09/09/2018

L’affaire des Chinois de la DGSE

Soupçonnés d’avoir été retournés par les services de Pékin, deux anciens espions de la DGSE sont en détention provisoire dans l’attente de leur procès. Récit et révélations sur ces agents doubles.

A Versailles, à l’heure où les maîtres de maison veulent prolonger les soirées en proposant à leurs invités un dernier whisky — « un Akashi, tu verras, une pure merveille » —, une prune de Souillac ou un vieil armagnac, il est une histoire qui revient en boucle ces derniers temps et retient souvent jusqu’au mitan de la nuit les convives qui se cherchaient encore une excuse pour prendre congé de leur hôte. Cette histoire est digne d’un épisode du Bureau des légendes, cette série culte de Canal Plus qui met en scène des agents de la DGSE sous couverture. Elle mériterait même une saison inédite à elle seule. Le grand public l’a découverte partiellement, le 24 mai dernier, après que l’émission Quotidien (TMC) a révélé que des espions de la DGSE étaient soupçonnés d’avoir été retournés par les services chinois.

Mais dans la cité royale et ses alentours, l’affaire alimente la chronique mondaine depuis la fin du mois de décembre. Et pour cause... Pierre-Marie H., 66 ans, l’un des prévenus, a longtemps habité Virofay, une commune voisine avant d’être placé en détention à Fleury-Mérogis, le 22 décembre 2017, par la juge Nathalie Poux, pour “livraison à une puissance étrangère d’informations portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation”, en même temps qu’Henri M., 71 ans, incarcéré, lui, à la prison de Fresnes.

Amoureux de l’interprète chinoise de l’ambassadeur

Plusieurs articles de presse se sont fait l’écho du parcours et des déboires d’Henri M. Son nom apparaît pour la première fois, en 2010, dans les Diplomates, un livre écrit par notre confrère Franck Renaud, paru aux éditions Nouveau Monde. “Monsieur Henri” y apparaît sous les traits d’un agent de la DGSE. Il poursuit une carrière honnête au sein de la “Maison”, boulevard Mortier à Paris, et occupe notamment le poste de responsable du contre-espionnage opérationnel. Sa mission consiste alors à prévenir ou débusquer les tentatives de pénétration des services étrangers.

En 1997, ce diplômé des Langues, qui parle couramment le mandarin, est envoyé à Pékin. Il devient, dans le jargon propre à la DGSE, “totem”. En d’autres termes, Henri M. est promu chef de poste du service de renseignements en Chine. Il a alors 51 ans et part, sans son épouse qui travaille en milieu hospitalier, rejoindre l’ambassade de France pour coordonner les opérations de la DGSE dans l’empire du Milieu. Dans le cadre de ses fonctions, il a accès à de nombreuses informations privilégiées, sinon vitales. Il connaît notamment l’identité des clandestins français qui œuvrent sous couverture en Chine.

Il n’est pas en place depuis un an que Paris le rapatrie d’urgence, en février 1998. Le lieutenant-colonel M. est tombé amoureux d’une employée chinoise de l’ambassade de France, interprète de l’ambassadeur Pierre Morel. La DGSE la soupçonne de travailler pour le renseignement chinois et d’être régulièrement débriefée par les officiers du Guoanbu. Monsieur Henri est débarqué de “la boîte”. Mais aucune poursuite n’est alors engagée contre lui. Il reste cependant sous la surveillance de son ancienne maison et de ses collègues, qui suivent de près sa nouvelle carrière. Henri M. se lance dans l’import-export. En 2003, il retourne en Chine et se marie avec son interprète. Le couple s’installe sur l’île méridionale de Hainan. Selon Franck Renaud, il dirige alors un restaurant...

