C’est l’histoire d’un espion pourchassé par le fisc belge et qui justifie ses fausses factures par son activité de renseignement au service de la Sûreté de l’Etat, et celle ci le nie.
Les sources humaines de la Sûreté de l’Etat sont sa principale richesse (Humint, pour Human Intelligence), y compris sur le marché de l’échange d’informations entre services partenaires. Indicateurs occasionnels ou répertoriés, la protection de leur anonymat est essentielle. Leur manipulation est affaire de professionnels. Mise sur le bûcher après l’arrestation au Maroc d’Abdelkader Belliraj pour des faits qualifiés de terrorisme (2008), la Sûreté de l’Etat n’a jamais admis publiquement ni comme ailleurs le terroriste recruter qui a organisé les attentats de Paris, ni même à l’issue d’une enquête du comité R, que le Belgo- Marocain avait été ses yeux et ses oreilles dans des milieux proches d’Al-Qaeda. Une collaboration rémunérée qui occultait ses activités dans le grand banditisme. Il peut arriver que l’identité d’un informateur, encarté ou non, soit exposée de façon indirecte. C’est ce que reproche à la Sûreté un curieux personnage, B. B., lobbyiste de son état, évoluant en marge des milieux économiques, spécialiste du commerce international et des montages financiers, rejeté et néanmoins sollicité pour des missions ponctuelles, sous le coup de procédures judiciaires qui portent principalement sur des dettes fiscales de plusieurs centaines de milliers d’euros.
Le journal l’a rencontré dans cette zone où rien n’est tout blanc ni tout noir, où les exploits sont magnifiés sans risque d’être contredits, où la vérité est peut-être incomplète, ou incroyable, mais néanmoins de l’ordre du possible.
Depuis 2006 ou 2007, monsieur B. aurait envoyé spontanément des infos au service de renseignement civil et exécuté à sa demande des missions sur des points précis. Créée en Lettonie, puis transférée en Bulgarie, sa société aurait été une sorte de sous-marin émettant des factures de complaisance ou fictives, relatives à l’achat de matériel ou de conseils. « Je n’étais pas rémunéré par la Sûreté, souligne B. B. Le deal était le suivant : “On n’a pas de budget, faites votre petit commerce, on vous couvrira, et vous nous remontez ce dont on a besoin.” J’ai donc fait remonter des informations sur l’économie halal, le commerce avec l’Iran, l’extrémisme musulman... » Des détails qui ne sont pas des secrets d’Etat (horaires, personnes en contact, gsm, adresses...), sur les visites incognito, puis officielles, de négociateurs iraniens auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; en même temps qu’il servait de poisson pilote à ces hauts personnages. Il aurait travaillé sur l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (Ompi), opposants traditionnels du régime des mollahs. A entretenu logiquement des relations avec l’ambassade de Syrie, alliée de l’Iran, ainsi qu’avec la Russie et quelques pays arabes où l’entraînaient ses activités de consultant. Enfin, il été approché par des Chinois.
B. B. est multidécoré. Par la Belgique, il y a une dizaine d’années : chevalier de l’Ordre de la Couronne sur proposition du ministre de l’Economie, Karel De Gucht (OpenVLD), le11mai2007.ParlaFrance, plus récemment : chevalier dans l’Ordre national des Palmes académiques
pour services rendus à la culture française sur proposition du ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, le 1er février 2013 ; chevalier de l’Ordre national du mérite par un décret du président de la République, François Hollande, le 25 mai 2016.
Ces distinctions honorifiques ne tombent pas du ciel. Indubitablement, B. B. a rendu des services à des puissance étrangère. « En 2006, j’ai apporté des passeports à une famille française qui était coincée à Beyrouth, bombardée par l’aviation israélienne », illustre-t-il. On ne se méfie pas d’un petit Belge qui voyage pour affaires... Quant à l’Ordre de la Couronne, le deuxième du Royaume, il y a été intégré à 40 ans, alors qu’il était chômeur complet indemnisé. Une forme de compensation ? « L’ambassade de Belgique m’avait laissé tomber pendant une mission dans un pays du Moyen-Orient. Heureusement, l’ambassade d’Allemagne m’a sauvé. Un prêté pour un rendu : la partie juive de ma famille a disparu pendant la guerre. » A coup sûr, sa vie est un roman. Lui-même et ses parents ont été sauvés par des « kakis » à Kolwezi (Congo), en 1978. La vie parfois ne tient qu’à un fil.
