Les liens entre Al-Qaida - Iran
La CIA a rendu publiques, début novembre, des archives inédites détaillant la relation trouble qu’entretenaient le régime iranien et le réseau djihadiste. Ces documents avaient été saisis, le 2 mai 2011, lors du raid américain sur le dernier refuge d’Oussama Ben Laden, au Pakistan.
Ce sont des fragments d’une histoire aussi longue que secrète, que la CIA a décidé de mettre en lumière : la relation trouble qu’entretiennent la République islamique d’Iran et les djihadistes d’Al-Qaida. Des centaines de milliers de documents, saisis lors du raid des Navy SEALs, le 2 mai 2011, à Abbottabad, au Pakistan, au cours duquel Oussama Ben Laden avait été tué, ont été déclassifiés le 1er novembre. Ils sont désor- mais accessibles sur le site Internet de la centrale américaine du renseignement. Alors que tout les sépare, qu’ils s’affrontent sur le terrain, l’Iran chiite et les extrémistes sunnites d’Al-Qaida ont-ils coopéré face à l’ennemi américain commun ? Et à quel point ?
Avec la déclassification de ces archives, l’objectif avoué de la CIA, et de son directeur, Mike Pompeo, est d’exposer ces liens entre Al-Qaida et l’Iran. « Ces relations existent bel et bien. L’Iran a coopéré et coopère encore avec Al-Qaida. Certaines connexions équivalent pour le moins à des pactes de non-agression », résumait Mike Pompeo lors d’une rencontre organisée, le 19 octobre, par la Fondation pour la défense des démocraties, un think tank qui a eu un accès privilégié à ces documents.
LE « FILS PRÉFÉRÉ » DE BEN LADEN
«A première vue, l’examen de ces documents n’altère pas l’image d’un mariage de convenance, qui s’interrompt parfois, lors d’accès d’acrimonie», écrivait pour sa part Ned Price, ex-porte-parole du Conseil de sécurité nationale sous l’administration Obama, dans une tribune parue, le 8 novembre, dans The Atlantic. Autrement dit, ces nouvelles archives n’apporteraient rien de nouveau par rapport aux précédentes. La remarque de Ned Price est une réponse à l’administration Trump qui accuse Barack Obama d’avoir tenu secrets ces documents dans l’objectif de ne pas compromettre l’accord sur le nucléaire iranien, et de ne pas embarrasser Téhéran lors de la négociation qui s’est tenue entre 2013 et 2015.
Parmi cette masse de documents déclassifiés, quelques pépites inédites sur les correspondances entre le chef d’Al-Qaida, ses subordonnés et des membres de sa famille. De nombreuses lettres et documents retra- cent le parcours d’Hamza Ben Laden, le «fils préféré» d’Oussama Ben Laden. Il y a ainsi la vidéo d’une cérémonie de mariage, en Iran, en 2007, de celui qui est devenu le second porte-parole officieux d’Al-Qaida après son patron, Ayman Al-Zawahiri. Ce sont les premières images à l’âge adulte du « prince héritier du djihad » que l’on découvre.
Un document de dix-neuf pages, en particulier, attire l’attention. Il s’agit d’un mémo adressé à la direction d’Al-Qaida par l’un de ses « commandants ». Celui-ci décrit l’arrivée en Iran des premières vagues de djihadistes fuyant l’Afghanistan, et les forces américaines lancées à leur poursuite à partir de l’hiver 2001-2002. Les combattants s’installent dans le pays avec facilité, au vu et au su des services de renseignement iraniens.
Selon le mémo, les Iraniens s’intéressent particulièrement aux « frères saoudiens » qu’ils hébergent et tentent en même temps de retourner. Les services «leur ont proposé de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin : de l’argent, des armes et une formation dans des camps du Hezbollah, à condition qu’ils attaquent des intérêts américains en Arabie saoudite et dans les pays du Golfe». Si l’auteur pré- tend que les « frères » ont refusé ces avances, cet épisode est un élément à charge contre les services de renseignement iraniens. Plus surprenant, sachant que c’est la CIA qui déclassifie, ce mémo montre que, au moment où Téhéran tentait d’instrumentaliser les combattants d’Al-Qaida, Washington faisait la même chose avec les djihadistes du Sistan-et- Baloutchistan pour déstabiliser Téhéran. Cette province iranienne, située à la frontière avec le Pakistan et l’Afghanistan, peuplée de sunnites, est le berceau de groupes armés luttant contre la République islamique chiite.
