Cas d'école
A l’ère de Facebook et de YouTube, le développement de marque est devenu un problème épineux. Les choses n’étaient pas censées prendre cette tournure. Il y a dix ans, la plupart des entreprises annonçaient l’arrivée d’un nouvel âge d’or du branding. Elles ont engagé des agences de création et des troupes entières de community management pour introduire les marques au sein de l’univers numérique. Viral, buzz, mèmes, stickiness et facteur de forme sont devenus la lingua franca du branding. Mais, malgré tout ce bruit, les e orts déployés n’ont pas vraiment porté leurs fruits.
CONTEXTE
Les entreprises ont perdu des milliards de dollars dans la production de contenu sur les réseaux sociaux, dans l’espoir de mobiliser un public autour de leurs marques. Mais les consommateurs n’ont pas répondu à l’appel.
CE QUI A MAL TOURNÉ
Les réseaux sociaux ont transformé le fonctionnement de la culture. Les foules numériques sont devenues de puissants innovateurs culturels : un nouveau phénomène appelé « crowdculture ». Celles-ci produisent désormais du divertissement créatif si efficace que les entreprises ne sont plus en mesure de rivaliser.
LA VOIE À SUIVRE
Si la crowdculture a entraîné la chute des modèles conventionnels de branding, elle a rendu encore plus puissant un modèle alternatif : le branding culturel. En adoptant cette approche, les marques collaborent avec des crowdcultures et soutiennent leurs idéologies sur le marché.
En le plaçant au cœur de leur stratégie numérique, les entreprises ont misé très gros sur ce que l’on appelle souvent le « contenu de marque ». L’idée était la suivante : les réseaux sociaux devaient permettre aux entreprises de contourner les médias traditionnels, pour nouer des liens directement avec les clients. Leur raconter des histoires passionnantes et établir une connexion avec eux en temps réel devait permettre aux marques de se transformer en plateformes pour une communauté de consommateurs. Les entreprises ont investi des milliards pour réaliser cette idée. Pourtant, rares sont celles qui sont parvenues à susciter sérieusement l’intérêt des consommateurs en ligne. Les réseaux sociaux semblent même avoir rendu les marques moins importantes.
Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Pour résoudre cette énigme, nous devons nous souvenir que le succès des marques dépend de leur capacité à se faire une place au sein de la culture. Et le branding est un ensemble de techniques conçues pour produire de la pertinence culturelle. Les technologies numériques ont non seulement créé de nouveaux réseaux sociaux puissants, mais elles ont aussi complètement bouleversé le fonctionnement de la culture. Les foules numériques sont désormais des innovateurs culturels à la fois prolifiques, un phénomène que j’appelle la « crowdculture » (« culture participative »). La crowdculture modifie les règles du branding – il faut redéfénir quelles sont les techniques qui fonctionnent, quelles sont celles qui ne fonctionnent pas. Si nous saisissons la nature de la crowdculture, nous pouvons comprendre pourquoi les stratégies de contenu de marque ont échoué, et découvrir quelles méthodes alternatives de branding sont reconnues et valorisées par les réseaux sociaux.
Cette première forme de contenu de marque fonctionnait à merveille car les médias du divertissement étaient alors des oligopoles – la compétition culturelle était donc limitée. Aux Etats-Unis, trois réseaux produisaient des émissions de télévision pendant environ trente semaines par an, et passaient ensuite des rediffusions. Seuls les cinémas locaux distribuaient les films, tandis que la rivalité entre magazines se limitait à l’espace disponible sur les étagères des drugstores. Les entreprises de biens de consommation pouvaient s’offrir un chemin vers la gloire en plaçant leurs marques dans cette arène culturelle strictement contrôlée.
Les marques introduisaient aussi la culture en sponsorisant des émissions de télévision et des événements, s’associant ainsi à du contenu performant. Les fans n’ayant qu’un accès limité à leurs artistes préférés, les marques pouvaient jouer le rôle d’intermédiaires. Pendant des décennies, il était monnaie courante que des chaînes de fast-food sponsorisent de nouvelles super productions cinématographiques, que des voitures de luxe parrainent des compétitions de golf et de tennis, et que des marques pour les jeunes soutiennent des groupes musicaux et des festivals.
Avec la montée des nouvelles technologies, qui a permis au public de contourner les publicités grâce aux réseaux câblés, aux enregistreurs numériques, puis à l'internet – il est devenu bien plus difficile pour les marques d’acheter leur renommée. Elles se sont retrouvées en compétition directe avec le véritable divertissement. Les entreprises ont alors augmenté la mise. A commencer par BMW, qui a été la première à se lancer dans la création de courts-métrages pour Internet. Peu de temps après, les sociétés ont fait appel à des réalisateurs de renom (Michael Bay, Spike Jonze, Michel Gondry, Wes Anderson, David Lynch) et se sont mises en quête d’effets spéciaux et de productions toujours plus spectaculaires.
Ces efforts digitaux (pré-réseaux sociaux) ont poussé les entreprises à croire qu’elles pourraient conquérir un vaste public si elles réalisaient des créations de type hollywoodien à toute allure. Ainsi est née la grande ruée vers le contenu de marque. Mais c’était sans compter sur une nouvelle concurrence. Et cette fois-ci, elle n’allait pas venir des grandes sociétés de médias, mais du public.
De tout temps, l’innovation culturelle est apparue en marge de la société – découlant de groupes marginaux, de mouvements sociaux et de cercles artistiques qui défiaient les normes et les conventions établies. Les entreprises et les médias de masse faisaient office d’intermédiaires en diffusant ces nouvelles idées sur le marché de masse. Mais les réseaux sociaux ont tout changé.
Ces derniers rassemblent des communautés autrefois isolées géographiquement, accélérant ainsi le rythme et l’intensité des échanges collaboratifs. Ces groupes jadis éparpillés étant désormais étroitement connectés les uns aux autres, leur influence culturelle est devenue directe et importante. Ces nouvelles crowdcultures se divisent en deux catégories : les sous-cultures, qui font éclore de nouvelles idéologies et pratiques, et les univers artistiques, qui ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine du divertissement.
