell, chef de section du contre-espionnage au FBI. Et j’ai compris qu’il y avait une stratégie derrière tout ça.” Ce n’est même pas de l’espionnage à proprement parler, précise le procureur général adjoint John P. Carlin, responsable de la division de la sécurité nationale du ministère de la Justice : “C’est du vol. Et cette affaire – le vol de la couleur blanche – est un très bon exemple du problème. Ce n’est pas un secret relevant de la sécurité nationale. Il s’agit de voler quelque chose pouvant rapporter de l’argent. Ça s’inscrit dans une stratégie qui consiste à tirer profit des créations de l’ingéniosité américaine.”
La plupart des vols de secrets industriels ne sont pas signalés à la justice. Les entreprises craignent que la révélation de ce genre d’incident ne nuise à leur cours de Bourse et à leurs relations avec leurs clients ou n’incite les agents fédéraux à s’intéresser de près à leurs activités. Et les chances d’aboutir à un procès sont minimes, car ce sont des affaires complexes qui demandent beaucoup de temps. Obtenir une condamnation est encore plus aléatoire. Une étude menée en 2013 estimait que la Chine était responsable de 80 % des 300 milliards de dollars de pertes subies par les sociétés américaines à la suite de vols de propriété intellectuelle. Toutefois, la Chine refuse souvent de communiquer les pièces ou de répondre aux citations à comparaître susceptibles d’engendrer des poursuites. Pour l’emporter au tribunal, les entreprises doivent prouver qu’elles ont correctement protégé leurs secrets, et beaucoup n’y parviennent pas.
La société DuPont-Chemours, en ce qui la concerne, protège bien son processus de fabrication du dioxyde de titane. Ses usines sont entourées de hautes clôtures et surveillées par des gardes. Les visiteurs ne peuvent circuler que sous escorte et ont interdiction de prendre des photos. Toute sortie de document ou de plan est enregistrée. Les sacs sont systématiquement fouillés. Tous les salariés signent un accord de confidentialité et sont régulièrement formés à la protection des informations. Dans les usines, le travail est extrêmement compartimenté, et les collaborateurs ayant accès à toute la chaîne de production sont peu nombreux. Enfin, tous les sous-traitants font l’objet d’un processus d’autorisation.
Cela n’a pas empêché Walter Liew, un entrepreneur et consultant chinois naturalisé américain, de voler, entre 1997 et 2011, les protocoles de DuPont pour la production de blanc de titane supérieur. Il a aussi dérobé les plans d’une usine et les a utilisés pour obtenir des contrats de près de 30 millions de dollars. Pour le FBI et le ministère public, cette affaire, qui a été jugée en 2014, a représenté un tournant dans leur compréhension de la chasse à la propriété intellectuelle amé- ricaine à laquelle se livre Pékin. Mais du point de vue des avocats de Liew, les Etats-Unis s’en sont pris à un entrepre- neur travailleur et plein de ressources afin de protéger les intérêts d’un grand groupe américain. La société DuPont serait ainsi plus un bourreau qu’une victime : elle aurait fait appel aux autorités pour tuer la concurrence.
Aujourd’hui âgé de 58 ans, Walter Liew apparaît sur les photographies comme un homme petit et mince, portant des lunettes, visage juvénile, grandes oreilles et cheveux sombres séparés par une raie. A en croire ses amis, ses associés et les dépositions faites lors du procès, Liew avait beau avoir réussi, il n’était jamais satisfait. Charismatique, il pouvait se montrer habile à exploiter les faiblesses des autres. Il consignait compulsivement par écrit tout ce qu’il faisait. Les milliers de pages de notes qu’il a conservées ont fini par être utilisées contre lui.
D’origine chinoise, Liew est né en Malaisie en août 1957. Ses parents étaient de petits agriculteurs. Liew, l’avant- dernier de neuf enfants, a grandi dans la pauvreté. Il ven- dait des glaces sur le bord de la route. “Nous trimions nuit et jour, a écrit Pong Chiyu, un de ses beaux-frères, à un juge fédéral. La vie était difficile, mais Walter Liew travaillait dur pour ses études.” Liew excellait à l’école et a fini par faire des études supérieures à l’étranger. Il a obtenu une licence de l’université de Taïwan puis une maîtrise en ingénierie élec- trique de l’université d’Oklahoma en 1982. Il a travaillé pour Hewlett-Packard avant de monter un cabinet de consultant en 1989. Lors de son procès, son avocat, Stuart Gasner, a déclaré : “La véritable ambition de Walter, c’était d’être plus qu’un modeste ingénieur. Il voulait gagner de l’argent. Il vou- lait avoir sa propre entreprise et tout ce qui va avec.”
