14/07/2018

Le grand retour des espions russe

La guerre du renseignement fait rage entre Moscou, Londres et Washington. l’affaire Skripal montre que tous les coups semble permis

espionnage



L’affaire Sergueï Skripal a porté à son apogée la pire crise politique née entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide. Elle a eu pour conséquence un chassé-croisé jamais vu de diplomates expulsés par dizaines d’Europe et des États-Unis, comme de Russie. La tentative d’empoisonnement de l’ancien agent double russe constitue un nouvel épisode dans la vieille guerre qui oppose les services de renseignement russe et britannique. Elle a fait suite à l’affaire de l’ingérence de Moscou dans les élections américaines. Les espions sont donc de retour, sur la scène diplomatique comme dans la fiction. Pourtant ils ne sont plus tout à fait les mêmes que dans les romans de John le Carré.

Russie- Angleterre, une saga d’espionnage


Pourquoi la guerre des services secrets se joue-t-elle sur le sol britannique ? Les Anglais
ont tout fait pour cela, considère ce journal russe. La succession de morts mystérieuses de fugitifs russes [depuis quelques années] à Londres nous amène une fois de plus à nous poser la question : pourquoi cette liquidation massive de transfuges a-t-elle précisément lieu sur les îles Britanniques ? En effet, rien de tel ne se produit dans les autres pays occidentaux. Pourquoi la plus grande colonie d’opposants au Kremlin s’est-elle installée justement en Grande-Bretagne, et pourquoi la guerre des espions russes et britanniques a-t- elle continué après la fin de l’Union soviétique et la guerre froide ? La réponse mêle histoire, psychologie et géopolitique. Beaucoup de travaux ont été écrits sur le sujet, mais j’aimerais souligner quelques points importants. Sans cela, impossible de comprendre ni l’affaire Skripal, ni l’affaire Litvinenko*, ni les autres “moments marquants” de cette interminable saga d’espionnage.

L’Angleterre est le pays de l’espionnage par excellence. 

À l’époque élisabéthaine déjà, sa situation insulaire et ses ressources limitées ont poussé Londres à faire de l’espionnage et de la diplomatie ses principaux outils pour assurer son hégémonie mondiale. Sir Francis Walsingham créa sur ordre d’Élisabeth Ire un service secret de la couronne et put ainsi déjouer nombre de conspirations, tant intérieures qu’internationales. Le célèbre auteur dramatique et poète Christopher Marlowe fait partie de ses informateurs. Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver et Daniel Defoe, créateur de Robinson Crusoé, furent tous deux liés au renseignement.

Opposants à la tyrannie. 


Au siècle suivant, l’Angleterre s’imposa dans le jeu politique européen par la diplomatie et l’espionnage en usant avec succès du principe “diviser pour mieux régner”. Disputant à la France l’hégémonie mondiale, les Anglais “empoisonnèrent” copieusement la vie de Napoléon en finançant des complots, des coalitions, et pour finir l’insurrection vendéenne. La célèbre série télé britannique Sharpe montre comment les Anglais soutenaient activement la résistance espagnole dans les territoires occupés par les troupes napoléoniennes.

Lui aussi agent des renseignements britanniques, le colonel Lawrence (d’Arabie) entra dans l’histoire de l’espionnage par le travail colossal qu’il accomplit durant la Première Guerre mondiale pour la destruction de l’Empire ottoman en soutenant la révolte arabe dans la péninsule Arabique et en Palestine. La “piste britannique” mène aussi vers la Russie : la participation des Anglais à l’assassinat de l’empereur Paul Ier et de Grigori Raspoutine n’est pas exclue.

L’un des grands principes de la politique britannique consiste depuis toujours à accueillir tous les dissidents, “opposants à la tyrannie”, et plus largement les individus ayant enfreint les lois de leur pays. À commencer par le libre-penseur français Voltaire (au milieu du xviiie siècle), le Royaume- Uni fut le refuge de dizaines de milliers de “dissidents” de tous pays, du révolutionnaire allemand Karl Marx aux membres de mouvances islamistes. Les transfuges d’URSS et de Russie constituent une catégorie à part dans ce forilège : on y trouve l’ancien colonel du KGB Oleg Gordievski, le dissident Vladimir Boukovski, le “chef de guerre” tchétchène Akhmed Zakaev et beaucoup d’autres.

L’hospitalité britannique se fonde sur un calcul pragmatique : en accueillant des fugitifs, Londres dispose d’un moyen de pression efficace sur les pays concernés, à des fins de négociation politique comme de chantage. Il y a aussi un intérêt maté- riel : des hommes aux fortunes douteuses venus des quatre coins du monde, et de Russie en premier lieu, s’empressent de rejoindre l’Angleterre et y remplissent les caisses du fisc. Les espions livrent des informations, les évadés fiscaux transfèrent leurs capitaux, et ces avantages contrebalancent tout éventuel désagrément diplomatique. La porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zakharova, a rappelé récemment que la Russie attendait l’extradition depuis le Royaume-Uni de pas moins de quarante citoyens russes inculpés.

Il ne faut pas non plus oublier la mentalité de la classe dirigeante britannique. L’espionnage comme sport à l’échelle internationale, voilà qui répondait au “goût du risque” cultivé par les gentlemans anglais, attirant vers le renseignement les rejetons des meilleures familles aristocratiques. Si dans d’autres cultures nationales on se montrait pour le moins réticent à l’égard de la profession d’espion, en Angleterre elle s’est nimbée d’une auréole de noblesse et d’un certain romantisme. Un fait qui se reflète dans la littérature, le cinéma et la culture populaire. Rien qu’au xxe siècle, nombre d’écrivains célèbres furent liés au renseignement britannique : William Somerset Maugham, Graham Greene, Anthony Burgess, Ian Fleming, John le Carré, Frederick Forsyth et Arthur Koestler.

