Airbus aurait bien payé un agent pour une vente d’avions à Tripoli en 2007. Les enquêteurs soupçonnent Claude Guéant d’avoir bénéficié d’une rétrocommission
Les dirigeants d’Airbus ont toujours nié. Non, l’entreprise n’a jamais versé de commission sur la vente de douze avions à la compagnie aérienne Afriqiyah Airways en décembre 2007, un marché de plus d’un milliard d’euros. Pour les juges, qui enquêtent sur les liens financiers entre le régime de Kadhai et l’entourage de Nicolas Sarkozy, cette commission existe pourtant bel et bien : ils soupçonnent même que les 500 000 euros reçus par Claude Guéant en mars 2008 pour acheter un appartement de 90 m2 avenue Montaigne auraient un lien avec ce versement, ce qu’il conteste. Ces 500 000 euros représenteraient la récompense de l’ancien secrétaire général de l’Elysée pour son intervention auprès d’Airbus afin que le groupe paie Alexandre Djouhri. Selon Mediapart, les juges d’instruction chargés du dossier, Serge Tournaire en tête, envisagent d’ailleurs d’alourdir la mise en examen de Claude Guéant du chef de « corruption passive ». Reste à prouver que la commission principale a bien été touchée, au moins partiellement, par Djouhri...
Depuis deux ans, les policiers de l’Ofice central de Lutte contre la Corruption et les Infractions financières et fiscales (OCL- CIFF) ont entre les mains un document daté d’octobre 2009, saisi lors d’une perquisition au siège d’Airbus. Ce contrat accorde une commission de 8 millions d’euros, ramenée plus tard à 4 millions d’euros, à une société libanaise, Al Wadan, ayant joué un rôle dans le contrat libyen. Cette société a, jusqu’à ce jour, conservé son mystère. L’extrait du registre du commerce de Beyrouth montre qu’Al Wadan a été créée juste avant la signature du contrat avec Airbus, le 9 juin 2009. Elle n’existait pas quand la vente des avions à Afriqiyah Airways a été négociée, entre 2004 et 2007, et elle n’a eu strictement « aucune activité » depuis sa création. Son président, Mahmoud Khalifa, qui détient 90% des actions, n’a, par ailleurs, aucun lien connu avec la Libye ou l’aéronautique. Al Wadan a tous les attributs d’une société fantôme...
Dans le jargon interne d’Airbus, on appelle ces entreprises des « parkings ». Ce sont des sociétés-coquilles, généralement installées dans des paradis fiscaux : elles n’ont pas d’existence économique et servent uniquement à rémunérer des intermédiaires dont l’identité doit rester secrète. Problème : officiellement, la direction de la stratégie et du marketing d’Airbus a cessé ce genre de pratique depuis la nomination à sa tête de Marwan Lahoud en juin 2007. Dès lors, deux questions se posent : pourquoi Airbus a-t-il créé un nouveau « parking » en 2009, et qui se cache derrière Al Wadan ? Interrogé, Airbus « ne fait pas de commentaires ».
Pour tenter de comprendre, il faut remonter le cours de l’histoire, repartir du début de la négociation. En septembre 2003, la levée des sanctions internationales contre la Libye précipite les industriels américains, britanniques et français à Tri- poli. Le président Jacques Chirac espère vendre des avions au colonel Kadhai et se rend lui-même dans la capitale libyenne en novembre 2004. Selon plusieurs documents et témoignages que nous avons recueillis, une réunion préparatoire à cette visite d’Etat est organisée, au printemps 2004, à l’hôtel George-V à Paris, entre Jean-Paul Gut, le prédécesseur de Marwan Lahoud chez Airbus (à l’époque EADS), et Maurice Gourdault-Montagne, le « sherpa » du président de la République. Ce jour-là, Gourdault-Montagne arrive flanqué d’Alexandre Djouhri, qui se pro- pose de prendre la négociation en main. Une note de la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), transmise aux enquêteurs, confirme qu’Alexandre Djouhri multiplie les voyages à Tripoli durant toute l’année 2004 en se présentant comme l’envoyé d’Airbus.
UN INTERMÉDIAIRE ENCOMBRANT
La scène suivante se déroule en juillet 2006 au Salon aéronautique international de Farnborough, dans la banlieue de Londres. C’est un témoin de premier plan, Philippe Bohn, dépêché par Airbus en Libye l’année précédente, qui la raconte dans son livre, « Profession : agent d’influence ». Philippe Bohn et son supérieur, Jean-Paul Gut, rejoignent l’actionnaire principal de la compagnie Afriqiyah Airways, Béchir Saleh, dans le salon du Franco-Saoudien Mansour Ojjeh, propriétaire de l’aéroport de Farnborough. Là, ils ont la désagréable surprise de découvrir Alexandre Djouhri, qui « déambule comme s’il était chez lui ». Il faut dire que Djouhri connaît très bien Béchir Saleh et Mansour Ojjeh. « Le Djouhri, c’est Gourdault qui me le balance dans les pattes », explique alors Jean-Paul Gut à Philippe Bohn.