En 1991, à 34 ans, Liew épouse une Chinoise nommée Christina. Avant la fin de la décennie, tous deux ont obtenu la nationalité américaine. L’année de son mariage, Liew a été invité à un banquet à Pékin au cours duquel il a été offi- ciellement remercié d’être “un Chinois d’outre-mer patriote”. Selon Kevin Phelan, l’agent du FBI qui a supervisé l’en- quête, “ce banquet est devenu sa carte de visite”. Dans une lettre envoyée à une société chinoise en 2004, en vue d’ob- tenir un contrat pour la production de dioxyde de titane, Liew racontait en effet avoir rencontré à cette occasion Luo Gan, à l’époque secrétaire général du Conseil des affaires de l’Etat, le principal organe de décision chinois. Luo Gan lui avait donné pour “directives de mieux comprendre la Chine et de continuer à lui apporter [sa] contribution”, précisait Liew.
Comme Peter Axelrod, le substitut du procureur, l’a expliqué devant le tribunal, “M. Luo a fourni des directives à M. Liew. Parmi ces directives, il y avait de grands projets destinés à servir les intérêts du gouvernement chinois. L’un de ces projets importants, sinon le plus important, était la mise au point d’un procédé au chlore pour produire du TiO2. Ces directives ont donné le coup d’envoi à une période de vingt ans de mensonge, de fraude et de vol.” Liew n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Sa femme non plus n’a pas répondu aux mes- sages que nous lui avons laissés. Stuart Gasner, l’avocat de Liew, a toutefois rédigé une déclaration : “Walter Liew est un petit entrepreneur qui s’est lancé dans un projet ambitieux et s’est heurté de front à deux forces puissantes : le groupe DuPont et le gouvernement fédéral, qui sont toujours prêts à voir de l’espionnage économique quand la Chine est impliquée.”
Liew et ses associés [qui à l’époque ignoraient tout de la production de TiO2] ont commencé par chercher en ligne des gens ayant une expertise sur le procédé au chlore de DuPont. Ils ont trouvé un certain Tim Spitler, 49 ans, un ancien ingénieur du groupe DuPont qui vivait à Reno, dans le Nevada. En octobre 1997, Liew, sa femme et Marinak [le chimiste qui travaillait avec Liew depuis 1993] se sont entassés dans une petite voiture et ont fait la route d’Oakland, en Californie, à Reno pour lui rendre visite. Ils se sont rencontrés dans une chambre d’hôtel puis ont dîné ensemble. Marinak ne se rappelle pas grand-chose de cette réunion, parce qu’il avait une thrombose à une jambe qui le faisait beaucoup souffrir. Quant aux procès-verbaux des interrogatoires de Spitler menés par le FBI, ils sont quelque peu contradictoires. Tim Spitler aurait dû témoigner au procès de Liew, mais il s’est suicidé au début de 2012, peu après l’arrestation de celui-ci et de sa femme.
A en croire les procès-verbaux du FBI, la rela- tion entre Liew et Spitler a duré des années. Les politiques managériales de DuPont et le licenciement de milliers de personnes dans les années 1990 avaient rendu Tim Spitler amer. Comme il l’a confié aux enquêteurs, il était de plus tenaillé par le doute : n’étant pas issu d’une grande université (il était diplômé de la Tri-State University d’Angola, dans l’Indiana), il craignait constamment de perdre son travail. Mais Liew le flattait, lui donnait l’impression d’être apprécié et compris. Il lui envoyait un panier-cadeau pour chaque Noël et a contribué financièrement aux funérailles de sa fille, qui s’est suicidée en 2006. Chaque fois que Spitler l’appelait pour le remercier de sa générosité, Liew orientait la conversation sur ses affaires et le dioxyde de titane.
Spitler a fini par fournir à son ange gardien des renseignements sur les procédés de DuPont – il lui a même livré des schémas de certains composants essentiels. Il lui a permis de fouiller des boîtes remplies de documents qu’il conservait chez lui et d’emporter tout ce qu’il voulait. En échange, Liew lui a versé 15 000 dollars. Parmi les documents aux- quels Liew a eu accès se trouvaient les plans d’une usine du Delaware : ils détaillaient le débit, la taille des tuyaux, les températures et les associations de produits chimiques. Selon les enquêteurs, ce document était l’un des secrets industriels les plus importants de DuPont. Spitler a toute- fois prévenu Liew que construire une usine de dioxyde de titane était une entreprise difficile. “Tu peux avoir la meilleure technique, des plans volés, mais sans les personnes compétentes pour la lancer et l’entretenir, l’usine ne marchera pas”, lui a-t-il expliqué lors d’une conversation téléphonique en 2000, selon les notes que Liew a conservées.