Des sous-cultures amplifiées. De nos jours, presque tous les sujets ont droit à leur crowdculture florissante : l’expression le trépas de l’American Dream, les romans victoriens, le mobilier d’artisanat, le libertarianisme, le nouvel urbanisme, l’impression 3D, le dessin d’animation japonais, l’observation des oiseaux, l’enseignement à domicile ou encore le barbecue. Avant, les adeptes de ces sous-cultures devaient se réunir physiquement et manquaient de moyens pour communiquer ensemble ; il y eut les magazines puis les groupes Usenet primitifs et les réunions. Les réseaux sociaux ont élargi et démocratisé ces sous-cultures. En quelques clics, il est désormais possible de rejoindre le centre névralgique de n’importe quelle sous-culture, et d’interagir avec les participants sans dificulté, aussi bien sur le Web que dans des lieux physiques et au travers des médias traditionnels. Ensemble, les membres font progresser des idées, des pratiques, des esthétiques nouvelles et des produits innovants, court-circuitant ainsi les gardiens de la culture de masse. Avec l’émergence de la crowdculture, les innovateurs culturels et leurs premiers marchés sont devenus une seule et même entité.
Des univers artistiques surboostés. Produire du divertissement populaire innovant nécessite un mode d’organisation distinct – ce que les sociologues appellent un « univers artistique ». Dans ces derniers, des artistes (musiciens, réalisateurs, écrivains, designers, dessinateurs, etc.) sont placés dans une concurrence collaborative et inspirée : ils travaillent ensemble, apprennent les uns des autres, échangent des idées, et s’encouragent mutuellement. Les efforts collectifs déployés par les participants dans ces « scènes » génèrent souvent d’importantes percées créatives. Avant la montée des réseaux sociaux, les industries de la culture de masse (cinéma, télévision, presse, mode) prospéraient en subtilisant et en réadaptant leurs innovations.
La crowdculture a surboosté les univers artistiques, augmentant considérablement le nombre de participants, mais aussi la vitesse et la qualité de leurs interactions. Plus besoin de faire partie d’une scène locale. Plus besoin de travailler pendant un an pour trouver des financements et des distributeurs pour un court- métrage. Des millions d’entrepreneurs culturels communiquent désormais en ligne pour parfaire leur art, échanger des idées, peaufiner leur contenu et se battre pour produire le prochain tube. Le Net est un nouveau mode rapide de prototypage culturel, qui permet de récolter des données instantanées sur la réception des idées sur le marché, d’obtenir un retour critique, et de les retravailler de façon à identifier rapidement le contenu le plus efficace. Au cours de ce processus, de nouveaux talents émergent et de nouveaux genres voient le jour. S’infiltrant dans tous les recoins de la culture populaire, ce contenu innovant est en phase avec le public et est produit à moindre coût. Ces crowdcultures d’univers artistiques sont la principale raison qui explique l’échec du contenu de marque.
Au-delà du contenu de marque
Bien que les entreprises se soient jetées à corps perdu dans l’aventure du contenu de marque ces dix dernières années, de sérieuses preuves empiriques les poussent aujourd’hui à revoir leurs positions. Les marques corporate sont quasiment absentes des classements par nombre d’abonnés des chaînes YouTube ou Instagram. Seules trois d’entre elles ont réussi à s’immiscer dans le top 500 de YouTube. Les premières places sont plutôt occupées par des artistes inconnus, presque sortis de nulle part.
Le plus gros succès de YouTube est de loin Pew Die- Pie (de son vrai nom Felix Arvid Ulf Kjellberg) : ce Suédois poste des films de ses parties de jeux vidéo, qu’il agrémente de commentaires narquois, le tout avec un montage minimaliste. En janvier 2016, il avait accumulé près de 11 milliards de vues, et sa chaîne YouTube totalisait plus de 41 millions d’abonnés.
Comment cela est-il arrivé ? Tout a commencé avec les sous-cultures de jeunes qui se sont constituées autour des jeux vidéo. Lorsqu’elles ont débarqué sur les réseaux sociaux, elles sont devenues une super- puissance. Autrefois perçue comme excentrique, la sous-culture du divertissement par le jeu vidéo venue de Corée du Sud s’est démocratisée à l’échelle mondiale, donnant ainsi naissance à un gigantesque sport-spectacle, désormais connu sous le nom de « sports électroniques », réunissant près de 100 millions de supporteurs (Amazon a récemment acheté le réseau de sports électroniques Twitch pour un montant de 970 millions de dollars).
Dans les e-sports classiques, les animateurs proposent des commentaires en direct de chaque partie de jeu vidéo. PewDiePie et ses camarades ont improvisé à partir de ces commentaires, et les ont tournés en dérision pour en faire un nouveau genre de comédie juvénile délurée. D’autres joueurs vidéastes, tels que Vanoss Gaming (n° 19 sur YouTube avec 15,6 millions d’abonnés), elrubius OMG (n° 20 ; 15,6 millions), Captain Sparklez (n° 60 ; 9 millions), et Ali-A (n° 94 ; 7,4 millions), sont également des membres influents de cette tribu. Au départ, cette crowdculture était organisée par des plateformes spécialisées qui lisaient ce contenu, et par des fans initiés qui se rassemblaient et émettaient des critiques, louant certains efforts et en réprouvant d’autres. PewDiePie est devenu la star incontournable de cet univers artistique numérique, de la même manière que Jean-Michel Basquiat et Patti Smith l’étaient devenus dans des univers artistiques urbains de l’époque. La principale différence : le pouvoir de la crowdculture l’a propulsé vers la gloire en un temps record.