Ce n’est pas pour rien que l’Angleterre est considérée comme la patrie du thriller d’espionnage. Aucune autre culture n’a aussi largement et minutieusement exploré le thème de l’espionnage. La liste est infinie, contentons-nous de citer quelques chefs-d’œuvre, tels que Les 39 Marches (Alfred Hitchcock, 1939), Le Troisième Homme (1949), L’Espion qui venait du froid (1965), Ipcress, danger immédiat (1965), sans parler de l’éternelle série des James Bond (Bons baisers de Russie, etc.), pour finir avec le blockbuster Kingsman : Services secrets. L’amour des Britanniques pour l’espionnage s’explique par le fait qu’ils en comprennent l’utilité et s’en servent à des fins politiques.

Cet “art” étant si apprécié, l’élite politique anglaise en a accepté les règles et les risques jusqu’à la dernière décennie. Avec l’affaire Litvinenko, et plus encore l’affaire Skripal, les gentlemans semblent avoir perdu leur sang-froid légendaire. Manifestement, la Russie et tout ce qui s’y rapporte les irrite au plus haut point. C’est ainsi qu’à l’espionnage se combine la russophobie. La superposition de ces deux traditions – russophobie et espionnage – explique en grande partie cette confrontation qui dure depuis des décennies et qui a depuis longtemps dépassé le cadre habituel du renseignement.


La russophobie est apparue en France et en Angleterre après les guerres napoléoniennes, lorsque la Russie est devenue une puissance influente sur le continent. C’est clairement dans les années 1830, avec les soulèvements polonais contre l’Empire russe, que la russophobie européenne a pris forme. Il ne s’agissait pourtant pas tant de solidarité avec les Polonais que d’une volonté d’affaiblir la Russie. Les relations de l’Angleterre avec la Russie se tendirent encore avec la “question d’Orient” et le destin des détroits du Bosphore et des Dardanelles, ce qui provoqua la guerre de Crimée (1853-1856) et ce qu’on appela le Grand Jeu – cet affrontement géopolitique (mettant à contribution renseignement et diplomatie) entre le Royaume-Uni et la Russie dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Dans les années 1855-1865, Alexandre Herzen et Nikolaï Ogarev publiaient à Londres, sous le regard bienveillant des autorités britanniques, les premières revues russes antigouvernementales qui eurent une influence déterminante sur l’intelligentsia russe libérale. Au début du xxe siècle, l’Angleterre devint l’un des principaux refuges pour l’émigration dissidente russe, en particulier les socialistes révolutionnaires, les mencheviques et les bolcheviques. C’est à Londres que se déroulèrent les IIe et Ve congrès (1903, 1907) historiques des sociaux-démocrates russes, auxquels participa Lénine et où le bolchevisme fut institué en tant que mouvement. La majeure partie du financement du Ve congrès provenait des industriels britanniques, sympathisants de la révolution russe.

À l’exception des deux guerres mondiales, au cours desquelles la Russie (l’Union soviétique) et la Grande-Bretagne furent alliées, la guerre des espions et de l’information n’a jamais cessé entre les deux nations. Il suffit de rappeler l’affaire Lockhart (1918), l’opération Trust et Sidney Reilly (1925), ce dernier ayant été surnommé le “roi des espions” en Angleterre et ayant inspiré à Ian Fleming le personnage de James Bond. L’histoire a également retenu le cas des Cinq de Cambridge (des superagents légendaires recrutés par l’Union soviétique dans les années 1930, dont le fameux Kim Philby). La concurrence entre les services devint particulièrement vive durant la guerre froide, qui dura de 1946 à 1991. Les noms des “héros” et des traîtres de cette guerre sont bien connus. L’affaire Profumo, du nom du ministre de la Défense britannique, fit en particulier sensation, provoquant la démission de ce dernier en 1963. L’histoire de l’escort-girl Christine Keeler, qui entretenait parallèlement une liaison avec Profumo et avec l’officier du renseignement militaire soviétique Evgueni Ivanov, a captivé les Britanniques comme un passionnant jeu d’espions. En 1971 eut lieu la plus importante expulsion de diplomates soviétiques de l’histoire, avec 105 agents contraints de quitter Londres.

Après la chute de l’URSS, le répit se révéla de courte durée : dès la fin des années 1990, l’affrontement entre les services reprit de plus belle. Londres devint tout à la fois le refuge des oligarques russes, des criminels économiques, des espions transfuges et de toutes sortes d’opposants à Moscou. Le plus célèbre d’entre eux, l’oligarque Boris Berezovski, mourut dans des circonstances non élucidées en 2013. L’opposition russe à Londres, activement exploitée par les services de renseignement britanniques, est cependant devenue dans une large mesure incontrôlable et agit selon ses propres règles. C’est précisément la raison de toute une série d’assassinats inexpliqués qui dépassent les compétences et la logique du renseignement classique et qui, vraisemblablement, servent les intérêts de quelques tierces parties. Le préjudice politique de ces exécutions pour l’exemple est énorme. Les Britanniques, c’est manifeste, sont devenus les otages d’un système qu’ils ont eux- mêmes créé. L’Angleterre n’a pas fini de se plaindre et de s’offusquer de la mort de transfuges russes, puisqu’elle a elle-même écrit les règles de ce jeu où la guerre internationale des services secrets se joue précisément sur son territoire. Cela ne concerne pas uniquement la diaspora russe, mais aussi les islamistes qui ont obtenu l’asile politique avec le soutien des services secrets locaux et qui sont aujourd’hui hors de contrôle, commettant nombre d’actes terroristes sur le sol de leurs hôtes.


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