Liew continuait d’être à l’affût d’autres anciens salariés de DuPont. Grâce à des recherches sur Internet, il a découvert l’existence d’une société de ressources humaines de Wilmington [en Caroline du Nord], spécialisée dans le reclassement d’anciens ingénieurs du groupe. Liew a arrangé quelques entretiens et, en 1997, est ainsi entré en contact avec Robert Maegerle. Agé de 62 ans à l’époque, chauve, bedonnant, Maegerle était à la retraite. Mais il avait travaillé pour DuPont pendant trente-cinq ans. Il avait débuté dans l’entreprise en 1956 comme stagiaire, peu après que la société était passée au procédé au chlore, et il avait fini ingénieur mécanicien. Robert Maegerle était un spécialiste du dioxyde de titane.
Comme Spitler, Maegerle n’a pas apprécié certaines décisions de DuPont, a-t-il expliqué lors du procès. Il a notamment été très frustré par l’abandon d’un projet en Corée du Sud, sur lequel il s’était investi en tant qu’ingénieur. Peu après leur rencontre à Wilmington, Maegerle a commencé à effectuer des missions de conseil pour Liew. Les choses se sont accélérées quand ce der- nier a cherché à obtenir un contrat pour la restructura- tion d’une petite usine de Jinzhou, dans le nord-est de la Chine, une succursale du géant public Pangang. Ce dernier n’a pas répondu à nos appels téléphoniques et n’a souhaité faire aucun commentaire pour cet article. L’ambassade de Chine à Washington n’a pas non plus répondu à nos messages.
En 2004, Liew a envoyé à Hong Jibi, président de Pangang, une lettre expliquant pourquoi sa société devait être retenue pour les travaux. “DuPont possède la méthode de production de blanc par chloration la plus avancée, mais cette méthode a toujours fait l’objet d’un strict monopole et ne peut être transférée. Après des années de recherche et d’ap- plication, ma société possède et maîtrise la totalité de ce pro- cédé de raffinage.” Il a montré aux dirigeants du groupe les plans communiqués par Spitler et d’autres documents sensibles. En juillet 2008, alors qu’il cherchait à obte- nir un nouveau contrat, cette fois pour une usine plus grande à Chongqing, une immense ville du sud-ouest de la Chine, il a fourni des photographies de l’équipe- ment de DuPont qu’il tenait de Maegerle. Liew et son épouse ont rencontré des dirigeants de Pangang à Pékin et leur ont expliqué comment ils construiraient l’usine. Ils ont affirmé disposer d’une équipe de 16 personnes versées dans la production de dioxyde de titane. C’était très exagéré : à part Maegerle, aucun des collaborateurs de Liew n’avait jamais travaillé dans la production de blanc. Plusieurs d’entre eux avaient été recrutés par l’in- termédiaire de Craigslist [un site de petites annonces]. L’un d’eux a déclaré aux enquêteurs qu’au début tout ce qu’il savait du dioxyde de titane venait de Wikipédia.
Pendant la préparation de la proposition pour le groupe Pangang, Maegerle a communiqué à Liew des précisions tirées d’un manuel de 407 pages qui recensait les “données de base” sur l’usine de dioxyde de titane DuPont de Kuan Yin, à Taïwan, et qui contenait une grande partie des informations nécessaires à la construction d’une usine. D’après les dépositions faites lors du procès, Maegerle a livré à Liew plus de 120 éléments tirés de ce document. De la prison où il se trouve actuellement en détention, Maegerle s’est refusé à tout commentaire. La collabo- ration entre les deux hommes s’est en tout cas révé- lée payante : la société de Liew a obtenu un contrat de 17,8 millions de dollars pour la construction de l’usine de Chongqing. En quelques années seulement, Liew a obtenu au moins trois contrats avec le groupe Pangang, d’une valeur totale de 28 millions de dollars.
Malgré cet argent, Liew a continué de vivre dans une modeste maison de location située dans un cul-de-sac dans les collines d’Orinda, en Californie, à une trentaine de minutes en voiture de San Francisco. Il ne s’est pas autorisé de grandes dépenses, à l’exception d’un 4 × 4 Mercedes marron et d’un appartement de luxe à Singapour. “Nous n’avons trouvé aucun Picasso, rien, confie Phelan. Il vivait comme un membre de la classe moyenne aisée.” Liew a transféré la plupart de ses gains, environ 17 millions de dollars, à l’étranger. Qu’est-ce que cet argent est devenu ?
Cela n’a pas empêché Walter Liew, un entrepreneur et consultant chinois naturalisé américain, de voler, entre 1997 et 2011, les protocoles de DuPont pour la production de blanc de titane supérieur. Il a aussi dérobé les plans d’une usine et les a utilisés pour obtenir des contrats de près de 30 millions de dollars. Pour le FBI et le ministère public, cette affaire, qui a été jugée en 2014, a représenté un tournant dans leur compréhension de la chasse à la propriété intellectuelle amé- ricaine à laquelle se livre Pékin. Mais du point de vue des avocats de Liew, les Etats-Unis s’en sont pris à un entrepre- neur travailleur et plein de ressources afin de protéger les intérêts d’un grand groupe américain. La société DuPont serait ainsi plus un bourreau qu’une victime : elle aurait fait appel aux autorités pour tuer la concurrence.