Le « gaming comedy », ou « humour par le jeu vidéo », n’est qu’un nouveau genre parmi les centaines que le phénomène de crowdculture a créées. Ces genres comblent tous les espaces vacants imaginables du divertissement dans la culture populaire : des conseils de mode féminine à la malboufe écœurante, en passant par les commentaires des fanatiques de sport. En dépit de leurs investissements, les marques ne peuvent rivaliser. Comparez PewDiePie, qui fait des vidéos bon marché depuis chez lui, à McDonald’s, l’une des entreprises qui investit le plus dans les réseaux sociaux. La chaîne de McDonald’s (n° 9 414) ne totalise que 204 000 abonnés sur YouTube. PewDie- Pie est 200 fois plus populaire, pour un coût innifiment moins important. Prenons Red Bull, dont la stratégie de contenu de marque est la plus performante. La société s’est transformée en plateforme nouveaux médias produisant du contenu de sports extrêmes et alternatifs. Bien qu’elle affecte une grande partie de son budget marketing annuel de 2 milliards de dollars au contenu de marque, Red Bull voit sa chaîne YouTube (n° 184 ; 4,9 millions d’abonnés) se faire devancer par des dizaines de start-up issues de crowdcultures, dont les budgets de production sont inférieurs à 100 000 dollars. La chaîne Dude Perfect (n° 81 ; 8 millions d’abonnés), créée par cinq athlètes universitaires texans qui font des vidéos d’exploits sportifs improvisés et drôles, affiche par exemple de bien meilleurs résultats.
L’année suivante, Coca-Cola a lancé son premier pari, en transformant son site Web statique en véritable magazine numérique : Coca-Cola Journey. On y trouve des articles sur presque tous les sujets de la culture pop – sports, gastronomie, développement durable, voyages... C’est l’incarnation parfaite d’une stratégie de contenu de marque.
Coca-Cola Journey existe depuis maintenant plus de trois ans, et n’enregistre presque aucune visite. Le magazine ne s’est pas hissé dans le top 10 000 des sites aux Etats-Unis, ni même dans le top 20 000 à l’échelle mondiale. De plus, la chaîne YouTube de Coca-Cola (n° 2 749) n’a que 676 000 abonnés. Il s’avère que les consommateurs ne s’intéressent que très peu au contenu diffusé par les marques. Rares sont ceux qui en veulent dans leur fil d’actualité.
La plupart le considèrent même comme bon à jeter – un spam de marque. Lorsque Facebook a pris conscience du problème, ses décideurs ont commencé à faire payer les entreprises pour afficher du contenu « sponsorisé » dans les fils d’actualité de ceux qui étaient censés être leurs fans.
Pourquoi le contenu de marque et le sponsoring fonctionnaient auparavant
Bien que ses promoteurs s’obstinent à dire que le contenu de marque est une méthode ultramoderne, il s’agit en réalité d’un vestige de l’ère des médias de masse, dont on a redoré l’image pour en faire un concept numérique. Au début de cette époque, les entreprises empruntaient des techniques au divertissement populaire pour accroître la notoriété de leurs marques : elles utilisaient des formes courtes de narration, des astuces cinématographiques, des chansons et des personnages attendrissants pour séduire le public. De grands classiques, tels que la réplique « I Can’t Believe I hAte the Whole Thing » pour Alka-Seltzer, la chanson « Frito Bandito » pour la marque Frito-Lay, ou encore la pub pour Noxema dans laquelle Joe Namath se fait « mousser » par Farrah Fawcett, se sont glissés dans la culture populaire car ils divertissaient les téléspectateurs.
Cette première forme de contenu de marque fonctionnait à merveille car les médias du divertissement étaient alors des oligopoles – la compétition culturelle était donc limitée. Aux Etats-Unis, trois réseaux produisaient des émissions de télévision pendant environ trente semaines par an, et passaient ensuite des rediffusions. Seuls les cinémas locaux distribuaient les films, tandis que la rivalité entre magazines se limitait à l’espace disponible sur les étagères des drugstores. Les entreprises de biens de consommation pouvaient s’offrir un chemin vers la gloire en plaçant leurs marques dans cette arène culturelle strictement contrôlée.
Les marques introduisaient aussi la culture en sponsorisant des émissions de télévision et des événements, s’associant ainsi à du contenu performant. Les fans n’ayant qu’un accès limité à leurs artistes préférés, les marques pouvaient jouer le rôle d’intermédiaires. Pendant des décennies, il était monnaie courante que des chaînes de fast-food sponsorisent de nouvelles super productions cinématographiques, que des voitures de luxe parrainent des compétitions de golf et de tennis, et que des marques pour les jeunes soutiennent des groupes musicaux et des festivals.
Avec la montée des nouvelles technologies, qui a permis au public de contourner les publicités grâce aux réseaux câblés, aux enregistreurs numériques, puis à l'internet – il est devenu bien plus difficile pour les marques d’acheter leur renommée. Elles se sont retrouvées en compétition directe avec le véritable divertissement. Les entreprises ont alors augmenté la mise. A commencer par BMW, qui a été la première à se lancer dans la création de courts-métrages pour Internet. Peu de temps après, les sociétés ont fait appel à des réalisateurs de renom (Michael Bay, Spike Jonze, Michel Gondry, Wes Anderson, David Lynch) et se sont mises en quête d’effets spéciaux et de productions toujours plus spectaculaires.
Ces efforts digitaux (pré-réseaux sociaux) ont poussé les entreprises à croire qu’elles pourraient conquérir un vaste public si elles réalisaient des créations de type hollywoodien à toute allure. Ainsi est née la grande ruée vers le contenu de marque. Mais c’était sans compter sur une nouvelle concurrence. Et cette fois-ci, elle n’allait pas venir des grandes sociétés de médias, mais du public.
L’émergence de la crowdculture
De tout temps, l’innovation culturelle est apparue en marge de la société – découlant de groupes marginaux, de mouvements sociaux et de cercles artistiques qui défiaient les normes et les conventions établies. Les entreprises et les médias de masse faisaient office d’intermédiaires en diffusant ces nouvelles idées sur le marché de masse. Mais les réseaux sociaux ont tout changé.