«L’Amérique est prête à soutenir toute personne et tout groupe, même modeste, qui voudrait frapper le régime iranien. C’est ce qu’ils ont fait dans le Sistan-et-Baloutchistan, avec une organisation de frères baloutches, que nous connaissons bien, souligne l’auteur du mémo. Ils ne leur ont pas seulement proposé leur aide, ils les ont effectivement soute- nus. Ce sont pourtant des frères salafistes et djihadistes. » Et de conclure : « Ces deux agresseurs [Etats-Unis et Iran] sont, chacun, prêts à soutenir l’ennemi de leur adversaire. »
L’identité de ce rédacteur n’est pas révélée, mais, à la lecture de son rapport, on comprend qu’il est nord-africain : il sous-entend, par exemple, avoir quitté l’Algérie dans les années 1990 pour rejoindre l’Afghanistan. Il fait partie des premiers djihadistes pourchassés en Afghanistan qui se réfugient en Iran. C’est un poisson-pilote, envoyé par Al-Qaida au contact des Iraniens. Il « travaille » alors avec une figure bien connue des djihadistes, le Mauritanien Abou Hafs Al-Mauritani, qui l’a précédé. C’est, écrit-il, « le premier à être entré en Iran ».
Proche de Ben Laden, Al-Mauritani est chargé de prendre langue avec les services iraniens en décembre 2001, au moment où Al-Qaida est traquée par les Américains, pour organiser l’exfiltration des familles de membres du ré- seau islamiste en Iran. Feu vert de Téhéran. A cette première vague succède celle des membres du premier cercle d’Al-Qaida à l’été 2002 : Saif Al-Adel, ancien colonel des forces spéciales égyptiennes, qui a organisé, en 1998, les at- taques contre des ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie (224 morts), ou encore Abou Mohammed Al-Masri, un Egyptien lui aussi, et l’un des bras droits de Ben Laden. Suivent, quelques semaines plus tard, les membres de la famille du chef d’Al-Qaida, dont deux de ses fils, Hamza et Saad.
« REJOINDRE L’IRAN »
Al-Mauritani a donc passé un accord avec Téhéran. Le contact établi entre Iraniens et djihadistes n’avait rien d’une première en cet hiver 2001. La commission d’enquête améri- caine mise en place après le 11-Septembre ac- cusait déjà Iraniens et membres d’Al-Qaida d’entretenir des relations depuis les années 1990. Des émissaires des deux camps se se- raient notamment rencontrés au Soudan, où vécut Ben Laden, selon les Américains.
Saif Al-Adel avait, quant à lui, admis, dans un texte diffusé en 2005 par Al-Qaida, l’existence d’une activité soutenue du réseau djihadiste en Iran, dès la fin des années 1990. S’était ainsi établie une route entre l’Iran et l’Afghanistan par laquelle transitaient les combattants en provenance des pays arabes : « Cette nouvelle route était importante pour nous, écrit Al-Adel. Et elle se révélera utile par la suite [en 2001, lors de la retraite d’Afghanistan]. » Quand les djiha- distes feront le chemin inverse. «Nous avons commencé à rejoindre l’Iran les uns après les autres. Les frères des pays du Golfe qui vivaient en dehors de l’Afghanistan y étaient déjà arri- vés, et ils y possédaient des fonds abondants. Nous y avons établi une cellule centrale de commandement », écrivait alors Al-Adel.
Qu’entendait le responsable du conseil mili- taire d’Al-Qaida par « cellule centrale de com- mandement » ? Etait-il chargé des attaques d’Al-Qaida dans la région? En mai 2003, des attentats ont frappé trois quartiers résiden- tiels à Riyad, en Arabie saoudite, tuant plus de trente-cinq personnes, dont neuf Américains, quelques heures avant l’arrivée dans le pays du secrétaire d’Etat américain Colin Powell, alors en tournée au Proche-Orient.