Aujourd’hui âgé de 58 ans, Walter Liew apparaît sur les photographies comme un homme petit et mince, portant des lunettes, visage juvénile, grandes oreilles et cheveux sombres séparés par une raie. A en croire ses amis, ses associés et les dépositions faites lors du procès, Liew avait beau avoir réussi, il n’était jamais satisfait. Charismatique, il pouvait se montrer habile à exploiter les faiblesses des autres. Il consignait compulsivement par écrit tout ce qu’il faisait. Les milliers de pages de notes qu’il a conservées ont fini par être utilisées contre lui.
D’origine chinoise, Liew est né en Malaisie en août 1957. Ses parents étaient de petits agriculteurs. Liew, l’avant- dernier de neuf enfants, a grandi dans la pauvreté. Il ven- dait des glaces sur le bord de la route. “Nous trimions nuit et jour, a écrit Pong Chiyu, un de ses beaux-frères, à un juge fédéral. La vie était difficile, mais Walter Liew travaillait dur pour ses études.” Liew excellait à l’école et a fini par faire des études supérieures à l’étranger. Il a obtenu une licence de l’université de Taïwan puis une maîtrise en ingénierie élec- trique de l’université d’Oklahoma en 1982. Il a travaillé pour Hewlett-Packard avant de monter un cabinet de consultant en 1989. Lors de son procès, son avocat, Stuart Gasner, a déclaré : “La véritable ambition de Walter, c’était d’être plus qu’un modeste ingénieur. Il voulait gagner de l’argent. Il vou- lait avoir sa propre entreprise et tout ce qui va avec.”
En 1991, à 34 ans, Liew épouse une Chinoise nommée Christina. Avant la fin de la décennie, tous deux ont obtenu la nationalité américaine. L’année de son mariage, Liew a été invité à un banquet à Pékin au cours duquel il a été offi- ciellement remercié d’être “un Chinois d’outre-mer patriote”. Selon Kevin Phelan, l’agent du FBI qui a supervisé l’en- quête, “ce banquet est devenu sa carte de visite”. Dans une lettre envoyée à une société chinoise en 2004, en vue d’ob- tenir un contrat pour la production de dioxyde de titane, Liew racontait en effet avoir rencontré à cette occasion Luo Gan, à l’époque secrétaire général du Conseil des affaires de l’Etat, le principal organe de décision chinois. Luo Gan lui avait donné pour “directives de mieux comprendre la Chine et de continuer à lui apporter [sa] contribution”, précisait Liew.
Comme Peter Axelrod, le substitut du procureur, l’a expliqué devant le tribunal, “M. Luo a fourni des directives à M. Liew. Parmi ces directives, il y avait de grands projets destinés à servir les intérêts du gouvernement chinois. L’un de ces projets importants, sinon le plus important, était la mise au point d’un procédé au chlore pour produire du TiO2. Ces directives ont donné le coup d’envoi à une période de vingt ans de mensonge, de fraude et de vol.” Liew n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Sa femme non plus n’a pas répondu aux mes- sages que nous lui avons laissés. Stuart Gasner, l’avocat de Liew, a toutefois rédigé une déclaration : “Walter Liew est un petit entrepreneur qui s’est lancé dans un projet ambitieux et s’est heurté de front à deux forces puissantes : le groupe DuPont et le gouvernement fédéral, qui sont toujours prêts à voir de l’espionnage économique quand la Chine est impliquée.”
Liew et ses associés [qui à l’époque ignoraient tout de la production de TiO2] ont commencé par chercher en ligne des gens ayant une expertise sur le procédé au chlore de DuPont. Ils ont trouvé un certain Tim Spitler, 49 ans, un ancien ingénieur du groupe DuPont qui vivait à Reno, dans le Nevada. En octobre 1997, Liew, sa femme et Marinak [le chimiste qui travaillait avec Liew depuis 1993] se sont entassés dans une petite voiture et ont fait la route d’Oakland, en Californie, à Reno pour lui rendre visite. Ils se sont rencontrés dans une chambre d’hôtel puis ont dîné ensemble. Marinak ne se rappelle pas grand-chose de cette réunion, parce qu’il avait une thrombose à une jambe qui le faisait beaucoup souffrir. Quant aux procès-verbaux des interrogatoires de Spitler menés par le FBI, ils sont quelque peu contradictoires. Tim Spitler aurait dû témoigner au procès de Liew, mais il s’est suicidé au début de 2012, peu après l’arrestation de celui-ci et de sa femme.