Ces derniers rassemblent des communautés autrefois isolées géographiquement, accélérant ainsi le rythme et l’intensité des échanges collaboratifs. Ces groupes jadis éparpillés étant désormais étroitement connectés les uns aux autres, leur influence culturelle est devenue directe et importante. Ces nouvelles crowdcultures se divisent en deux catégories : les sous-cultures, qui font éclore de nouvelles idéologies et pratiques, et les univers artistiques, qui ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine du divertissement.
Des sous-cultures amplifiées. De nos jours, presque tous les sujets ont droit à leur crowdculture florissante : l’expression le trépas de l’American Dream, les romans victoriens, le mobilier d’artisanat, le libertarianisme, le nouvel urbanisme, l’impression 3D, le dessin d’animation japonais, l’observation des oiseaux, l’enseignement à domicile ou encore le barbecue. Avant, les adeptes de ces sous-cultures devaient se réunir physiquement et manquaient de moyens pour communiquer ensemble ; il y eut les magazines puis les groupes Usenet primitifs et les réunions. Les réseaux sociaux ont élargi et démocratisé ces sous-cultures. En quelques clics, il est désormais possible de rejoindre le centre névralgique de n’importe quelle sous-culture, et d’interagir avec les participants sans dificulté, aussi bien sur le Web que dans des lieux physiques et au travers des médias traditionnels. Ensemble, les membres font progresser des idées, des pratiques, des esthétiques nouvelles et des produits innovants, court-circuitant ainsi les gardiens de la culture de masse. Avec l’émergence de la crowdculture, les innovateurs culturels et leurs premiers marchés sont devenus une seule et même entité.
Des univers artistiques surboostés. Produire du divertissement populaire innovant nécessite un mode d’organisation distinct – ce que les sociologues appellent un « univers artistique ». Dans ces derniers, des artistes (musiciens, réalisateurs, écrivains, designers, dessinateurs, etc.) sont placés dans une concurrence collaborative et inspirée : ils travaillent ensemble, apprennent les uns des autres, échangent des idées, et s’encouragent mutuellement. Les efforts collectifs déployés par les participants dans ces « scènes » génèrent souvent d’importantes percées créatives. Avant la montée des réseaux sociaux, les industries de la culture de masse (cinéma, télévision, presse, mode) prospéraient en subtilisant et en réadaptant leurs innovations.
La crowdculture a surboosté les univers artistiques, augmentant considérablement le nombre de participants, mais aussi la vitesse et la qualité de leurs interactions. Plus besoin de faire partie d’une scène locale. Plus besoin de travailler pendant un an pour trouver des financements et des distributeurs pour un court- métrage. Des millions d’entrepreneurs culturels communiquent désormais en ligne pour parfaire leur art, échanger des idées, peaufiner leur contenu et se battre pour produire le prochain tube. Le Net est un nouveau mode rapide de prototypage culturel, qui permet de récolter des données instantanées sur la réception des idées sur le marché, d’obtenir un retour critique, et de les retravailler de façon à identifier rapidement le contenu le plus efficace. Au cours de ce processus, de nouveaux talents émergent et de nouveaux genres voient le jour. S’infiltrant dans tous les recoins de la culture populaire, ce contenu innovant est en phase avec le public et est produit à moindre coût. Ces crowdcultures d’univers artistiques sont la principale raison qui explique l’échec du contenu de marque.
Au-delà du contenu de marque
Bien que les entreprises se soient jetées à corps perdu dans l’aventure du contenu de marque ces dix dernières années, de sérieuses preuves empiriques les poussent aujourd’hui à revoir leurs positions. Les marques corporate sont quasiment absentes des classements par nombre d’abonnés des chaînes YouTube ou Instagram. Seules trois d’entre elles ont réussi à s’immiscer dans le top 500 de YouTube. Les premières places sont plutôt occupées par des artistes inconnus, presque sortis de nulle part.
Le plus gros succès de YouTube est de loin Pew Die- Pie (de son vrai nom Felix Arvid Ulf Kjellberg) : ce Suédois poste des films de ses parties de jeux vidéo, qu’il agrémente de commentaires narquois, le tout avec un montage minimaliste. En janvier 2016, il avait accumulé près de 11 milliards de vues, et sa chaîne YouTube totalisait plus de 41 millions d’abonnés.
Comment cela est-il arrivé ? Tout a commencé avec les sous-cultures de jeunes qui se sont constituées autour des jeux vidéo. Lorsqu’elles ont débarqué sur les réseaux sociaux, elles sont devenues une super- puissance. Autrefois perçue comme excentrique, la sous-culture du divertissement par le jeu vidéo venue de Corée du Sud s’est démocratisée à l’échelle mondiale, donnant ainsi naissance à un gigantesque sport-spectacle, désormais connu sous le nom de « sports électroniques », réunissant près de 100 millions de supporteurs (Amazon a récemment acheté le réseau de sports électroniques Twitch pour un montant de 970 millions de dollars).
Dans les e-sports classiques, les animateurs proposent des commentaires en direct de chaque partie de jeu vidéo. PewDiePie et ses camarades ont improvisé à partir de ces commentaires, et les ont tournés en dérision pour en faire un nouveau genre de comédie juvénile délurée. D’autres joueurs vidéastes, tels que Vanoss Gaming (n° 19 sur YouTube avec 15,6 millions d’abonnés), elrubius OMG (n° 20 ; 15,6 millions), Captain Sparklez (n° 60 ; 9 millions), et Ali-A (n° 94 ; 7,4 millions), sont également des membres influents de cette tribu. Au départ, cette crowdculture était organisée par des plateformes spécialisées qui lisaient ce contenu, et par des fans initiés qui se rassemblaient et émettaient des critiques, louant certains efforts et en réprouvant d’autres. PewDiePie est devenu la star incontournable de cet univers artistique numérique, de la même manière que Jean-Michel Basquiat et Patti Smith l’étaient devenus dans des univers artistiques urbains de l’époque. La principale différence : le pouvoir de la crowdculture l’a propulsé vers la gloire en un temps record.
