Un entrepreneur italien de 43 ans, suspecté d’appartenir à la mafia napolitaine, est incarcéré depuis avril en Roumanie. La justice le soupçonne d’être, dans le pays, l’homme de confiance du boss Michele Zagaria.
Tout a commencé comme dans les films d’action, avec une trentaine de policiers cagoulés, munis d’armes d’assaut. L’aube s’était à peine levée sur un quartier résidentiel de la ville roumaine de Pitesti, jeudi 12 avril, quand ils ont déboulé dans la rue Petre-Ispirescu. A 6 heures, les voici devant le numéro 60, une villa couleur pistache. Un coup de sonnette. Pas de réponse. Alors, ils escaladent les murs d’enceinte, zigzaguent entre les fontaines du jardin, longent la piscine intérieure, puis pénètrent dans le salon rococo où ils menottent le propriétaire, hébété, vêtu d’un caleçon : Nicola Inquieto, un Italien de 43ans, considéré comme le principal entrepreneur immobilier de cette ville tranquille et besogneuse.
Ce coup de filet orchestré par la Direction d’investigation antimafia de Naples (DIA) parachève deux ans de filatures, étayées d’écoutes téléphoniques et de confidences de repentis. Nom de code : « Opération Transilvania ». Ou l’art de pister jusqu’en Roumanie l’argent de la mafia napolitaine, la Camorra...
Cette fois, il s’agit d’un trésor d’exception: celui de Michele Zagaria, alias « Capastorta » (« Tête tordue »), aussi connu comme le « roi du ciment», l’un des boss les plus influents de la région de Naples, pourtant derrière les verrous depuis sept ans. Faire fructifier le patrimoine du chef à 2 000 kilomètres de son territoire: telle aurait été la mission d’Inquieto, ex-fiancheggiatore (« homme de main ») devenu nabab à Pitesti, 170 000 habitants et un beau surnom de « cité des tulipes ».
Avant de se retrouver menotté sur son canapé chesterfield, Nicola Inquieto était le maître en sa demeure, un château fort kitsch de trois étages, dignes de ceux des caïds de Casal di Principe, fief camorriste des environs de Naples. « A Pitesti, c’était le promoteur numéro un, assure Sorin Apostoliceanu, maire adjoint. Les gens ont été surpris par son arrestation, mais je me doutais que cela arriverait un jour... Des rumeurs circulaient sur son passé, et je l’avais surpris à construire sur un terrain sans autorisation. »
Le mandat d'arrêt émis à l’encontre d’Inquieto par la juge napolitaine Federica Colucci. Ce docu- ment de 324 pages raconte l’exil forcé de ce père de famille au crâne rasé et aux lunettes fumées, soupçonné d’avoir animé une filiale roumaine des activités du clan Zagaria. Charpentier de formation, il aurait bâti un empire de plusieurs centaines de millions d’euros à Gavana, un quartier de Pitesti prisé des classes moyennes: plus de quatre cents appartements neufs vendus selon un système de leasing permettant aux acquéreurs de se passer des banques, en payant sur dix ans sans frais. Ces blocs de six étages forment autour de sa villa une sorte d’«Inquieto City » encore en chantier.
YOGA ET AQUAGYM
Derrière l’entrepreneur, la police poursuit l’argent de Michele « Tête tordue » Zagaria. Leurs familles respectives sont liées à la vie à la mort. A la fin des années 1990, lorsque le boss en cavale est acculé par la police, les trois frères Inquieto – Giuseppe, Vincenzo et donc Nicola – lui servent aussi bien de prête-noms pour ses affaires que de logeurs dévoués, bricoleurs et discrets.