A en croire les procès-verbaux du FBI, la rela- tion entre Liew et Spitler a duré des années. Les politiques managériales de DuPont et le licenciement de milliers de personnes dans les années 1990 avaient rendu Tim Spitler amer. Comme il l’a confié aux enquêteurs, il était de plus tenaillé par le doute : n’étant pas issu d’une grande université (il était diplômé de la Tri-State University d’Angola, dans l’Indiana), il craignait constamment de perdre son travail. Mais Liew le flattait, lui donnait l’impression d’être apprécié et compris. Il lui envoyait un panier-cadeau pour chaque Noël et a contribué financièrement aux funérailles de sa fille, qui s’est suicidée en 2006. Chaque fois que Spitler l’appelait pour le remercier de sa générosité, Liew orientait la conversation sur ses affaires et le dioxyde de titane.
Spitler a fini par fournir à son ange gardien des renseignements sur les procédés de DuPont – il lui a même livré des schémas de certains composants essentiels. Il lui a permis de fouiller des boîtes remplies de documents qu’il conservait chez lui et d’emporter tout ce qu’il voulait. En échange, Liew lui a versé 15 000 dollars. Parmi les documents aux- quels Liew a eu accès se trouvaient les plans d’une usine du Delaware : ils détaillaient le débit, la taille des tuyaux, les températures et les associations de produits chimiques. Selon les enquêteurs, ce document était l’un des secrets industriels les plus importants de DuPont. Spitler a toute- fois prévenu Liew que construire une usine de dioxyde de titane était une entreprise difficile. “Tu peux avoir la meilleure technique, des plans volés, mais sans les personnes compétentes pour la lancer et l’entretenir, l’usine ne marchera pas”, lui a-t-il expliqué lors d’une conversation téléphonique en 2000, selon les notes que Liew a conservées.
Liew continuait d’être à l’affût d’autres anciens salariés de DuPont. Grâce à des recherches sur Internet, il a découvert l’existence d’une société de ressources humaines de Wilmington [en Caroline du Nord], spécialisée dans le reclassement d’anciens ingénieurs du groupe. Liew a arrangé quelques entretiens et, en 1997, est ainsi entré en contact avec Robert Maegerle. Agé de 62 ans à l’époque, chauve, bedonnant, Maegerle était à la retraite. Mais il avait travaillé pour DuPont pendant trente-cinq ans. Il avait débuté dans l’entreprise en 1956 comme stagiaire, peu après que la société était passée au procédé au chlore, et il avait fini ingénieur mécanicien. Robert Maegerle était un spécialiste du dioxyde de titane.
Comme Spitler, Maegerle n’a pas apprécié certaines décisions de DuPont, a-t-il expliqué lors du procès. Il a notamment été très frustré par l’abandon d’un projet en Corée du Sud, sur lequel il s’était investi en tant qu’ingénieur. Peu après leur rencontre à Wilmington, Maegerle a commencé à effectuer des missions de conseil pour Liew. Les choses se sont accélérées quand ce der- nier a cherché à obtenir un contrat pour la restructura- tion d’une petite usine de Jinzhou, dans le nord-est de la Chine, une succursale du géant public Pangang. Ce dernier n’a pas répondu à nos appels téléphoniques et n’a souhaité faire aucun commentaire pour cet article. L’ambassade de Chine à Washington n’a pas non plus répondu à nos messages.
En 2004, Liew a envoyé à Hong Jibi, président de Pangang, une lettre expliquant pourquoi sa société devait être retenue pour les travaux. “DuPont possède la méthode de production de blanc par chloration la plus avancée, mais cette méthode a toujours fait l’objet d’un strict monopole et ne peut être transférée. Après des années de recherche et d’ap- plication, ma société possède et maîtrise la totalité de ce pro- cédé de raffinage.” Il a montré aux dirigeants du groupe les plans communiqués par Spitler et d’autres documents sensibles. En juillet 2008, alors qu’il cherchait à obte- nir un nouveau contrat, cette fois pour une usine plus grande à Chongqing, une immense ville du sud-ouest de la Chine, il a fourni des photographies de l’équipe- ment de DuPont qu’il tenait de Maegerle. Liew et son épouse ont rencontré des dirigeants de Pangang à Pékin et leur ont expliqué comment ils construiraient l’usine. Ils ont affirmé disposer d’une équipe de 16 personnes versées dans la production de dioxyde de titane. C’était très exagéré : à part Maegerle, aucun des collaborateurs de Liew n’avait jamais travaillé dans la production de blanc. Plusieurs d’entre eux avaient été recrutés par l’in- termédiaire de Craigslist [un site de petites annonces]. L’un d’eux a déclaré aux enquêteurs qu’au début tout ce qu’il savait du dioxyde de titane venait de Wikipédia.