Le « gaming comedy », ou « humour par le jeu vidéo », n’est qu’un nouveau genre parmi les centaines que le phénomène de crowdculture a créées. Ces genres comblent tous les espaces vacants imaginables du divertissement dans la culture populaire : des conseils de mode féminine à la malboufe écœurante, en passant par les commentaires des fanatiques de sport. En dépit de leurs investissements, les marques ne peuvent rivaliser. Comparez PewDiePie, qui fait des vidéos bon marché depuis chez lui, à McDonald’s, l’une des entreprises qui investit le plus dans les réseaux sociaux. La chaîne de McDonald’s (n° 9 414) ne totalise que 204 000 abonnés sur YouTube. PewDie- Pie est 200 fois plus populaire, pour un coût innifiment moins important. Prenons Red Bull, dont la stratégie de contenu de marque est la plus performante. La société s’est transformée en plateforme nouveaux médias produisant du contenu de sports extrêmes et alternatifs. Bien qu’elle affecte une grande partie de son budget marketing annuel de 2 milliards de dollars au contenu de marque, Red Bull voit sa chaîne YouTube (n° 184 ; 4,9 millions d’abonnés) se faire devancer par des dizaines de start-up issues de crowdcultures, dont les budgets de production sont inférieurs à 100 000 dollars. La chaîne Dude Perfect (n° 81 ; 8 millions d’abonnés), créée par cinq athlètes universitaires texans qui font des vidéos d’exploits sportifs improvisés et drôles, affiche par exemple de bien meilleurs résultats.
L’exemple de Coca-Cola offre une autre mise en garde. En 2011, l’entreprise a annoncé en fanfare sa nouvelle stratégie marketing, appelée Liquid & Linked. Misant le tout pour le tout, elle a remplacé l’excellence créative (l’ancienne approche des médias de masse) par l’excellence de contenu (le contenu de marque sur les réseaux sociaux). Jonathan Mildenhall, à l’époque en charge du marketing de Coca-Cola, a alors déclaré que l’entreprise produirait en continu « le contenu le plus convaincant du monde », qui capterait « une part démesurée de la culture populaire », doublant par la même occasion les ventes avant 2020.
L’année suivante, Coca-Cola a lancé son premier pari, en transformant son site Web statique en véritable magazine numérique : Coca-Cola Journey. On y trouve des articles sur presque tous les sujets de la culture pop – sports, gastronomie, développement durable, voyages... C’est l’incarnation parfaite d’une stratégie de contenu de marque.
Coca-Cola Journey existe depuis maintenant plus de trois ans, et n’enregistre presque aucune visite. Le magazine ne s’est pas hissé dans le top 10 000 des sites aux Etats-Unis, ni même dans le top 20 000 à l’échelle mondiale. De plus, la chaîne YouTube de Coca-Cola (n° 2 749) n’a que 676 000 abonnés. Il s’avère que les consommateurs ne s’intéressent que très peu au contenu diffusé par les marques. Rares sont ceux qui en veulent dans leur fil d’actualité.
La plupart le considèrent même comme bon à jeter – un spam de marque. Lorsque Facebook a pris conscience du problème, ses décideurs ont commencé à faire payer les entreprises pour afficher du contenu « sponsorisé » dans les fils d’actualité de ceux qui étaient censés être leurs fans.
Le problème auquel les entreprises sont confrontées n’est pas créatif, mais structurel. Le mode d’organisation de leurs efforts marketing se trouve aux antipodes des univers artistiques, dans ce que j’appelle des bureaucraties de marque. Celles-ci excellent lorsqu’il s’agit de coordonner et de mettre à exécution des programmes marketing complexes au sein de multiples marchés à travers le globe. Mais lorsqu’il est question d’innovation culturelle, ce modèle organisationnel fournit des résultats médiocres.
Les sponsors de marque sont désintermédiés
Les « propriétés » de divertissement – artistes, athlètes, équipes sportives, lms, programmes télévisés et jeux vidéo – jouissent également d’une grande popularité sur les réseaux sociaux. Chaque grande plateforme est dominée par l’élite habituelle de stars. Rihanna, One Direction, Katy Perry, Eminem, Justin Bieber et Taylor Swift ont par exemple délésé un large public sur YouTube. On retrouve le même style d’artistes sur Twitter, aux côtés de célébrités médiatiques telles qu’Ellen DeGeneres, Jimmy Fallon, Oprah Winfrey, Bill Gates et le pape. Les fans s’amassent autour des tweets des athlètes stars que sont Cristiano Ronaldo, LeBron James, Neymar et Kaká, ou de ceux d’équipes telles que le FC Barcelone et le Real Madrid (dont la popularité dépasse largement celle des deux principales marques sportives, Nike et Adidas). Le schéma est plus ou moins identique sur Instagram.Toutes ces célébrités parviennent à réunir la communauté ultra-impliquée que les réseaux sociaux étaient censés fournir, d’après les experts. Mais celle-ci n’est pas à la portée de main des entreprises et de leurs biens et services de marque. Rétrospectivement, cela n’a rien d’étonnant : interagir avec son artiste favori n’a rien à voir avec le fait de dialoguer avec une marque de voiture de location ou de jus d’orange. La technique qui fonctionne pour Shakira s’avère un échec cuisant pour Crest et Clorox. L’idée même que les consommateurs voudraient discuter de Corona ou de Coors de la même manière qu’ils débattent du talent de Ronaldo et Messi est complètement absurde.
Les réseaux sociaux permettent aux fans de créer de vastes communautés autour d’artistes qui interagissent directement avec eux, grâce à une pluie de tweets, de pins et de posts. Les équipes sportives engagent désormais des ambassadeurs sur les réseaux sociaux : leur rôle est d’entrer en contact avec les fans en temps réel au cours des matchs, d’envoyer des photos des coulisses et de transmettre des discussions qui ont lieu dans les vestiaires à la fin de l’événement. Outre les plateformes principales, de nouveaux sites tels que Vevo, SoundCloud et Apple Music incitent à des connexions numériques encore plus directes.