En novembre 2006, la négociation est bouclée. Mais le contrat définitif attendra encore la visite du colonel Kadhafi à Paris, un an plus tard, pour être signé en grande pompe à l’Elysée. Entre-temps, Nicolas Sar- kozy et Claude Guéant ont remplacé JacquesChiracetMauriceGourdault-Mon- tagne. Dans l’ombre, Alexandre Djouhri est toujours là : il s’est lié d’amitié avec le nou- veau secrétaire général de l’Elysée.
Dès le début de 2008, l’intermédiaire prend rendez-vous avec Marwan Lahoud, dont le bureau se trouve boulevard de Montmorency, à Paris. Il ne parle pas immédiatement du montant de sa commission mais tutoie d’emblée son interlocuteur. Deux mois plus tard, Alexandre Djouhri revient et réclame cette fois « entre 12 et 13 millions d’euros ». Réponse de Marwan Lahoud : « Je ne peux pas payer s’il n’y a pas de contrat. » Agacé par les réticences du dirigeant d’Airbus, Djouhri fait savoir à Claude Guéant que l’avionneur refuse de le payer. Le secrétaire général de l’Elysée s’en plaint auprès de Lahoud.
Dans le courant de l’année 2009, l’intermédiaire revient à la charge, porteur, cette fois, d’une feuille de papier A4 avec un tableau Excel et quelques lignes écrites dont celle-ci : « Charges : 3%. » « C’est le montant de ma commission », assure alors Alexandre Djouhri à Marwan Lahoud. D’après les déclarations de ce dernier aux enquêteurs, les réclamations de l’intermédiaire s’arrêtent là, « à la fin de l’année 2009 ». Le 23 octobre de cette même année, Airbus signe donc un contrat avec la société fantôme libanaise Al Wadan, en lien avec la vente des avions à la Libye, bouclée trois ans plus tôt.
Les policiers ont bien essayé de savoir qui se cachait derrière Al Wadan. Ils ont posé la question à Olivier Brun, l’un des subordonnés de Marwan Lahoud, qui a peiné à se souvenir. Ils évoquent notamment devant lui le nom de Salah Jnifen, qui leur a été désigné par Marwan Lahoud comme un des agents d’Airbus en Libye. Mais sa mémoire est pour le moins confuse : « C’était un cadre d’Afriqiyah il me semble, ou d’Air Libya. Je ne crois pas que c’était un agent. » Quand on lui met le contrat Airbus-Al Wadan sous les yeux, il se reprend : « En relisant le document, je me demande si cette société n’est pas celle de Salah Jnifen. » Interrogé par nos soins, Marwan Lahoud a quant à lui mis plusieurs jours à rassembler ses souvenirs. Après avoir réaffirmé qu’aucune commission n’avait été payée, il s’est ravisé : « Je pense que c’est la société de Salah Jnifen. » De telles hésitations, sur un sujet aussi sen- sible politiquement, laissent songeur...
L’HYPOTHÈSE D’UNE TROISIÈME PISTE
Fils d’un ancien ambassadeur tunisien et frère d’une présentatrice de télévision très connue en Tunisie mariée au patron des pneus Pirelli, Salah Jnifen était l’un des meilleurs amis de Saif al-Islam, le deu- xième fils du colonel Kadhafi. On le voyait aux fêtes somptueuses données par le fils du « Guide », à Saint-Tropez, à Odessa, à Singapour, aux retraites privées dans le désert libyen et à tous les voyages à Paris où les deux hommes logeaient au Ritz. C’est un fait que Jnifen a servi de « poisson-pi- lote » pour Airbus en Libye, et, aussi, qu’il a très bien connu Alexandre Djouhri. « Ils faisaient tous les deux partie de l’équipe mise en place par Airbus au début de la négocia- tion », indique un ancien cadre de l’avion- neur. « Mais Salah [Jnifen] a toujours nié avoir touché de l’argent dans l’a aire des avions, même quand des rumeurs ont couru, nous a confié un ami commun de Jnifen et Saif al-Islam (qui dort aujourd’hui dans une prison libyenne). Saif al-Islam nous disait toujours qu’il fallait choisir : faire des a aires ou être son ami. Il bannissait les gens qui se servaient de son nom pour faire des a aires. »
L’énigme n’est donc pas résolue. Jnifen a-t-il touché de l’argent, comme l’a rment les anciens responsables d’Airbus ? Ou sert-il de prétexte pour dissimuler un ver- sement à quelqu’un d’autre, comme le sou- tiennent ceux qui l’ont connu ? Il n’a pas répondu à nos messages.
A Beyrouth, une source bien informée nous a fourni une troisième piste. Des ser- vices étrangers auraient identifié le verse- ment de la fameuse commission d’Airbus à un modeste homme d’a aires libanais, Michel S., dont le train de vie aurait explosé à partir de 2010. Il aurait acheté des biens immobiliers de premier ordre, au Liban, à Londres et à New York. D’après nos infor- mations, ce Michel S. serait une connais- sance de longue date d’Alexandre Djouhri...
Toutes ces questions, les juges ne vont, cependant, pas pouvoir les poser tout de suite à l’intermédiaire : il doit être opéré en juillet, et la justice britannique a repoussé l’examen de la demande de remise déposée par les juges français, initialement prévu le 9 juillet, au mois d’octobre.
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