Pendant la préparation de la proposition pour le groupe Pangang, Maegerle a communiqué à Liew des précisions tirées d’un manuel de 407 pages qui recensait les “données de base” sur l’usine de dioxyde de titane DuPont de Kuan Yin, à Taïwan, et qui contenait une grande partie des informations nécessaires à la construction d’une usine. D’après les dépositions faites lors du procès, Maegerle a livré à Liew plus de 120 éléments tirés de ce document. De la prison où il se trouve actuellement en détention, Maegerle s’est refusé à tout commentaire. La collabo- ration entre les deux hommes s’est en tout cas révé- lée payante : la société de Liew a obtenu un contrat de 17,8 millions de dollars pour la construction de l’usine de Chongqing. En quelques années seulement, Liew a obtenu au moins trois contrats avec le groupe Pangang, d’une valeur totale de 28 millions de dollars.
Malgré cet argent, Liew a continué de vivre dans une modeste maison de location située dans un cul-de-sac dans les collines d’Orinda, en Californie, à une trentaine de minutes en voiture de San Francisco. Il ne s’est pas autorisé de grandes dépenses, à l’exception d’un 4 × 4 Mercedes marron et d’un appartement de luxe à Singapour. “Nous n’avons trouvé aucun Picasso, rien, confie Phelan. Il vivait comme un membre de la classe moyenne aisée.” Liew a transféré la plupart de ses gains, environ 17 millions de dollars, à l’étranger. Qu’est-ce que cet argent est devenu ?
Les autorités américaines n’en ont pas la moindre idée. En janvier 2009, Performance Group, la société de Liew, s’est mise en faillite. Il n’a déclaré que 4,78 millions de dollars de revenus entre 2006 et 2010, et ses sociétés (Performance Group a changé de nom deux fois) n’ont payé que 4 000 dollars d’impôts. Par la suite, les enquêteurs ont établi que Liew devait au moins 6 millions de dollars d’impôts au gouvernement américain.
En 2009, le groupe Pangang a demandé à Tze Chao, un consultant indépendant, de contrôler le travail de Liew. Aujourd’hui âgé de 81 ans, cet ancien ingénieur de DuPont avait par le passé livré à Pangang des secrets industriels de son précédent employeur. Il devait vérifier que le projet de Liew était faisable et reposait sur des informations véritablement issues de DuPont, affirment les enquêteurs américains. Tze Chao en a profité pour ajouter à son rap- port des informations de son cru. Traduit en justice pour espionnage industriel, Chao a plaidé coupable. La sentence n’a pas encore été prononcée.
Le groupe Pangang a également fait appel à la société TZ Minerals International (TZMI), un cabinet australien réputé. Il n’est pas rare que des entreprises fassent appel à ce genre de service de consulting pour éviter tout pro- blème judiciaire relatif à la propriété intellectuelle. Pangang avait cependant le mobile inverse, selon les enquêteurs : il voulait avoir confirmation que Liew livrait bien les plans et les procédés de DuPont.
TZMI a prévenu le groupe Pangang que la société de Liew fournissait “une méthode de chloration” qui “venait de DuPont” et lui a recommandé “de [se] renseigner plus amplement sur les conséquences juridiques”. Pangang n’a pas tenu compte de cet avis : selon les enquêteurs, le groupe était probablement ravi de savoir qu’il s’était procuré la méthode originale. En revanche, un consultant de TZMI s’est inquiété et a contacté DuPont. Son initiative est par- venue aux oreilles de Connie Hubbard, responsable de la veille concurrentielle au sein du groupe. Elle a constaté que la société de Liew se targuait sur son site d’avoir “une grande expérience de terrain en matière de chimie fine” et que ses experts avaient “de longues années d’expérience” auprès de Dow, DuPont, Rohm & Haas, Chevron et autres. Les avocats de DuPont ont sommé par écrit Liew d’expliquer comment sa société était parvenue à maîtriser le procédé au chlore. L’intéressé n’a pas répondu, mais il s’est empressé de supprimer sur son site toute référence aux méthodes de DuPont.
En août 2010, le groupe a reçu un deuxième avertissement à propos de Liew : une lettre anonyme affirmait que celui-ci et un de ses collaborateurs avaient “détourné les procédés de fabrication du dioxyde de titane d’une société américaine” et les avaient vendus à la Chine. DuPont et le FBI ne savent toujours pas qui était l’expéditeur.