Ne nous y trompons pas, les artistes sont toujours ravis d’accepter l’argent des sponsors, mais la valeur culturelle censée déteindre sur la marque est en train de s’estomper.
Le branding culturel
Si la montée du phénomène de crowdculture réduit l’impact du contenu de marque et du sponsoring, elle a en revanche préparé le terrain pour une approche alternative que j’appelle le branding culturel (voir « Comment le branding culturel crée des icônes »). La percée spectaculaire de la chaîne de restauration rapide mexicaine Chipotle observée entre 2011 et 2013 (avant l’épidémie d’intoxication alimentaire qui s’est déclarée récemment) démontre l’efficacité de cette approche.
Chipotle a tiré profit d’une formidable opportunité culturelle, apparue lorsque les mouvements jadis marginaux qui avaient défié la culture de l’alimentation industrielle dominante aux Etats-Unis sont devenus des acteurs incontournables sur les réseaux sociaux. La chaîne s’est jetée dans l’arène et s’est faite le vecteur de l’idéologie de cette crowdculture. En recourant au branding culturel, Chipotle est devenue l’une des marques les plus percutantes et les plus en vue des Etats-Unis (bien que son image ait été quelque peu ternie par de récents problèmes de sécurité alimentaire). Plus précisément, Chipotle doit son succès à l’application des cinq principes suivants :
1. Schématiser l’orthodoxie culturelle. Dans le branding culturel, la marque défend une idéologie innovante qui rompt avec les conventions de son segment. Pour ce faire, elle doit d’abord identifier les conventions à contourner – ce que j’appelle l’orthodoxie culturelle. L’idéologie américaine de l’alimentation industrielle a été inventée au début du XXe siècle par des entreprises de marketing alimentaire. Les Américains en étaient venus à croire que, grâce à d’éblouissantes découvertes scientifiques (la margarine, le café instantané, la boisson en poudre Tang) et à des processus standardisés de production, les grandes entreprises, sous la supervision de la Food and Drug Administration, garantiraient de denrées alimentaires à la fois abondantes, saines et savoureuses. Ces hypothèses ont constitué le socle du segment de la restauration rapide depuis l’essor de McDonald’s dans les années 1960.
2. Repérer l’opportunité culturelle. Au fil du temps, les bouleversements de société peuvent faire perdre de l’ampleur à certaines orthodoxies. Les consommateurs se mettent alors à chercher des alternatives – créant ainsi pour les marques l’opportunité d’introduire une nouvelle idéologie au sein de leurs segments. Pour l’alimentation industrielle, le point de bascule a été atteint en 2001, lorsqu’elle a été fortement remise en question par le livre « Fast Food Nation », d’Eric Schlosser. Celui-ci a été suivi par la sortie en 2004 du film « Super Size Me », de Morgan Spurlock, et par celle en 2006 de l’ouvrage très influent de Michael Pollan, « Le Dilemme de l’omnivore ». Ces critiques ont profondément affecté la classe moyenne supérieure, propageant rapidement des inquiétudes concernant l’alimentation industrielle, et insufflant une formidable dynamique à Whole Foods Market, Trader Joe’s et tout un tas d’autres fournisseurs d’alimentation haut de gamme. La même transformation peut être observée dans d’autres pays dominés par l’idéologie de l’alimentation industrielle. Par exemple, les chefs vedettes Jamie Oliver et Hugh Fearnley-Whittingstall ont joué un rôle similaire au Royaume-Uni.
Avant les réseaux sociaux, l’influence de ces œuvres n’aurait pas dépassé le cadre de cette petite fraction de la société. A l’inverse, les crowdcultures se sont emparées de ces critiques et les ont amplifiées, généralisant ainsi les angoisses liées à l’alimentation industrielle au sein de la société. Les scandales concernant des problèmes majeurs dans la production alimentaire industrielle – aliments transformés saturés de sucre, conservateurs cancérigènes, présence de somatotropine bovine dans le lait ou de bisphénol A dans le plastique, OGM, etc. – ont commencé à circuler à la vitesse de la lumière. Des vidéos sur le « pink slime » (un additif alimentaire à base de bœuf) sont devenues virales sur le Web. Les parents s’inquiétaient en permanence de ce qu’ils donnaient à manger à leurs enfants. La crowdculture a transformé une préoccupation d’élite en traumatisme social à l’échelle nationale, montant en épingle un problème de santé publique.
3. Cibler la crowdculture. Considérés comme des luddites névrosés (personnes considérées comme réticentes aux nouvelles technologies, par analogie avec le luddisme, mouvement ouvrier britannique du XIXe siècle, NDLR), les opposants de l’idéologie de l’alimentation industrielle avaient été écartés d’un simple revers de la main, et étaient restés sur la touche pendant plus de 40 ans. De petites sous-cultures s’étaient développées autour d’une production biologique et de bétail en pâturage, gagnant tout juste de quoi vivre au sein de marchés agricoles soutenus par leur communauté, en marge du marché traditionnel. Mais avec l’émergence des réseaux sociaux, un groupe influent et varié de sous- cultures imbriquées a tout mis en œuvre en faveur d’innovations alimentaires. Parmi eux se trouvaient notamment des militants de la nutrition évolutive et du régime paléo, des adeptes de l’élevage durable, une nouvelle génération d’activistes environnementaux, des jardiniers urbains et des restaurants «farm- to-table». En un rien de temps, un important mouvement culturel prônant un retour à l’alimentation préindustrielle s’est organisé. C’est en s’associant à cette crowdculture et en prenant sa cause à bras-le- corps que Chipotle a réussi.
4. Diffuser la nouvelle idéologie. Chipotle a défendu l’idéologie de l’alimentation préindustrielle par le biais de deux vidéos. En 2011, l’entreprise a lancé « Back to the Start », un film d’animation réalisé avec de simples gurines de bois. On y voit la transformation d’une ferme traditionnelle en simulacre de ferme industrielle hyperstandardisée : les porcs sont entassés dans une grange en béton, puis sont poussés vers une chaîne de production dans laquelle ils sont engraissés à l’excès par injection de produits chimiques, avant d’être compressés en cubes qui sont chargés dans des semi-remorques. Le fermier, hanté par cette transformation, décide de revenir à la version originale de sa ferme pastorale.