La vie de Pierre-Marie H. est en apparence moins romanesque et n’aurait pas mérité qu’on s’y attarde si nombre de ses amis n’avaient découvert, ces derniers mois, la face cachée de celui qu’ils pensaient connaître. Mi-décembre, au cours d’un banal contrôle des douanes à l’aéroport de Zurich, en Suisse, Pierre- Marie H. est arrêté à son retour du Sri Lanka avec une valise pleine de billets. Plus de 25000 euros en liquide, selon les informations que nous avons pu recueillir. La DGSE est prévenue. Le 19 décembre 2017, la DGSI, qui enquête depuis un an sur d’éventuels agents compromis avec une puissance étrangère, l’auditionne pendant quatre- vingt-seize heures dans ses locaux de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine).

Contrairement à Henri M., Pierre- Marie H. n’a pas fait d’études particulièrement brillantes. C’est à peine s’il a réussi à boucler une licence d’histoire. Mais, dans sa famille, il était acquis qu’à
sa génération les enfants n’avaient d’autre choix que d’embrasser la carrière militaire ou d’entrer au séminaire. Le sabre ou le goupillon. Son père était un notable apprécié de tous, vétérinaire dans les Yvelines. Il a transmis à ses fils une foi profonde et l’amour de son pays. Le premier de ses fils intègre Coëtquidan. Le deuxième revêtira la soutane et exercera son ministère dans le diocèse de Versailles. Pierre-Marie H., quant à lui, peine dans ses études universitaires. Jusqu’au jour où il confie à certains de ses proches, contre la plus élémentaire des prudences, qu’il a rejoint le Sdece, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage. Ses amis le considèrent comme un gentil « mythomane ». Mais lui y voit une reconnaissance, l’occasion de servir son pays. Écrasé par ses frères, « il existe enfin par le Sdece », assure une vieille connaissance, qui s’étonne que les services recrutent ce genre de profil.

C’est le début des années 1980. Pierre- Marie H. fait son apprentissage. En France, François Mitterrand est élu président de la République. Les socialistes s’installent au pouvoir. Pour cet homme de droite, la pilule est dure à avaler. Mais ses tocades, qui virent bien- tôt à l’obsession — Pierre-Marie H. voit des francs-maçons partout et s’inquiète régulièrement auprès de ses supérieurs de leur influence en France et dans le monde —, lui valent d’être vite placardisé. Pierre-Marie H. végète dans un bureau et s’inquiète de ne pas avoir la carrière qu’il pense mériter.

Les années passent, jusqu’au jour où les services de renseignements chinois le “tamponnent”. Son nom a-t-il été donné par Henri M., qui avait connaissance de ses fragilités? Une chose est certaine, Pierre-Marie H. a le profil de la cible idéale. Les Chinois se disent intéressés par ses connaissances des réseaux maçonniques. Il ne s’agit pas de trahir la France, mais de combattre un ennemi commun... Pierre-Marie H. finit par céder aux avances de ses interlocuteurs, d’autant plus facilement qu’il se sent enfin reconnu et que les services chinois le rétribuent grassement. Une à deux fois dans l’année, il quitte Paris pour l’île Maurice et retrouve son officier traitant chinois. Il revient en France, les valises chargées de billets. Pierre-Marie H. prend garde à ne pas mener grand train. Il se fait certes construire une cave à cigares et ne déteste pas s’offrir de bonnes bouteilles, mais il fait appel régulièrement à la solidarité familiale pour boucler, dit-il, des fins de mois difficiles. La DGSE, selon nos informations, l’avertit plusieurs fois, mais ne l’écarte pas de la “Maison”. Aucune sanction disciplinaire n’est requise contre lui. Lorsqu’il prend sa retraite de la DGSE, il n’en continue pas moins de voyager et de livrer occasionnellement des informations au Guoanbu...

D’autant qu’un jeune homme, M. B., passé par Saint-Cyr après avoir réussi Normal sup Cachan, fait irruption dans sa famille. Il est capitaine et termine son commandement d’escadron. Des camarades de promotion lui recommandent, compte tenu de son profl, de sa maîtrise des langues étrangères, de postuler à la DGSE. Il ne connaît personne dans la boîte. Une relation lui suggère de prendre langue avec Pierre-Marie H., le père d’une amie. Ce dernier le reçoit. Il en fait des tonnes, raconte sa vie d’agent comme s’il avait été sous légende. Il lui propose de le pistonner à la DGSE. Le capitaine est d’autant plus heureux qu’il tombe amoureux de la fille de Pierre-Marie H. Il ne peut se douter qu’il vient de frapper à la porte d’un agent double qui n’hésitera pas à le livrer à son officier traitant.

