28/10/2018

Arabie saoudite : d’autres meurtres et disparitions mystérieuses

Des Saoudiens vivant en exil ont été ramenés de force dans le royaume, sans plus jamais donner signe de vie .

Les éléments à charge s’accumulent faisant craindre que l’éditorialiste saoudien Jamal Khashoggi ait été enlevé, voire assassiné, lors de son passage, le 2 octobre, au consulat de son pays à Istanbul. Mais un autre élément accréditant cette hypothèse relève du fait que, par le passé, le royaume s’est déjà livré à ce genre d’opération expéditive. Selon des enquêtes convergentes du Guardian et de la BBC, en l’espace de cinq mois, entre septembre 2015 et février 2016, trois princes saoudiens, qui vivaient en exil en Europe, ont été ramenés de force dans leur pays et ne sont pas réapparus depuis.

Le plus haut placé d’entre eux, Sultan Ben Turki Ben Abdelaziz, en conflit avec la monarchie, a été déporté vers Riyad alors qu’il se trouvait dans un jet privé mis à sa disposition par le consulat saoudien de Paris. L’appareil était censé rejoindre Le Caire, où le prince avait prévu de rendre visite à son père. La chaîne britannique a produit des témoignages de membres étrangers de son entourage, présents ce jour-là dans l’avion, racontant la panique de leur patron lorsqu’il a découvert qu’il faisait route vers le royaume, et son arrestation par des hommes en armes à son atterrissage à Riyad.

L’impulsif Mohammed Ben Salman

Saud Ben Saif Al-Nasr, grand amateur de casinos et de palaces et auteur de Tweet hostiles au pouvoir royal, est tombé dans un guet-apens similaire. Au lieu d’atterrir à Rome, où on lui avait fait miroiter la signature de juteux contrats, l’avion privé dans lequel il avait pris place s’est posé à Riyad. Turki Ben Bandar, pour sa part, un ancien haut gradé de la police, qu’un contentieux foncier opposait à la famille royale et qui postait des vidéos sur YouTube appelant à des réformes, a été discrètement arrêté au Maroc par les autorités locales, puis transféré vers l’Arabie saoudite.

« Ces disparitions forcées s’apparentent à des règlements de comptes internes à la dynastie royale, précise Yahya Al-Assiri, membre de l’ONG de défense des droits de l’homme saoudienne ALQST, qui réside à Londres. Dans le cas de Jamal, le modus operandi est le même, mais la cible est un simple citoyen, et l’objectif est plus ouvertement politique. » Au mois de mai, un citoyen saoudien ne jouissant pas de la notoriété de M. Khashoggi, Nawaf Talal Al-Rashid, a également disparu dans des conditions similaires. Le jeune homme, résidant au Qatar, pays dont il a la nationalité, et qui descend d’une lignée historiquement opposée à la maison des Saoud, a été arrêté au Koweït, puis expédié en Arabie saoudite. Il n’a pas donné signe de vie depuis.

En mars, Lujain Al-Hathloul, une jeune féministe saoudienne, avait été appréhendée par la police d’Abou Dhabi, où elle effectuait des études, puis ramenée sous bonne garde en Arabie. Quelques semaines plus tard, elle était emprisonnée en compagnie d’autres militantes pour les droits des femmes, tandis que son mari, l’humoriste vedette de l’Internet saoudien, Fahad Al-Buteiri, était renvoyé de force d’Amman vers Riyad et divorçait d’elle dans la foulée.

Ces différentes histoires portent la marque du dictateur Mohammed Ben Salman, adepte, en politique intérieure comme extérieure, de pratiques aussi peu orthodoxes qu’elles sont musclées. C’est à lui que l’on doit la dévastatrice offensive au Yémen, en mars 2015, la mise en quarantaine du Qatar, le mouton noir du Golfe, en juin 2017, et la vraie-fausse démission du premier ministre libanais, Saad Hariri, en novembre 2017 : un épisode rocambolesque qui a quelques traits communs avec les cas exposés plus haut.

Attiré dans la capitale saoudienne au motif d’un entretien urgent avec le souverain, le premier ministre libanais avait été forcé de lire un discours de démission à la télévision, et retenu contre son gré pendant plusieurs jours. Ce n’est qu’après l’intervention d’Emmanuel Macron, le président français, qu’il avait pu quitter le royaume, avant de regagner Beyrouth et de récupérer son poste de chef du gouvernement.