Cette année-là, les Iraniens emprisonnent Saif Al-Adel. Téhéran surveille de près les membres du réseau djihadiste, lesquels vont connaître des fortunes diverses. Les cadres sont placés en résidence surveillée, voire en prison, après plusieurs vagues d’arrestations. Les autorités iraniennes leur reprochent de ne pas avoir respecté la clause du contrat les autorisant à rester dans le pays : la discrétion, alors que les djihadistes, de leur propre aveu, rebâtissent leurs réseaux au grand jour. Les membres d’Al-Qaida pensent alors que les autorités iraniennes sont soumises à la pression des Etats-Unis, mais ne semblent pas se douter qu’une autre partie est en train de se jouer entre Téhéran et Washington.
L’Iran va, à plusieurs reprises, proposer de livrer des membres du réseau, dont Saad, le fils aîné d’Oussama Ben Laden. Ainsi, en 2003, à la suite de l’invasion américaine de l’Irak, les Iraniens proposent de les échanger contre des membres des Moudjahidin du peuple, un groupe armé iranien, hébergé et soutenu par le régime de Saddam Hussein. En vain, explique une enquête fouillée du magazine Time, en 2009 : l’administration Bush, qui a placé l’Iran sur la liste des pays de l’« axe du Mal », refuse toute coopération.
Les membres dirigeants d’Al-Qaida et la fa- mille d’Oussama Ben Laden sont placés en détention à partir de 2003 sur une base des Forces Al-Qods, branche des opérations extérieures des gardiens de la révolution – la force d’élite du régime – près de Téhéran. « [Les Iraniens] ont décidé de garder nos frères pour s’en servir comme d’une éventuelle carte à jouer», résume le rédacteur du mémo de dix-neuf pages. Les autres, combattants et commandants de second rang, sont autorisés à quitter le pays vers les « destinations de leur choix. L’Iran a facilité leur départ ».
TÉHÉRAN FERME LES YEUX
Parmi ceux qui choisissent l’Irak se trouve un certain Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui prendra la tête de l’insurrection djihadiste antiaméricaine après l’invasion du printemps 2003. Pendant des années, Téhéran semble fermer les yeux sur des passages de combattants qui continuent de transiter sur son territoire pour rejoindre l’insurrection sunnite affrontant les Américains, mais aussi des milices chiites soutenues par l’Iran. Ce paradoxe contraint Oussama Ben Laden à un périlleux numéro d’équilibriste, tandis que la branche irakienne d’Al-Qaida veut en découdre avec l’Iran.
Dans une lettre adressée, le 18 octobre 2007, à un responsable opérationnel irakien, Ben Laden déplore ainsi les menaces proférées en Irak contre Téhéran : « Vous ne nous avez pas consultés sur cette question sensible qui touche aux intérêts de tous (...). Tu sais que l’Iran est notre principale voie de passage en termes de fonds, d’hommes et pour nos échanges de communications », assène-t-il.
«Si vous décidez quand même d’ouvrir un front contre l’Iran, poursuit le chef d’Al-Qaida, je suis d’avis qu’il ne faut pas l’annoncer publiquement. Frappez en silence et laissez les Iraniens arriver à la conclusion que c’est vous qui êtes à l’origine [de l’attaque].» Ben Laden insiste: «Et il y a la question des prisonniers...»
Avec ces prisonniers, Téhéran a identifié le talon d’Achille de Ben Laden: maintenir ses proches en détention, c’est dissuader Al- Qaida de frapper sur son sol. Et même, espèrent les services iraniens, d’attaquer leurs alliés en Irak. En 2008, Miriam, l’une des filles d’Oussama Ben Laden, implore le Guide de la révolution iranien, Ali Khamenei, d’alléger les conditions de détention des membres de sa famille. En particulier les «enfants et les femmes», maltraités, selon ses dires, par les services de renseignement. « Malgré nos demandes, [votre gouvernement] a continué de tergiverser pendant six ans et les a pris en otage pour faire du chantage à mon père. Au lieu de les libérer, assène Miriam Ben Laden, vous exigez qu’Al- Qaida en Irak cesse de lutter contre les milices loyales au régime de Téhéran. »
Hamza Ben Laden confie à son père ses peurs et les pressions psychologiques qu’exercent sur lui les Iraniens : « J’ai passé mon adolescence dans cet endroit [la prison], et j’ai peur de passer le reste de ma jeunesse derrière des barreaux. » Ses geôliers ne voient de toute évidence aucun inconvénient à ce que ce type de lettre parvienne à Oussama Ben Laden.
