10/02/2017

Les algorithmes ne joue pas la concurrence

Les robots marchands posent un nouveau défi aux autorités antitrust, car les ordinateurs peuvent nouer automatiquement des ententes illicites.


concurrence


David Topkins n’est pas John D. Rockefeller. Mais comme le célèbre magnat, cet obscur commerçant a provoqué un débat de fond sur les lois naturelles de la concurrence économique.

En 2015, dans le premier procès antitrust visant des activités de commerce en ligne, David Topkins a plaidé coupable. Devant une cour fédérale de San Francisco, il a reconnu avoir truqué les prix d’affches de cinéma vendues sur la plateforme Marketplace d’Amazon.

Si le délit ne semble pas particulièrement remarquable, la méthode, elle, était révolutionnaire : le commerçant a manipulé le marché à l’aide d’un algorithme programmé pour maintenir les prix artificiellement hauts. Après qu’il se fut entendu avec ses concurrents, son algorithme a automatiquement produit, selon le procureur, des “prix non compétitifs, issus d’une collusion”.

Alors que David Topkins attend encore le verdict, les autorités américaines et européennes
commencent à mesurer l’impact de la puissance des nouveaux outils en ligne. Si les modestes ventes de posters de David Topkins paraissent bien insignifantes comparées au quasi-monopole de la Standard Oil de Rockefeller – qui fut à l’origine de la première loi antitrust des États-Unis en 1890 [le Sherman Act] –, l’affaire jette une lumière crue sur les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour fausser les règles de la concurrence.

“Nous ne tolérerons pas de pratiques anticoncurrentielles, qu’elles soient organisées dans un salon enfumé ou sur Internet avec des algorithmes complexes”, a déclaré William Baer, procureur général adjoint au ministère de la Justice.

Reste qu’en l’état actuel les lois antitrust, fondées sur les actes et intentions d’êtres humains, pourraient se révéler inadaptées pour lutter contre les abus des entreprises à l’ère numérique, estiment certains spécialistes. Les marchés contrôlés par des “robots vendeurs” – des programmes fxant les prix automatiquement – ne réagiront pas aux mêmes incitations et ne fonctionneront pas selon les mêmes règles que les marchés supervisés par des humains.

Résultat, les promesses de l’économie numérique, censée proposer un large choix de produits à des prix toujours plus bas, pourraient bien rester lettre morte. Le développement de l’intelligence artifcielle pourrait au contraire favoriser l’émergence de cartels capables de maintenir des prix élevés malgré toutes les réglementations traditionnelles. “Les enjeux sont bien plus importants dans une économie fondée sur l’exploitation des données à cause des effets de réseau, explique Maurice Stucke, ancien procureur fédéral chargé de la concurrence et professeur de droit à l’université du Tennessee. La concurrence telle que nous la connaissons va changer.”

À mesure que les systèmes de détermination des prix deviennent de plus en plus autonomes, les pré- tendants au monopole comme David Topkins n’auront même plus besoin de se concerter avec leurs concurrents. Les ordinateurs se débrouilleront tout seuls, en utilisant les mêmes algorithmes ou en apprenant de leurs interactions avec d’autres machines – sans laisser le moindre message vocal ou courriel compromettant derrière eux.

“Trouver des moyens de prévenir les collusions reposant sur des algorithmes d’apprentissage automatique pourrait constituer l’un des défis les plus imposants auxquels aient jamais fait face les responsables de l’application du droit de la concurrence”, souligne un récent rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ces outils numériques déterminent automatiquement les prix sur la base d’évaluations instantanées de l’offre et de la demande et en fonction des instructions du vendeur, comme le bénéfice ou le prix souhaité.

D’abord utilisés dans la finance avec l’analyse quantitative, les algorithmes se sont généralisés dans l’hôtellerie, le transport aérien et les plateformes de commerce en ligne. Ils se diffusent également rapidement sur les marchés du transport, de la santé et des biens de consommation. Si Walmart a déboursé 3,3 milliards de dollars en août dernier pour racheter la société de vente en ligne Jet.com, c’était en partie pour améliorer son utilisation des algorithmes.

Transparence. 

Selon l’OCDE, le phénomène du big data risque “de poser de sérieux défis aux autorités de la concurrence à l’avenir, car il pourrait se révéler très dificile, voire impossible, de prouver l’existence d’une volonté de coordination des prix, tout au moins à l’aide des outils actuels d’application du droit de la concurrence. Dans le cas de l’intelligence artificielle, notamment, il n’existe aucun fondement juridique permettant d’engager la responsabilité d’un ingénieur informatique au titre de la programmation d’un ordinateur qui deviendrait capable, par apprentissage automatique, de coordonner les prix avec d’autres ordinateurs.” 

En avril dernier, un rapport du Council of Economic Advisers [chargé de conseiller le président des États-Unis] constatait une augmentation de la concentration du marché dans les secteurs du transport, de la vente au détail et de l’assurance, véritable frein à la hausse du niveau de vie. La Maison-Blanche estimait que de nouvelles réglementations pourraient être nécessaires afin de répondre aux problèmes propres à l’économie numérique. “Dans certaines circonstances, la transparence des prix peut faciliter une collusion tacite en permettant aux entreprises de voir les prix pratiqués par les autres entreprises”, indique le document.

Dans un rapport publié l’an dernier au Royaume-Uni, la Chambre des lords évoque de “nouvelles formes de collusion” et demande à la Commission européenne d’approfondir les recherches sur l’effet des algorithmes sur la concurrence. “C’est un problème urgent, affirme Maurice Stucke qui, avec Ariel Ezrachi, professeur à Oxford, a fait une présentation aux autorités de la concurrence à Washington et à Bruxelles fin 2016. Nous sommes peut-être confrontés à un problème de pratiques anticoncurrentielles sans avoir les moyens de le résoudre.”

Carburant. 


À titre d’exemple, il cite une appli allemande qui suit les prix du carburant dans les stations-service. Les premiers résultats montrent qu’elle contribue en fait à maintenir des prix plus élevés que par le passé. En détectant instantanément une baisse de prix dans un point de vente, l’algorithme permet en effet à la concurrence de s’aligner immédiatement. Personne n’a donc intérêt à se lancer le premier. “Les algorithmes partagent l’information tellement vite que les consommateurs n’ont pas le temps de faire jouer la concurrence, explique Maurice Stucke. Et les deux stations-service installées au bout de la rue le savent très bien.”

Un problème similaire a été soulevé devant un tribunal fédéral de New York par Spencer Meyer, utilisateur de l’application Uber. Selon lui, en utilisant l’algorithme d’Uber qui fxe le prix des courses, les chaufeurs – qui sont des travailleurs indépendants – ont un “comportement anticoncurrentiel classique”. L’entreprise et son PDG, Travis Kalanick, engrangent des bénéfices artificiellement gonflés grâce à un système de “prix dynamiques” qui augmente les tarifs lors des pics de demande. “L’algorithme de Kalanick modife artifciellement l’offre et la demande en imposant ce système de prix dynamiques aux chauffeurs qui, sans cela, se feraient concurrence en jouant sur les prix”, argumente Spencer Meyer.

De son côté, David Topkins devrait être fxé sur son sort le 16 mars. Il risque une amende maximale de 28 750 dollars [27 000 euros] et pourrait échapper à une peine de prison s’il accepte de coopérer avec les enquêteurs.

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