Bataille feutrée entre Airbus et ses intermédiaires
En 2014, pour s’assurer que les pratiques commerciales de la société étaient conformes aux règles anticorruption de l’OCDE, l’avionneur a arrêté de rémunérer une centaine d’intermédiaires. Vingt-cinq d’entre eux poursuivent à présent Airbus en justice. Deux d’entre eux viennent de gagner leur procès.Au siège d’Airbus, à Toulouse, il est une bataille que l’état-major de l’entreprise – déjà déstabilisée par une lourde crise de gouvernance et plusieurs enquêtes anticorruption – souhaite mener le plus discrètement possible : celle qui l’oppose à ses « business partners», c’est-à-dire ses intermédiaires commerciaux.
Beaucoup de groupes internationaux ont recours à ce type d’agents qui les aident, par le truchement de solides réseaux locaux, à décrocher des marchés civils et militaires à l’étranger. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) n’y trouve rien à redire, à condition que le travail de ces négociateurs, leur contrat et leur rémunération soient traçables et ne donnent pas lieu à la distribution de pots-de-vin.
Aujourd’hui, rien ne va plus entre l’avionneur et ses « partenaires ». En septembre 2014, alors qu’un audit interne est lancé depuis plusieurs mois pour s’assurer que les pratiques commerciales de la société sont conformes aux règles anticorruption de l’OCDE, Harald Wilhelm, le directeur financier d’Airbus, arrête de rémunérer une centaine d’intermédiaires, soit la quasi-totalité des agents. Perte de confiance ? Doutes sur les méthodes employées ? Volonté de se couvrir ? En tout cas, c’est une dette «de centaines de millions d’euros » qui est désormais en jeu, estime une source interne.
La contre-attaque ne s’est pas fait attendre. Selon les informations, vingt-cinq de ces correspondants poursuivent actuellement Airbus en justice. La première victoire de l’un d’entre eux, le 23 novembre auprès de la cour d’appel de Toulouse – une information révélée en partie par Le Canard enchaîné du 6 décembre –, devrait encourager les indécis à franchir le pas judiciaire.
La décision rendue par la 3e chambre de la cour d’appel. Le «business partner » qui a remporté son procès s’appelle Mohammad Porkar, un Azéri originaire de Tabriz (Iran), intimement lié à la nomen klatura iranienne. Airbus travaillait depuis quatre ans avec sa société Orient Bridge Ltd, enregistrée aux Emirats arabes unis et dont la maison mère, Mosaferat GmbH est, elle, immatriculée dans le canton suisse de Schwyz.
L’homme d’affaires s’est fait connaître dans les années 1990, quand il détenait l’exclusivité de l’importation du caviar iranien en Europe. Il a aussi dirigé trois sociétés (Natresource Ltd, Com- moditex Ltd et Hortash International Ltd) enregistrées aux îles Vierges britanniques. Parmi ses associés, une certaine Shahpari Azam Zanganeh, l’une des ex- épouses du milliardaire saoudien et marchand d’armes Adnan Khashoggi, mort en juin 2017.
M. Porkar a contribué à l’achat, fin 2014, par le ministère des télécommunications de la République d’Azerbaïdjan, de plusieurs satellites fabriqués par Airbus Defence and Space, pour un montant global de 157 millions d’euros. Mais quand le négociateur a réclamé au conglomérat européen les 3 % de commissions prévus dans son contrat d’assistance, sa facture du 4 mars 2016, établie finalement à 3,36 millions d’euros – payable à 45 jours –, est restée impayée.
Intérêts de retard
Les arguments d’Airbus –urgence de paiement non démontrée, rapports d’activité incomplets qui ne permettraient pas de juger des services rendus par le consultant, etc. – n’ont pas convaincu le tribunal de Haute-Garonne, qui a condamné l’avionneur à honorer ses engagements initiaux avec des intérêts de retard, d’un montant de 530 000 euros.
Interrogé par Le Monde, Airbus reconnaît également avoir perdu un deuxième procès, mais refuse de communiquer le nom du plaignant, qui aurait obtenu gain de cause. Paradoxalement, l’entreprise dit se féliciter de ces deux condamnations : « La justice ne valide pas seulement le montant de la facture présentée par l’agent commercial, mais aussi la manière dont le travail a été réalisé. »
On comprend le raisonnement sous-jacent : après ces décisions judiciaires qui exigent d’Airbus qu’il paie ses intermédiaires, comment des juges pourraient- ils par la suite enquêter sur de possibles soupçons de corruption liés aux contrats arbitrés ? « Cet argument ne tient pas la route, explique un avocat. Les jugements rendus sont du ressort du droit commercial, donc du droit civil. La cour d’appel de Toulouse n’a évidemment pas enquêté sur la manière dont les transactions commerciales ont été menées, elle a juste vérifié les termes d’un contrat. La corruption est du ressort du pénal. »
Sur la liste des intermédiaires ayant décidé de demander un arbitrage judiciaire figure aussi le Turc Mustafa Neçdet Ersoy, un chef d’entreprise bien en vue à Istanbul, à la tête du conglomérat Gensis AS, spécialisé dans le marketing, le commerce et la construction. Un gros poisson. M. Ersoy s’est adressé à deux tribunaux, l’un à Genève, l’autre à Istanbul. Ce « business partner », lui aussi remercié brutalement, a facilité pendant des années de nombreuses ventes d’avions civils d’Airbus à Turkish Airlines, dont les commandes se sont arrêtées en 2015. Le groupe européen lui devrait près de 80 mil- lions d’euros de commissions non honorées.
Question de sécurité
Les sommes dues aux intermédiaires auraient été provisionnées par l’entreprise. Rien d’insurmontable pour le groupe. En revanche, « ces différends compromettent l’avenir commercial de l’entreprise, estime un cadre basé à Toulouse. Comment voulez-vous travailler dans des pays difficiles sans appui local ? Boeing, lui, continue à le faire... ». Certains des intermédiaires congédiés sont d’ailleurs passés à la concurrence. C’est le cas de Mohammad Porkar, qui travaille désormais pour un autre industriel de la défense.
Se pose également la question de la sécurité. Le Monde a eu connaissance d’un courriel envoyé le 1er juillet 2017 par le directeur de la sécurité d’Airbus et le directeur de la stratégie et de l’international à plusieurs responsables régionaux du groupe en Amérique latine, en Asie et en Afrique. Le message vise à alerter de possibles « menaces directes à l’encontre des employés et des structures » implantés dans des pays où les intermédiaires ont été remerciés. Le courriel va jusqu’à évoquer l’hypothèse « de séquestrations ou de saisie de biens ». La bataille ne fait que commencer
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