Le second fillm, intitulé « The Scarecrow », parodie une entreprise d’alimentation industrielle qui présente ses produits à l’aide d’une imagerie d’agriculture naturelle. En réalité, il s’agit d’une usine ou les animaux reçoivent des injections de produits chimiques et subissent des traitements inhumains.
Celle-ci produit en masse des déjeuners étiquetés « 100% presque bœuf », que les enfants, inconscients de la réalité, dévorent à pleines dents. Démoralisé par ce qu’il voit, un épouvantail employé dans l’usine a une idée. Il cueille et ramasse des produits de son jardin, les emporte en ville et ouvre une petite taqueria – qui n’est autre qu’une réplique de Chipotle.
Les films ont été lancés avec de petits achats média, puis ont germé sur les plateformes des réseaux sociaux. Tous deux ont eu un énorme impact : ils ont été visionnés par des dizaines de millions de personnes, ont généré une incroyable attention médiatique et ont aidé à faire croître massivement les ventes et les bénéfices. Ils ont également reçu le Grand Prix aux Cannes Lions, le festival international de la créativité, à Cannes (France).
Les films de Chipotle sont perçus à tort comme de simples exemples de contenus de marque efficaces. Ils ont réussi parce qu’ils sont allés au-delà du simple divertissement. Ces deux films étaient certes ingénieux, mais on peut en dire autant de milliers d’autres qui ne sont pourtant pas sortis du lot. Les histoires qu’ils traitaient n’avaient rien de particulièrement original : elles avaient déjà été ressassées avec beaucoup d’énergie créative depuis près de dix ans. Mais elles ont explosé sur les réseaux sociaux car elles étaient des mythes qui capturaient avec passion l’idéologie de la crowdculture florissante soutenant l’alimentation pré-industrielle. Chipotle a dépeint une vision inspirée de l’Amérique, retournant à des traditions bucoliques de production agricole et alimentaire, et mettant n à de nombreux problèmes du système alimentaire dominant.
La bête noire du mouvement prônant une alimentation préindustrielle est la restauration rapide. Par conséquent, l’idée qu’une chaîne de fast-food promeuve cette histoire a particulièrement touché le public. Chipotle s’attaquait au pink slime ! En outre, l’alimentation était onéreuse, mais, chez Chipotle, les gens pouvaient désormais apaiser leurs craintes avec un burrito à 7 dollars. Parce qu’ils puisaient dans les inquiétudes répandues dans la crowdculture, les films de Chipotle ont pu éviter toute rivalité avec le grand divertissement.
5. Innover en permanence, en s’appuyant sur des tensions culturelles. Une marque peut maintenir sa pertinence culturelle en rebondissant sur des sujets particulièrement fascinants ou controversés, omniprésents dans le discours médiatique lié à une idéologie. C’est ce que Ben & Jerry’s est parvenu à faire avec brio en défendant sa philosophie d’entreprise durable. L’entreprise s’est servie de lancements de nouveaux produits pour attaquer le gouvernement Reagan d’un ton moqueur, dans des questions d’actualité telles que les armes nucléaires, la destruction des forêts tropicales et la lutte antidrogue.
Pour prospérer, Chipotle doit continuer d’agir en chef de le sur des problèmes clés, par le biais de produits et de communiqués. A cet égard, son succès a été plus mitigé. L’entreprise a poursuivi ses exports avec une série sur le site Hulu, mais celle-ci n’a eu que très peu de succces et sur les réseaux sociaux : elle reproduisait les films précédents plutôt que de soulever de nouveaux problèmes d’actualité. Chipotle s’est ensuite attaqué à un autre sujet, se faisant le champion de l’alimentation sans OGM. Outre le fait que cette revendication remettait en cause sa crédibilité (après tout, Chipotle continuait de vendre de la viande d’animaux nourris aux OGM et des sodas contenant des édulcorants produits à partir d’OGM), les OGM ne constituaient pas vraiment un sujet brûlant. Cette question controversée touchait seulement les consommateurs les plus activistes et était déjà revendiquée par des centaines d’autres produits. Ces efforts n’ont pas réussi à mobiliser la crowdculture. D’autres préoccupations actuelles, comme les boissons sucrées et les huiles végétales industrielles, suscitent bien plus de controverse et attendent toujours de devenir le cheval de bataille d’une grande entreprise alimentaire.
Evidemment, mener une idéologie sur le marché de masse peut être une arme à double tranchant pour les marques. Si leurs actions ne sont pas en cohérence avec leurs déclarations, elles seront pointées du doigt. Chipotle est une grande entreprise en plein essor utilisant de nombreux procédés à échelle industrielle, pas une petite taqueria farm-to-table. Proposer des denrées fraîches périssables – ce à quoi l’entreprise s’engage en tant que défenseur de l’alimentation préindustrielle – est un détail opérationnel de taille. Les épidémies d’Ecoli et de contaminations par le norovirus, fortement médiatisées, ont sérieusement terni la réputation de Chipotle. Et ce ne sont pas des publicités ou des actions de relations publiques qui l’aideront à regagner la confiance des consommateurs. L’entreprise doit convaincre la crowdculture qu’elle compte redoubler d’efforts pour respecter son engagement en faveur de l’alimentation préindustrielle – ce n’est qu’ensuite que le public défendra de nouveau sa marque.
Se disputer les crowdcultures
Pour réussir leur branding sur les réseaux sociaux, les entreprises devraient cibler les crowdcultures. De nos jours, la plupart des marques cherchent de la pertinence du côté des tendances. Mais il s’agit là d’une approche non-différenciée du branding : des centaines de sociétés adoptent exactement la même méthode, à partir de la même liste générique de tendances. Il n’est donc pas surprenant que les consommateurs n’y prêtent aucune attention. En ciblant des idéologies nouvelles issues des crowdcultures, les marques peuvent faire valoir un point de vue qui se distingue de l’environnement médiatique saturé.