Quelques mois plus tard, DuPont a porté plainte contre Liew pour vol de secrets industriels et a contacté le FBI. En 2011, des agents du FBI ont perquisitionné le domicile et les bureaux californiens de Liew, ainsi que le domicile de Maegerle dans le Delaware. Dans la cuisine de Liew, un agent a trouvé le sac à main de sa femme, Christina. Il contenait plusieurs clés. L’une d’entre elles était mani- festement celle d’un coffre-fort. Lorsqu’un agent a voulu interroger Christina à propos de cette clé, l’un de ses collègues, qui parle chinois, a entendu Liew dire à sa femme : “Tu ne sais pas, tu ne sais pas.” Quelques minutes plus tard, Christina a demandé à quitter la maison pour prendre son petit déjeuner. Les agents l’y ont autorisée et l’ont suiviee discrètement. Elle les a menés jusqu’à une banque d’Oakland, où la clé découverte dans son sac leur a plus tard permis d’ouvrir le coffre-fort du couple. Ils y ont trouvé une foule de documents compromettants. Après être passée à la banque, Christina s’est rendue dans un motel minable où elle a rencontré plusieurs Chinois qui ont plus tard été identifiés comme des dirigeants de Pangang. Le FBI a perquisitionné le motel et a trouvé des documents établissant un lien entre les intéressés et le gouvernement chinois.
En 2014, Liew a été jugé pour espionnage économique, détention illicite de secrets industriels et fraude fiscale. Il a été condamné à quinze ans de prison, peine qu’il a commencé à purger tout en ayant fait appel. Stuart Gasner, son avocat, maintient que DuPont a exagéré les informations que Liew aurait partagées, et que le procédé de raffinage au chlore est “tout à fait ordinaire dans l’industrie du dioxyde de titane”. Maergele, quant à lui, a été condamné à deux ans et demi de prison pour complicité de vente de secrets industriels, tentative de vol de secrets industriels et complicité d’obstruction à la justice. Jugée pour falsification de preuves, Christina Liew a plaidé coupable et a été condamnée à trois ans de prison avec sursis en septembre 2015.
D’après les autorités américaines, le chantier de l’usine de Chongqing n’est toujours pas terminé. Par contre, la petite usine de Jinzhou est opérationnelle, et apparemment elle fonctionne avec les méthodes de DuPont. Le ministère de la Justice américain a porté plainte contre les dirigeants du groupe Pangang et ceux de trois de ses succursales pour espionnage économique en bande organisée, mais pour le moment il n’a pas été en mesure de mettre les intéressés en accusation. Dernier rebondissement de cette histoire : il se pourrait que les Chinois aient obtenu ce qu’ils voulaient directement auprès du chimiste américain, sans intermédiaire. Récemment versés au dossier, des documents saisis lors de la perquisition du motel prouvent que les ordinateurs de DuPont ont été piratés.
A l’état naturel, le dioxyde de titane n’est pas utilisable. Incrusté dans la roche, il doit d’abord
être extrait et raffiné. Plusieurs sociétés ont élaboré des procédés de raffinage au chlore mais celui
de DuPont, mis au point à la fin des années 1940, est le plus abouti. “Les fondements sont connus, confie Bloomberg Business. D’abord on place le minerai dans une cuve tapissée de céramique
– le chlorateur. On ajoute du carbone pur et du chlore, et on chauffe à plus de 982 °C. Les gaz brûlants sont évacués et condensés, et forment un nouveau composant appelé tétrachlorure de titane. Celui-ci est de nouveau chauffé, purifié par diverses réactions chimiques puis refroidi. Le liquide jaunâtre alors obtenu est transféré dans une autre cuve d’oxydation, chauffé à très haute température et mélangé à de l’oxygène. Il en résulte une matière blanche composée de particules si fines qu’elle
a la consistance du talc.”
En 2009, le groupe Pangang a demandé à Tze Chao, un consultant indépendant, de contrôler le travail de Liew. Aujourd’hui âgé de 81 ans, cet ancien ingénieur de DuPont avait par le passé livré à Pangang des secrets industriels de son précédent employeur. Il devait vérifier que le projet de Liew était faisable et reposait sur des informations véritablement issues de DuPont, affirment les enquêteurs américains. Tze Chao en a profité pour ajouter à son rap- port des informations de son cru. Traduit en justice pour espionnage industriel, Chao a plaidé coupable. La sentence n’a pas encore été prononcée.
Le groupe Pangang a également fait appel à la société TZ Minerals International (TZMI), un cabinet australien réputé. Il n’est pas rare que des entreprises fassent appel à ce genre de service de consulting pour éviter tout pro- blème judiciaire relatif à la propriété intellectuelle. Pangang avait cependant le mobile inverse, selon les enquêteurs : il voulait avoir confirmation que Liew livrait bien les plans et les procédés de DuPont.