Quatre procédures judiciaires à Liège
Parfois aussi, les fils s’emmêlent ou se cassent, à trop tirer dessus. L’étoile de B. B. a pâli. « En août 2017, mon référent à la Sûreté est parti à la retraite, raisonne- t-il. J’ai été mis en relation avec son successeur qui m’a répondu quelques fois, puis n’a plus réagi à mes nombreux mails d’information. » Faut-il attribuer sa disgrâce présumée à des « tiraillements internes » au sein de la Sûreté où Jaak Raes a succédé à Alain Winants, à une « guerre entre services de l’Etat qui s’ignorent ou se marchent sur les pieds » – il vise la Justice et les Finances –, à l’absence de « bon sens », voire à de l’amateurisme dans le chef de certains fonctionnaires ? Il ne comprend pas...
Le coming out du lobbyiste s’explique par l’imminence de la saisie de sa maison. Son but est clair : repousser les assauts de Thémis. Précédemment, le 7 septembre 2015, la chambre du conseil de Liège avait prononcé un non-lieu pour des faits de criminalité en col blanc similaires à ceux qui lui sont reprochés aujourd’hui. « Le dossier actuel est pratiquement un copier-coller de celui de 2015 », affirme-t-il.
« L’Etat réclame à mon client des impôts et de la TVA sur des activités de consultance que celui-ci décrit comme anecdotiques, relève Me Nathan Mallants, avocat au barreau de Liège. D’après mon client, sa société servait surtout de couverture à des activités en lien avec la Sûreté de l’Etat. Je me base sur ses déclarations, car je n’ai pas la preuve qu’il a collaboré avec le service de renseignement. »
L’affaire se décline à plusieurs niveaux. Florian Lombard, substitut du procureur du roi de Liège, spécialisé en matière fiscale, confirme les procédures engagées à l’encontre du consultant. « Un dossier pénal est en attente du règlement de procédure en chambre du conseil, répond- il par mail. Une procédure est engagée devant le juge des saisies du tribunal de première instance de Liège et une autre devant les chambres fiscales du tribunal de première instance de Liège. Le parquet demande aussi l’annulation de sa société de droit bulgare devant le tribunal de commerce de Liège. » La section « écofin » de la PJF de Liège a mené l’enquête sous la direction du juge d’instruction Frédéric Frenay. Pour parer au plus pressé, la société bulgare a introduit une action en revendication en arguant du fait que les biens susceptibles d’être saisis lui appartenaient, et non à B. B., son gérant. L’avocat de ce dernier, Me Mallants, veut demander à la justice d’attendre l’issue de la procédure pénale avant d’examiner les autres volets. « Le criminel tient le civil en état », rappelle-t-il. B. B. espère convaincre ses juges qu’il a bien travaillé pour la Sûreté de l’Etat par civisme, sans enrichissement personnel et, dans certains cas, à la demande de celle-ci. Il dit en avoir les preuves : les courriels et le trafic téléphonique qui se trouvent dans le matériel saisi.
La Sûreté de l’Etat nie comme toujours
Apparemment, la Sûreté ne l’entend pas de cette oreille. Dans un courrier adressé au parquet de Liège, le 23 avril dernier, son administrateur général, Jaak Raes, affirme que B. B. « n’est pas membre de la Sûreté de l’Etat et ne l’a jamais été ». Il évoque une « falsification » d’un document produit par l’inculpé : la copie d’un courrier du précédent patron, Alain Winants, adressée à B. B., le 10 septembre 2008. Ce dernier a occulté une partie du message en pliant la lettre, ce qui laissait une trace. Alain Winants y évoque l’offre de service de B. B. en « novembre 2007 » et le « screening » dont il fait l’objet en 2008 pour être agréé comme informateur. Le courrier ne permet pas de déduire quelle suite a été donnée à cette offre de service.
