08/11/2017

La mafia a Ajaccio

L’impuissance de la justice


Vingt élus de la chambre de commerce avaient démissionné en mars pour dénoncer des pressions. L’enquête préliminaire vient d’être classée sans suite

LES EX-PRÉSIDENTS


Gilbert Casanova

Nationaliste, gérant d’une concession automobile, membre du Mouvement pour l’autodétermination (MPA), il est nommé président de la CCI d’Ajaccio en1994. L’organisme fera l’objet de vives tensions entre groupes nationalistes. Visé par deux enquêtes financières qui le conduiront en prison, il démissionne en 2000.

Raymond Ceccaldi

Egalement proche du MPA, il succède à M. Casanova. Il sera poursuivi en2007 (et condamné) pour des faits d’escroquerie et de favoritisme. Placé en détention provisoire, il quitte, la même année, la présidence de la CCI.

Jacques Nacer

Ce commerçant connu à Ajaccio est élu en 2007. Réélu à la tête de la CCI, il apparaît néanmoins soumis à de fortes pressions d’anciens nationalistes reconvertis dans les affaires. Il est tué, le 14 novembre 2012, à la nuit tombante, en sortant de son magasin par deux hommes à moto.



Il s’en est fallu de peu que la justice en Corse parvienne, dans l’affaire de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Corse du Sud, à lever le voile qui couvre souvent les liens existant, sur l’île, entre les mondes politique, économique et criminel. En ouvrant, le 23 mars, une enquête préliminaire pour extorsion, trois jours après la démission collective d’élus de la CCI d’Ajaccio qui dénonçaient les menaces proférées contre le directeur général, le procureur d’Ajaccio pensait, sans doute, tenir un fil prometteur.

Trois jours plus tôt, en effet, initiant une démarche inédite, le président de la CCI d’Ajaccio, Jean-André Miniconi, remettait au préfet une liste des vingt démissionnaires qui entendaient refuser le diktat de trois voyous qui avaient fait pression sur le directeur général Alain Pasqualini pour qu’il quitte son poste. Par ce geste, les élus consulaires, commerçants et chefs d’entreprises, affirmaient publiquement qu’ils n’acceptaient aucune sujétion vis-à-vis de ceux qui voulaient mettre la main sur la CCI, un pilier du pouvoir économique insulaire dont dépendent, notamment, les aéroports et les ports de Corse-du-Sud. Mais l’espoir de l’Etat de briser une loi du silence insulaire imposée par une violence qui a déjà coûté la vie, le 14 novembre 2012, à Jacques Nacer, alors président de la CCI d’Ajaccio, a fait long feu. Faute d’éléments probants, le procureur de la République d’Ajaccio a dû se résoudre, le 25 octobre, à classer sans suite l’enquête préliminaire. Face aux policiers, les principaux démissionnaires ont finalement pris garde de ne pas mettre en cause les voyous sur qui pèsent les soupçons, et ont résumé l’affaire à un conflit interne à la Chambre. 

Des menaces explicites

Les investigations ont néanmoins été suffisamment poussées pour laisser entrevoir un monde fait d’ombre et de non-dits, qui fonctionne selon ses règles propres et où l’Etat n’est pas un acteur mais un simple témoin. Pressé par les policiers d’indiquer qui pouvait avoir eu intérêt à le voir quitter la CCI, le président démissionnaire, M. Miniconi, a désigné « la mafia », précisant : « Je veux parler des personnes qui souhaitaient s’emparer de la Chambre. » Mais, convoqué à trois reprises, pendant quatre heures, il a limité ses dires au récit d’une guerre interne à la CCI, sans faire le lien entre ses opposants et les pressions exercées contre son directeur général.

Désigné par le bureau président de la CCI en 2015, M. Miniconi, le principal concessionnaire automobile de l’île, a assuré avoir travaillé sans pression lors de son premier mandat. Avec la relance de projets européens, le développement des concessions aéroportuaires, et 500 000 euros d’économies de frais généraux, il considérait disposer d’un bilan qui l’autorisait à se présenter aux élections consulaires de fin 2016. Bénéficiant, dit-il, d’un consensus autour de sa candidature, il prenait tout de même en compte la demande de Jean-Christophe Angelini, président de l’Agence régionale de développement économique (ADEC) et chef de file du mouvement autonomiste le Parti de la nation corse (PNC), d’intégrer trois de ses membres sur sa liste.

Cette exigence, relevant en théorie d’une simple fusion de liste, marque, selon M. Miniconi, le début de la crise que va connaître la CCI. Dès janvier, ces trois représentants élus du PNC, tout juste élus, notamment Paul Marcaggi, commerçant ajaccien, entrent en conflit ouvert avec Jean-André Miniconi et surtout Alain Pasqualini, qui dirige, de fait, l’organisme au quotidien. La situation dégénère jusqu’à une réunion du bureau, le 7 mars, plus houleuse que les autres, lorsque les trois élus quittent brutalement la salle.