Al-Qaida riposte par une série d’enlèvements de ressortissants iraniens, dont un diplomate, pris en otage, en 2008, au Pakistan. Sa libération, en 2010, coïncide avec celle de membres de la famille Ben Laden, dont Hamza et sa mère. Cette dernière veut se rendre au Qatar, où Hamza souhaitait s’inscrire à l’université. Refus iranien: ce sera le Pakistan. Ben Laden est alors persuadé que Téhéran veut remonter jusqu’à lui et fait prévenir son épouse : « Elle doit tout abandonner derrière elle : livres, bagages, vêtements... Les Iraniens peuvent poser un traqueur [de géolocalisation] partout... »
Les archives déclassifiées par la CIA s’arrêtent à la veille de la mort d’Oussama Ben Laden. Quant à l’histoire, elle continue, troublante. Des hauts dirigeants d’Al-Qaida restent retenus en Iran jusqu’en 2015. Deux d’entre eux, l’Egyptien Abou Khayr Al-Masri et le Jordanien Abou Al-Qassam, sont finalement libérés en échange d’un nouveau diplomate iranien, enlevé cette fois par Al- Qaida au Yémen. Ils refont surface quelques semaines plus tard en Syrie... A priori, cette indulgence est difficile à comprendre, sachant que l’Iran combat les djihadistes aux côtés de l’armée de Bachar Al-Assad, en Syrie.
« En “injectant” des personnalités d’Al-Qaida dans la rébellion sunnite syrienne, l’Iran en a peut-être profité pour essayer de délégitimer l’opposition aux yeux de l’Occident. C’est l’une des hypothèses », avance Cole Bunzel, chercheur à l’université de Princeton et auteur de From Paper State to Caliphate: The Ideology of the Islamic State («De l’Etat de papier au califat. L’idéologie de l’Etat islamique », Brookings, 2015, non traduit).
DES RELAIS EN SYRIE
Deux autres hommes, Saif Al-Adel et Abou Mohammed Al-Masri, sont aujourd’hui encore en Iran, selon plusieurs dirigeants de l’ex-branche d’Al-Qaida en Syrie. Ce qui ne les empêcherait pas de rester particulièrement actifs. Dans un texte diffusé dans la nuit du 29 au 30 novembre2017, l’un de ces dirigeants, Abdel Rahim Atoun, décrit le rôle des deux hommes entre fin 2013 et 2016 quand il était impossible, pour les djihadistes syriens, de communiquer avec le chef d’Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri, probablement caché au Pakistan. Al-Zawahiri indisponible, Al-Qaida aurait confié sa direction à Abou Khayr Al- Masri (tout juste libéré d’Iran), secondé par Abou Mohammed et Saif Al-Adel depuis l’Iran (le chef djihadiste syrien prend tout de même soin de les anonymiser en les désignant « deuxième » et « troisième suppléant »). «Le troisième suppléant» communique par Internet, précise Atoun.
« Saif Al-Adel vit là-bas [en Iran]. Il est en relation étroite avec ses relais en Syrie et il dispose d’un accès régulier à Internet», a confié au Monde le chercheur Tore Hamming, contributeur au site Jihadica, qui se fonde notamment sur des entretiens et un suivi des déclarations de djihadistes. Jihadica avait repéré, depuis plusieurs mois, le manège des deux dirigeants d’Al-Qaida résidant en Iran.
Abou Al-Qassam, l’un des deux hommes libérés en 2015 par Téhéran, abonde : « Si les Iraniens interdisent aux cheikhs Abou Abdallah et Saif Al-Adel de voyager en dehors du pays, ils peuvent néanmoins se déplacer et mener une vie normale.» Le 30 novembre, c’est au tour du chef du bureau des communications extérieures d’Al-Qaida, Abou Abdallah, d’apporter sa contribution à ce grand déballage. Dans un message aussi rare que surprenant, il prétend que la direction d’Al-Qaida peut aujourd’hui communiquer « presque quotidiennement » avec qui elle veut. Si le mariage de convenance entre Téhéran et le groupe djihadiste s’interrompt à l’occasion, le divorce ne semble pas encore prononcé...
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