Observons le segment des produits de soin.
Trois marques – Dove, Axe et Old Spice – ont réussi à susciter l’intérêt des consommateurs, et à créer un moyen d’identication pour ces derniers, dans un segment générant traditionnellement très peu d’engagement, et dont le succès sur les réseaux sociaux n’était pas couru d’avance. Elles ont percé en prenant à bras-le- corps des idéologies du genre autour desquelles des crowdcultures s’étaient formées.Axe exploite la « lad culture », un phénomène britannique d’hypermasculinité. Dans les années 1990, des universitaires américains ont émis des critiques féministes sur la culture patriarcale. Ces attaques ont entraîné une réaction conservatrice ridiculisant le « politiquement correct » de la question du genre. Ce mouvement estimait que les hommes étaient assiégés et devaient raviver leur masculinité traditionnelle. Au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis, cette rébellion a engendré une forme de sexisme ironique appelée « lad culture ». Des magazines, tels que « Maxim », « FHM » et « Loaded », se sont alors inspirés de l’époque de « Playboy », en publiant des histoires lubriques accompagnées de photos érotiques. Cette idéologie a trouvé un écho auprès de nombreux jeunes hommes. Au début des années 2000, la lad culture s’est fait une place sur Internet, devenant une crowdculture incontournable.
Dove rassemble les foules qui prônent une image positive du corps. L’attitude agressive d’Axe a donné l’opportunité à une autre marque de soutenir le camp féministe dans cette guerre des genres. Dove était une marque banale, dans un segment qui base habituellement son marketing sur les tendances beauté édictées par les maisons de mode et les médias. Dans les années 2000, l’idéal du corps féminin avait été poussé à un extrême ridicule. Des critiques féministes sur l’omniprésence de mannequins rachitiques ont commencé à circuler sur les médias sociaux et traditionnels. Au lieu d’inspirer, le marketing beauté était devenu inaccessible et aliénant pour de nombreuses femmes.
La campagne « Dove pour la vraie beauté » s’est inspirée de cette crowdculture émergente en célébrant le corps des femmes dans toute sa diversité – âgé, jeune, plantureux, mince, petit, grand, ridé, lisse. Des femmes du monde entier ont mis la main à la pâte pour produire, faire circuler et encourager ces images de corps qui ne sont pas conformes aux canons de beauté. Ces dix dernières années, Dove a continué de cibler des sujets culturels brûlants, tels que l’abus d’images «photoshoppées » dans les magazines de mode, pour maintenir la marque au centre de ce débat des genres.
Old Spice, enfin, s’adresse au public hipster. Le combat idéologique opposant la position lad au féminisme de valorisation du corps a laissé vacante une autre opportunité culturelle dans le marché des produits de soin. Dans les années 2000, une nouvelle idéologie hipster est née au sein des sous-cultures urbaines, définissant une certaine sophistication chez les jeunes adultes cosmopolites. Ces derniers ont adopté avec enthousiasme l’idéal de la bohème d’antan, doublé d’une bonne dose d’autodérision. Les garde-robes ironiquement miséreuses (casquettes de camionneur, pulls hideux de l’Armée du salut) et la pilosité faciale (moustaches en guidon, barbes fournies) sont devenues omniprésentes. Brooklyn débordait de bûcherons. Amplifiée par la crowdculture, cette sensibilité s’est vite propagée à travers le pays.
Le branding d’Old Spice s’est rattaché à cette sophistication hipster avec une parodie d’Axe et des
clichés masculins. Dans cette campagne, Isaiah Mustafa, ancien footballeur, exhibait son corps musclé tout en vantant les mérites d’Old Spice : « The man your man could smell like » (« L’homme comme lequel votre homme pourrait sentir »). En présentant un homme extrêmement sexy pour se moquer des normes de beauté masculine, les films ont fait mouche auprès des hipsters. Vous aussi, vous pouvez être sexy si vous offrez à votre femme des aventures extraordinaires, des diamants, de l’or et des poses d’Apollon – le tout en vous aspergeant copieusement d’Old Spice.
Ces trois marques ont percé sur les réseaux sociaux car elles utilisaient le branding culturel – une stratégie qui fonctionne différemment du modèle conventionnel de contenu de marque. Chacune d’entre elles s’est positionnée dans le débat culturel sur le genre et la sexualité, extrêmement répandu sur les réseaux sociaux – une crowdculture – qui épousait une idéologie distincte. Chacune a fait du prosélytisme, prêchant cette idéologie auprès d’une large audience. De telles opportunités n’apparaissent que si l’on regarde au travers du prisme du branding culturel – c’est-à-dire en faisant des recherches pour identier des idéologies qui sont pertinentes au sein du segment en question, et en gagnant de l’ampleur dans les crowdcultures. Les entreprises qui ne s’appuient que sur des modèles traditionnels de segmentation et des rapports de tendances auront toujours du mal à identifier ces opportunités.
DIX ANS PLUS TARD, les entreprises peinent toujours à créer un modèle de branding efficace dans l’univers chaotique des réseaux sociaux. Les grandes plate- formes (Facebook, YouTube, Instagram et autres) semblent dicter les règles, tandis que la plupart des marques sont vouées au silence culturel, en dépit des milliards de dollars investis. Les entreprises doivent détourner leur regard des plateformes en elles-mêmes, pour se concentrer sur le véritable cœur du pouvoir numérique – les crowdcultures. Les opportunités qu’elles créent pour les marques sont plus nombreuses que jamais. Le succès d’Old Spice n’est pas le résultat d’une stratégie Facebook, mais d’une stratégie qui tire profit de l’esthétique ironique des hipsters. Le succès de Chipotle ne repose pas sur une stratégie YouTube, mais sur des produits et des communications qui trouvent un écho auprès du mouvement en faveur de l’alimentation préindustrielle. Les entreprises peuvent à nouveau remporter la bataille de la pertinence culturelle grâce au branding culturel, qui leur permettra d’exploiter toute la puissance du public.
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