En 2004, une fois repérée l’une de ses premières cachettes – une adresse au nom de Nicola –, Zagaria ordonne à celui-ci de quitter l’Italie afin de protéger sa propre fuite et son business. Le jeune homme, alors marié à une Roumaine originaire de Pitesti, n’a pas à trop gamberger pour choisir son exil. Une fois sur place, il a tôt fait de repérer le potentiel des terrains en friche du quartier de Gavana. Il crée alors Italy Constructii, puis Daniela Constructii, deux sociétés de construction qui, selon les enquêteurs, sont directement alimentées par l’argent de Zagaria et permettent à celui-ci de faire fructifier son pactole.
Pendant ce temps, en Italie, Vincenzo Inquieto – le grand frère, surnommé «il Tubista » (« le plombier ») – façonne un bunker au sous-sol de la maison familiale, à Casapesenna. Un réduit sommaire de 20 mètres carrés d’où Zagaria commande ses fidèles, en utilisant un ingénieux système d’interphone. Il faudra attendre le 7 décembre 2011 pour qu’il soit débusqué.
Tandis que Vincenzo purge quatre ans de prison pour complicité, Nicola, que certains surnommaient « o Chiattone » (« le Gros Lard») du temps où il vivait en Italie, revient régulièrement au pays, depuis Pitesti, au volant de bolides toujours plus rutilants, la silhouette toujours plus affinée... L’enquête préliminaire évoque les rendez-vous furtifs où le fils de Zagaria, poursuivant l’œuvre paternelle, indique qu’« “o Chiattone” doit venir [lui] donner quelque chose». Ou encore cette colère du bouillant Nicola, qui affirme disposer des ressources financières d’un puissant protecteur capable de « manger le cœur» de ses rivaux...
Si la DIA truffe ses voitures de micros espions et épluche ses transactions bancaires, nul besoin de filature experte pour suivre les faits et gestes du nouveau roi de Gavana. L’Italien raconte sur les réseaux sociaux ses vacances, ses sorties, ses prouesses au karaoké, installé au bord de sa piscine siglée de ses initiales en mosaïque... On y lit son coup de foudre pour sa dernière compagne, une Roumaine de 25 ans, fille d’un entrepreneur local. En janvier, le couple inaugure le Vitality Spa, le club de gym le plus luxueux de la région, où l’on se presse aux cours de yoga et d’aquagym autant qu’aux entraînements de MMA, un sport de combat où tous les coups sont permis. S’il se fait discret en ville, préférant vivre caché derrière les palissades de sa villa à colonnades, l’ex-fiancheggiatore est toujours resté dans le viseur des enquêteurs napolitains.
«Le démantèlement complet de l’organisation de Michele Zagaria ne peut être effectif qu’en éliminant tous les canaux de financements qui lui permettent de survivre, précise le procureur adjoint antimafia de Naples, Giuseppe Borrelli. Le nom de Nicola Inquieto émergeait dès 2009 dans nos écoutes, mais nous devions retracer la provenance des capitaux. Cela a été possible grâce à l’appui efficace de la Roumanie, un modèle de coopération judiciaire internationale. »
Le centre névralgique de l’enquête roumaine est un modeste bureau aux murs de crépi blanc, au premier étage du siège de la Direction d’investigation des crimes organisés et du terrorisme de Pitesti. «Inquieto était surveillé par nos services depuis son arrivée, en 2004, mais les investigations sur ses liens avec la mafia sont désormais menées par la justice italienne», précise le procureur en chef, Valentin Preoteasa, impassible derrière ses lunettes aux verres loupes.
«Les liens culturels et linguistiques, le positionnement géographique, l’intensité de l’économie souterraine et le ratio de paiement en cash font de la Roumanie une destination privilégiée pour les mafias italiennes», souligne, pour sa part, Michele Riccardi, chercheur à Transcrime, un réseau universitaire étudiant la criminalité organisée.