Une famille sous la surveillance de la DGSI


Au printemps 2017, selon nos informations, une première fois, gare de l’Est, alors que M. B. revient de mission, il est appréhendé par des gendarmes et emmené au secret. Le jeune homme croit à un exercice comme ceux auxquels sont rompus les agents de la DGSE. Pas question pour lui de rien dire, de révéler sa mission. Pendant trois jours, ceux qui le soumettent à la question tentent de le faire craquer. L’homme connaît sa partition. Il reste muet. Les gendarmes lui présentent les aveux signés de celui qui est devenu entre-temps son beau-père. Pierre- Marie H. reconnaît être un agent double à la solde des services chinois. Pour  M. B., ce n’est qu’un test. Un de plus.

Lorsque son calvaire s’achève, le capitaine ignore qu’en réalité il commence. Avant de quitter la DGSE, en 2017, avec le triste sort souvent réservé aux anciens patrons des services de renseignements, traînés dans des affaires judiciaires qui les dépassent, Bernard Bajolet a lancé une opération “mains propres”. Pour purger “la boîte” des éléments ayant failli ou ayant été compromis, Bajolet demande à François Molins, le procureur de la République de Paris, en charge notamment de l’anti-terrorisme, d’ouvrir une enquête pour intelligence avec une puissance étrangère...

La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), seul service compétent pour diligenter des enquêtes judiciaires de contre-espionnage et de compromission, est saisie. Elle tire patiemment les files et remonte jusqu’à Henri M. et Pierre-Marie H. La DGSI a également dans son viseur l’épouse de ce dernier. Laurence H. est à la tête d’une société de conseil, depuis 2016, et accompagne souvent son mari à l’étranger. Enfin, la DGSI veille sur le cas du désormais commandant M. B.
Le 19 décembre 2017, M. B. est en stage avec sa promotion de l’École de guerre à Saumur quand des policiers débarquent, au petit matin, dans la caserne. Ils l’interpellent devant ses camarades de chambrée. Direction Levallois-Perret. Il est placé en garde à vue. Dans une cellule voisine, son beau-père est également entendu. Sa belle-mère, sa femme... Tous les membres de la famille, à tour de rôle, sont interrogés.

Si, six mois plus tôt, il était resté silencieux, convaincu qu’il s’agissait d’un exercice, dans les locaux de la DGSI, M. B. ne se fait pas prier pour répondre aux questions des enquêteurs. Il est accompagné d’un avocat, qui assurera à Valeurs actuelles n’avoir jamais vu un client aussi heureux que sa garde à vue se prolonge. Dans un métier où le silence est la règle, les occasions sont trop rares pour les agents de la DGSE de pouvoir parler sans contrainte. Il se sait délié de l’obligation du secret. À l’issue de quatre-vingt-seize heures de garde à vue, il est libéré. Aucune charge n’est retenue contre lui. Nathalie Poux, la juge, a appelé son chef de corps pour lui signifier qu’« il n’y a rien ». À la direction de la DGSI, on confirme la même version : « Il est blanc ! Totalement innocent ! ».

Mais, compromis par son propre beau-père avec une puissance étrangère, M. B. sait que sa carrière au sein de la “Centrale” est finie. Laurence H., sa belle-mère, quant à elle, a été mise en examen pour “recel des crimes et délits de trahison” et placée sous contrôle judiciaire. Une histoire de fous comme n’en avait pas connu Versailles depuis l’affaire Dupont de Ligonnès, mais dont les conséquences ne se limitent pas à l’animation des dîners en ville. À l’Élysée, où l’on ne craint pas de mettre en scène l’amitié nouvelle entre la France et la Chine et les liens que les deux pays se doivent de nouer, Emmanuel Macron sait qu’il lui faut aussi se méfier du double jeu de Pekin.


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