TZMI a prévenu le groupe Pangang que la société de Liew fournissait “une méthode de chloration” qui “venait de DuPont” et lui a recommandé “de [se] renseigner plus amplement sur les conséquences juridiques”. Pangang n’a pas tenu compte de cet avis : selon les enquêteurs, le groupe était probablement ravi de savoir qu’il s’était procuré la méthode originale. En revanche, un consultant de TZMI s’est inquiété et a contacté DuPont. Son initiative est par- venue aux oreilles de Connie Hubbard, responsable de la veille concurrentielle au sein du groupe. Elle a constaté que la société de Liew se targuait sur son site d’avoir “une grande expérience de terrain en matière de chimie fine” et que ses experts avaient “de longues années d’expérience” auprès de Dow, DuPont, Rohm & Haas, Chevron et autres. Les avocats de DuPont ont sommé par écrit Liew d’expliquer comment sa société était parvenue à maîtriser le procédé au chlore. L’intéressé n’a pas répondu, mais il s’est empressé de supprimer sur son site toute référence aux méthodes de DuPont.
En août 2010, le groupe a reçu un deuxième avertissement à propos de Liew : une lettre anonyme affirmait que celui-ci et un de ses collaborateurs avaient “détourné les procédés de fabrication du dioxyde de titane d’une société américaine” et les avaient vendus à la Chine. DuPont et le FBI ne savent toujours pas qui était l’expéditeur.
Quelques mois plus tard, DuPont a porté plainte contre Liew pour vol de secrets industriels et a contacté le FBI. En 2011, des agents du FBI ont perquisitionné le domicile et les bureaux californiens de Liew, ainsi que le domicile de Maegerle dans le Delaware. Dans la cuisine de Liew, un agent a trouvé le sac à main de sa femme, Christina. Il contenait plusieurs clés. L’une d’entre elles était mani- festement celle d’un coffre-fort. Lorsqu’un agent a voulu interroger Christina à propos de cette clé, l’un de ses collègues, qui parle chinois, a entendu Liew dire à sa femme : “Tu ne sais pas, tu ne sais pas.” Quelques minutes plus tard, Christina a demandé à quitter la maison pour prendre son petit déjeuner. Les agents l’y ont autorisée et l’ont suiviee discrètement. Elle les a menés jusqu’à une banque d’Oakland, où la clé découverte dans son sac leur a plus tard permis d’ouvrir le coffre-fort du couple. Ils y ont trouvé une foule de documents compromettants. Après être passée à la banque, Christina s’est rendue dans un motel minable où elle a rencontré plusieurs Chinois qui ont plus tard été identifiés comme des dirigeants de Pangang. Le FBI a perquisitionné le motel et a trouvé des documents établissant un lien entre les intéressés et le gouvernement chinois.
En 2014, Liew a été jugé pour espionnage économique, détention illicite de secrets industriels et fraude fiscale. Il a été condamné à quinze ans de prison, peine qu’il a commencé à purger tout en ayant fait appel. Stuart Gasner, son avocat, maintient que DuPont a exagéré les informations que Liew aurait partagées, et que le procédé de raffinage au chlore est “tout à fait ordinaire dans l’industrie du dioxyde de titane”. Maergele, quant à lui, a été condamné à deux ans et demi de prison pour complicité de vente de secrets industriels, tentative de vol de secrets industriels et complicité d’obstruction à la justice. Jugée pour falsification de preuves, Christina Liew a plaidé coupable et a été condamnée à trois ans de prison avec sursis en septembre 2015.
D’après les autorités américaines, le chantier de l’usine de Chongqing n’est toujours pas terminé. Par contre, la petite usine de Jinzhou est opérationnelle, et apparemment elle fonctionne avec les méthodes de DuPont. Le ministère de la Justice américain a porté plainte contre les dirigeants du groupe Pangang et ceux de trois de ses succursales pour espionnage économique en bande organisée, mais pour le moment il n’a pas été en mesure de mettre les intéressés en accusation. Dernier rebondissement de cette histoire : il se pourrait que les Chinois aient obtenu ce qu’ils voulaient directement auprès du chimiste américain, sans intermédiaire. Récemment versés au dossier, des documents saisis lors de la perquisition du motel prouvent que les ordinateurs de DuPont ont été piratés.
Une recette confidentielle
A l’état naturel, le dioxyde de titane n’est pas utilisable. Incrusté dans la roche, il doit d’abord
être extrait et raffiné. Plusieurs sociétés ont élaboré des procédés de raffinage au chlore mais celui
de DuPont, mis au point à la fin des années 1940, est le plus abouti. “Les fondements sont connus, confie Bloomberg Business. D’abord on place le minerai dans une cuve tapissée de céramique
– le chlorateur. On ajoute du carbone pur et du chlore, et on chauffe à plus de 982 °C. Les gaz brûlants sont évacués et condensés, et forment un nouveau composant appelé tétrachlorure de titane. Celui-ci est de nouveau chauffé, purifié par diverses réactions chimiques puis refroidi. Le liquide jaunâtre alors obtenu est transféré dans une autre cuve d’oxydation, chauffé à très haute température et mélangé à de l’oxygène. Il en résulte une matière blanche composée de particules si fines qu’elle
a la consistance du talc.”
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