Quant à la dénégation de Jaak Raes, elle peut paraître ambiguë : « N’est pas membre de la Sûreté de l’Etat et ne l’a jamais été »... Fonctionnaire, non, mais informateur occasionnel ou répertorié, les deux catégories d’informateurs de la Sûreté de l’Etat ? Le grand patron du service de renseignement ne peut rien dire. Ni confirmer, ni infirmer. « La protection des sources est le talon d’Achille et la pierre angulaire du fonctionnement d’un service de renseignement », écrivait le comité permanent de contrôle des services de renseignement dans son rapport 2008, à propos de l’affaire Belliraj, autrement grave. « La révélation de noms ou de méthodes concernant le fonctionnement des sources hypothèque tout simplement le fonctionnement futur du service. Qui risquerait encore de fournir des informations, surtout dans des domaines tels que le terrorisme et l’extrémisme, s’il ne bénéficie pas d’une garantie pleine et entière quant à la préservation de son anonymat ? »
La demande de B. B. – qui s’est manifesté auprès du Premier ministre, du ministre de la Justice et de la Sûreté de l’Etat – est contradictoire. Exciper de services supposément rendus pour obtenir l’indulgence de la justice et, par la même occasion, prendre le risque d’être reconnu ? Son cas met en lumière la vulnérabilité d’un service de renseignement quand l’un de ses free-lance – ou se revendiquant tel – fait l’objet de procédures judiciaires qui s’accompagnent de perquisitions spectaculaires (trois) et de saisie d’ordinateur ou de smartphone (non restitués à ce jour). « C’est toute ma double vie qui est donnée à voir aux avocats, aux policiers de quartier, au témoin requis si la personne est absente lors de la perquisition, au service informatique, au fisc, etc. Et même en audience publique, lorsqu’il faudra me justifier... », énumère le consultant. « Je n’oublierai pas cette perquisition où les yeux de la greffière, qui est ma voisine, s’agrandissaient de surprise au fur et à mesure que sortaient des informations me liant à des actions internationales dans des pays dont le seul nom peut faire le lancement du JT du soir... » En outre, ajoute-t-il, « le nom de six membres de la Sûreté, avec leurs numéros de téléphone, et même pour l’un d’entre eux, son adresse privée, soit un pourcent du personnel de la Sûreté, se trouvent dans les documents saisis ».
Le 5 juin dernier, l’expert en commerce international a déposé plainte au comité R, l’interface indépendante autorisée à questionner plus précisément les services de renseignement. « La justice doit impérativement changer ses méthodes, prévient-il. Le monde est devenu dangereux pour les quelques derniers qui protègent les autres. Nous vivons avec des réflexes qui datent de la Belgique de papa où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. »
L’histoire présentée par B. B. renvoie à un grand classique. Faut-il fermer les yeux sur les activités borderline de certains indicateurs en échange d’informations qu’il ne serait pas possible d’obtenir autrement (principe de subsidiarité) et dont le caractère délictueux n’est pas excessif au regard de l’objet de l’enquête, terrorisme, grande criminalité ou espionnage (principe de proportionnalité) ? Quelle est la responsabilité d’un service où il n’est pas interdit de penser qu’au moins une personne a eu des contacts intéressés avec B. B. ? N’y a-t-il pas quelque facilité à se couvrir du manteau d’espion pour enfreindre la loi ?
Depuis de nombreuses années, le législateur encadre drastiquement les « méthodes particulières de recherche » de la police (Bam, selon l’acronyme néerlandais) et les « méthodes particulières de renseignement » (Bim, pour les services secrets). Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), vient d’ajouter une arme à la panoplie des policiers, l’infiltration civile, qui doit être autorisée par le parquet fédéral. L’infiltrant est contrôlé en permanence par un juge d’instruction. Il peut commettre des infractions de moindre importance avec le feu vert du ministère public : véhiculer des criminels, leur louer une voiture ou un appartement, etc. S’il ne respecte pas les limites, il encourt la même peine qu’un citoyen ordinaire, mais en cas de menace, il est protégé.
Ce modèle est-il transposable aux services de renseignement ? Ils peuvent déjà créer des sociétés bidon et y employer des fonctionnaires sous couverture avec la permission de trois magistrats (la commission Bim). Ils ont déjà leurs infiltrants civils : les sources humaines. Cependant, ni les agents undercover ni les informateurs ne peuvent commettre d’infractions, ce qui peut compliquer leur accès à des publics-cibles hermétiques. « Un texte du ministre de la Justice visant à assouplir cette règle est discuté en intercabinet », fait savoir la porte-parole du ministre de la Justice. C’était une demande de Jaak Raes devant la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 22 mars 2016.
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