Le lendemain, en début d’après- midi, comme l’attestent les vidéos internes de la CCI consultées par la police, Paul Marcaggi est rejoint dans le hall par M. Pasqualini. On voit les deux hommes sortir et se diriger vers une berline garée sur le parking. Pour la suite des événements, les policiers n’ont disposé que de renseignements. Le directeur aurait été conduit jusqu’au bar L’Aiglon, à l’entrée d’Ajaccio, où l’attendaient trois hommes qui lui ont fait comprendre, par des menaces explicites, qu’il devait quitter son poste sur le champ.

A son retour à la CCI, il informe son président qu’il s’est passé quelque chose de grave et qu’il compte démissionner. « Je lui ai dit de prendre trois jours pour réfléchir », relate au Monde M. Mini- coni. En vain. Cet événement conduira à la démission collective.

Deux jours avant la remise en mars de la liste des démissionnaires au préfet, le président de la CCI est pris, selon les éléments recueillis par les policiers, d’une crise de panique alors que deux hommes entrent dans le restaurant dans lequel il se trouve. Les écoutes téléphoniques réalisées par les policiers rendent compte de la crainte des démissionnaires que l’on puisse les suspecter d’aider à faire le lien entre les voyous et leurs relais à la CCI, voire à l’Assemblée territoriale.

L’ambiance se tend d’autant plus que deux des vingts élus reprennent leur démission, empêchant ainsi d’atteindre le quorum qui aurait soit placé la Chambre sous tutelle de l’Etat, soit relancé une élection. L’un d’eux, Paul Leonetti, membre du mouvement nationaliste Corsica Libera, justifie cette décision, devant les policiers, par le fait qu’il n’aurait pas été prévenu du jour du dépôt de la liste au préfet. Au Monde, il ajoute : « Mes amis politiques [nationalistes] m’ont dit qu’il valait mieux ne pas bouleverser l’équilibre de la CCI. »

« Dénoncer des pratiques »

L’homme clé de l’affaire, M. Pasqualini, auditionné à son tour, a démenti toute pression et n’a admis qu’une rencontre avec M. Marcaggi pour évoquer des « problèmes de fonctionnement interne ». Réintégré, depuis, au sein des services de la Collectivité territoriale de Corse, avec une confortable indemnité de la CCI, il a corroboré la version de M. Marcaggi, qui a, quant à lui, résumé l’incident, devant les policiers, « à des rumeurs » destinées « à masquer les dérives de la CCI » sous l’ère Miniconi.

Fin avril, Paul Marcaggi a été nommé, par un bureau réduit, nouveau président de la Chambre. Sollicité par Le Monde, Jean-Chris- tophe Angelini a tenu à rejeter toute idée « qu’il s’agirait d’un complot ourdi par le PNC pour reprendre la CCI ». Il a ajouté qu’il « n’y avait pas de main invisible, ni de voyous, ni de parrain derrière cette affaire (...), j’aurais préféré qu’ils se mettent tous autour d’une table ».

Pour sa part, l’ex-président de la Chambre, M. Miniconi, interrogé par Le Monde, réfute l’idée d’une reculade inspirée par la peur. « Nous ne sommes pas partis parce qu’on avait peur mais pour dénon- cer des pratiques et pour montrer que l’on peut dire non aux pressions; si l’Etat et les politiques de l’île ne se sont pas saisis de cette affaire, c’est que la société corse n’est pas encore prête. »

Lors de l’installation de M. Marcaggi en qualité de président de la CCI, le préfet de région Bernard Schmeltz a adressé un discours promettant « la plus grande vigilance» sur les marchés et les embauches de la CCI. Au sein de l’Etat, l’affaire n’est pas considérée comme totalement classée. La Chambre régionale des comptes doit en effet bientôt y effectuer un contrôle approfondi. 



Un chef d’entreprise corse décide de briser la loi de silence
La justice a ouvert plusieurs enquêtes sur la base d’informations révélant le système d’entente dans l’attribution des marchés publics 

La culture de l’omerta, en Corse, qui interdit souvent à la justice de faire la lumière sur les différentes violences qui pèsent sur l’île, aurait-elle du plomb dans l’aile? Sur le terrain criminel, le repenti Claude Chossat a permis, depuis 2009, de découvrir de l’intérieur le système mafieux qui enserre la société insulaire. Cette fois-ci, c’est le chef d’une entreprise de travaux publics d’Ajaccio qui franchit le pas. Depuis la fin 2015, ses révélations et ses plaintes sur les mécanismes d’entente entre entreprises, administration territoriale et pouvoir politique insulaire ont permis à la justice d’ouvrir plusieurs enquêtes et de mettre en lumière, dans l’une d’entre elles, des soupçons de liens avec le mi- lieu criminel. 