Depuis l’opération policière du 12 avril, Me Ion Radu Rotaru, l’avocat roumain de Nicola Inquieto, piaffe sur son fauteuil de style baquet de formule 1 : « Mon client est un homme d’affaires discret, un travailleur, il sait poser un carrelage, peindre, c’est un artiste. Il paie ses impôts en honnête homme. » Le pénaliste ne nie pas la poignée d’affaires locales en cours, dont des faits de menaces et un accident de chantier ayant entraîné la mort d’un ouvrier tombé d’une grue. Mais il entend avant tout limiter la durée de l’extradition de son client, prévue pour les jours à venir. Nicola Inquieto serait alors pendant six mois à la disposition des enquêteurs italiens, bien décidés à obtenir des révélations susceptibles de faire vaciller l’empire roumain de la Camorra. Pour Me Rotaru, tout cela relève de la fiction : « La mafia n’existe plus, c’est de l’imagination. Et, en plus, personne n’a jamais surnommé mon client “le Gros Lard”... »
« TRAGÉDIE SOCIALE »
Pendant ce temps, enfermé dans la prison locale, le bâtisseur déchu tourne en rond comme un fauve en cage. Au lendemain de notre rencontre avec Me Rotaru sonne l’appel d’un émetteur inconnu. «Allô, c’est Nicola...» Depuis la cabine téléphonique du poste de police de Pitesti, le charpentier italien veut s’expliquer. Il commence, d’une voix claire et déterminée : « Je n’ai rien à voir avec l’argent de Zagaria. Je suis un artisan, ici j’ai fait des sacrifices, même ma maison, je l’ai construite de mes mains. La vérité, c’est que les procureurs sont prêts à tout pour retrouver la fortune de Zagaria, mais ils se trompent de cible et ils le savent... Les collaborateurs de justice, eux, se mettent d’accord pour dire n’importe quoi. »
La conversation se poursuit. Inquieto justifie ses virées en Italie, détaille les factures de 2017, ces 100 000 euros retirés en cash : «C’était pour me payer un beau mariage, les anneaux, la robe, les chanteurs... Tout est prouvé dans ma comptabilité. » La conversation se coupe brusquement. Il remet une pièce dans la machine. « Je reprends des médicaments contre les attaques de panique qui me reviennent. Surtout, ma fille de 8ans pleure tout le temps, elle voit un psychologue...» Il s’effondre en sanglots, puis se reprend. « Je savais qu’ils me suivraient. J’aurais été d’accord pour être contrôlé, calmement. Mais là ils ont débarqué chez moi à 6 heures du matin et ont fait un festival, sans trouver aucune preuve. Je vais prouver mon innocence. Ma vie est ici, en Roumanie, plus en Italie. »
Tandis qu’Inquieto est détenu depuis le 31mai à la prison de Rebibbia à Rome pour s’expliquer devant les magistrats, la rue Petre- Ispirescu poursuit sa mue. Les saisies empêchent certes les reventes, mais pas les cours d’aquagym ni la vie de quartier. «Cette affaire implique une tragédie sociale pour les citoyens roumains », s’alarme Liviu Stancu, ex-secrétaire d’Etat à la justice, revenu à Pitesti comme avocat. Il défend aujourd’hui un fournisseur de ciment d’Inquieto, ainsi que deux habitants craignant de voir leurs biens confisqués. Le scénario catastrophe serait que les acheteurs se retrouvent complices malgré eux d’avoir fait fructifier la fortune du boss Zagaria en échange d’un appartement idéalement situé entre ville et forêt...
Désormais, la rue est murée dans le silence. Personne ne souhaite évoquer le sort du promoteur. En face de la villa, les travaux se poursuivent pour faire monter un dernier immeuble de l’Italy Constructii. Parmi les ouvriers, une silhouette familière : Vincenzo, le frère plombier, a rejoint l’eldorado roumain après sa sortie de prison. Il prête aujourd’hui sa science des canalisations au quartier de Gavana, dix ans après avoir caché « Tête tordue », l’un des mafieux les plus célèbres d’Italie, dont l’ombre continue de flotter sur Pitesti.
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