Une première. François Raffalli, âgé d’une trentaine d’années, a repris, à 23 ans, la société familiale Raffalli TP, créée par son père. Sa décision de dénoncer à la justice les faits dont il a été témoin remonte à la fin 2013-début 2014. Il est alors candidat à l’appel d’offres lancé par la Collectivité territoriale de Corse (CTC) pour l’aménagement de deux ronds-points situés à la sortie de Bastia, à Furiani et à Casatorra. Une manière pour lui d’étendre vers le nord de l’île les activités de son entreprise, essentiellement implantée dans le sud. 

Dans l’enquête préliminaire ouverte grâce à ses dires, le 25 octobre 2015, au pôle économique et financier du parquet de Bastia, et confiée à la section de recherche de la gendarmerie, il raconte, dans le détail, comment cette initiative a cassé les équilibres d’une entente existant depuis longtemps. Il relate, notamment, comment, alors qu’il est déjà candidat pour ce marché, il est convié à un déjeuner au Café de France, à Corte (Haute-Corse), qui réunit « les principales entreprises de travaux publics de l’île » sous l’égide de l’essentiel des responsables économiques corses.

Les enquêteurs ont retrouvé la trace comptable de ce déjeuner au cours duquel, a expliqué M. Raffalli aux gendarmes, l’ensemble des marchés soumis à appels d’offres par la CTC étaient répartis selon un mécanisme dit « de couverture ». Les entreprises se répartissent chaque marché grâce à des offres fictives pour garantir que l’une d’entre elles soit, à coup sûr, choisie en étant la moins-disante, entretenant ainsi une fausse concurrence. Il lui aurait été demandé lors de ce déjeuner de se désister du marché des ronds-points de Furiani et de Casatorra au motif qu’ils étaient réservés aux entreprises de Haute-Corse.

Le début des « problèmes »

Son refus d’obtempérer et l’attribution à son entreprise du marché des ronds-points ont, dit-il, sonné le début des « problèmes ». Il est alors confronté à des difficultés croissantes dans la réalisation des chantiers orchestrés, selon lui, par les propres services techniques de la CTC, qu’il décrit comme partie prenante du système. En 2015, considérant que sa société est mise en péril, il dénonce le système au préfet de région et au procureur de Bastia.

Le préfet, pour sa part, casse le marché des ronds-points pour soupçons d’entente. En réaction, explique M. Raffalli aux gendarmes, les organisateurs du système tentent de l’amadouer en l’intégrant dans un groupement d’entreprises qui candidatent pour le marché d’un autre rond- point, celui de Borgo (Haute- Corse) en lui promettant « 600 000 euros de travaux ». Aux enquêteurs, il révèle que le mandataire du groupement avait cédé 80 % de sa part à une société qui n’avait pas le droit de concourir car ses dirigeants sont liés par la famille aux élus de la commune où se déroulaient les travaux.

Dans la foulée, François Raffalli dénonce les fraudes d’un autre marché de la CTC concernant l’aménagement de la traversée de Funtanone. Selon lui, la quantité de matériaux utilisée par l’entreprise ayant obtenu le marché a été, en réalité, divisée par deux, permettant ainsi d’être, à coup sûr, la moins-disante. Une information judiciaire est ouverte pour favoritisme et entente. De source policière, on indique que les investigations ont été étendues dans ce dossier à des soupçons d’association de malfaiteurs, illustrant l’existence de l’emprise criminelle en Corse sur le monde économique et la commande publique.

L’entrepreneur, qui justifie sa démarche, face aux gendarmes, par le fait qu’on a essayé de « l’abattre professionnellement », a, par ailleurs, été entendu par la police judiciaire dans une information judiciaire, ouverte, au tribunal de Bastia, sur des soupçons de fraudes sur les passations de marchés au sein de la Collectivité territoriale de Corse. Enfin, une plainte déposée par M. Raffalli lui-même sur les conditions d’attribution de l’aménagement du parking de la commune de Vivario a donné lieu, en 2016, à l’ouverture d’une enquête préliminaire pour favoritisme, prise illégale d’intérêt et recel.

Interrogé par Le Monde, François Raffalli se défend d’être « un justicier ». Il indique que « l’Etat doit garantir la libre concurrence sur tout le territoire corse et protéger les entreprises des risques auxquels elles sont confrontées ». Et ajoute : « Il faudra fixer de nouvelles règles d’attribution des marchés publics et des emplois ; il en va de la capacité de nos institutions à préserver la justice sociale et limi- ter la violence économique qui empoisonne notre quotidien. »





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