Mais l’événement avec lequel l’affaire Khashoggi entretient le plus de ressemblances remonte à 1979. Il s’agit de la disparition, à Beyrouth, de l’historien Nasser Saïd, un célèbre opposant saoudien d’obédience nassérienne, partisan de l’instauration d’une République. En dépit des dénégations de Riyad, la version qui prévaut à ce jour affirme qu’il a été kidnappé par un cadre de l’Organisation de libération de la Palestine, à la solde de l’Arabie saoudite. L’homme aurait été ensuite drogué et expédié par avion vers le royaume, où il aurait été assassiné. 

27/10/2018

Des insectes utilisé dans les guerres

Des chercheurs craignent qu’un procédé d’altération génétique des plantes puisse devenir une arme de guerre


Des insectes pourraient-ils bientôt être utilisés comme arme biologique ? C’est la question que se pose une équipe de chercheurs dans un article paru dans la revue Science, jeudi 4 octobre. Composé de juristes (université de Fribourg) et de scientifiques (Max- Planck Institute de Plön et université de Montpellier), ce groupe de recherche a étudié un projet américain nommé Insect Allies.
Ce programme, financé à hauteur de 27 millions de dollars (23 millions d’euros) par l’agence pour les projets de recherche avancée de défense (Darpa) du département de la défense des Etats-Unis, prévoit d’utiliser des insectes pour modifier génétiquement des plantes.

Il a attiré l’attention des chercheurs par l’utilisation de nouveaux agents : les Horizontal Environmental Genetic Alteration Agents (HEGAAs). Il s’agit de virus qui ont été génétiquement modifiés pour les rendre capables de transformer les chromosomes d’une espèce cible, animale ou végétale. Ces agents vont permettre d’altérer l’ADN de certaines plantes directement dans leur environnement. Ils pourraient donc rendre une plante résistante à un certain pathogène en cours de saison.

« Cette technique est une nouveauté, explique Christophe Boëte, coauteur de l’article et chercheur à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. Pour l’instant, les plantes OGM portent les modifications génétiques voulues avant d’être plantées. Les agriculteurs, les producteurs choisissent donc les plantes modifiées en amont des semis. » Avec les HEGAAs, la possibilité de modifier des plantes par des interventions extérieures, à l’insu des agriculteurs, est bien plus grande selon les chercheurs.

Motivations pas si claires

Dans le cas d’une utilisation en agriculture, le programme pourrait être employé par exemple dans un champ de maïs atteint d’une maladie. Le recours aux HEGAAs permettrait de modifier la plante pour qu’elle résiste à cette maladie. Mais ce procédé pourrait également être utilisé à des fins offensives, pour détruire des cultures en envoyant sur des champs sains un virus qui décime une plante ciblée ou qui entraîne une stérilité des graines.

Mais le point le plus inquiétant de ce projet vient du moyen de dispersion. L’approche retenue par la Darpa exige que les virus ne soient pas transmis par des moyens traditionnels, tels que les pulvérisations, faciles à contrôler, mais par des insectes. Pucerons, mouches blanches ou cicadelles seraient ainsi envoyés sur les champs pour disperser les virus. Or, ces derniers sont par nature beaucoup plus difficiles à contenir sur la surface d’utilisation. L’emploi de ces insectes requiert de mettre en place de solides barrières biologiques pour ne pas contaminer des champs non concernés par le projet. La Darpa n’a depuis 2017, début du programme, effectué que des essais sous serre.

Pour les chercheurs européens, cette innovation dans les pratiques agricoles ne justifie pas le recours à des insectes. « Il aurait été parfaitement possible pour la Darpa de proposer que le développement de HEGAAs soit déployé avec un équipement de pulvérisation agricole, sans l’implication d’insectes », souligne Guy Reeves, premier auteur de l’article. Ils estiment que les motivations de la Darpa ne sont pas aussi claires que l’agence le laisse paraître. Avec Insect Allies, la Darpa souhaite, certes, améliorer l’agriculture, mais une motivation secondaire est brièvement mentionnée dans le rapport : l'utulisation de ce projet en tant que réponse défensive à des « menaces non spécifiées introduites par des acteurs étatiques ou non étatiques ». Ce qui pourrait inclure des attaques biologiques.

« Pire scénario possible »

Cette application défensive ne convainc pas les chercheurs européens. Selon Guy Reeves, « il est difficile d’imaginer que les agriculteurs américains ne bénéficieraient pas d’un équipement de pulvérisation par avions militai- res et civils dans l’éventualité de telles menaces artificielles. En outre, la capacité de pulvérisation est beaucoup plus rapide [à mettre en œuvre] que la production en masse d’insectes ».

Selon les chercheurs, il serait bien plus facile d’utiliser les HEGAAs comme arme offensive que comme pratique d’agriculture : « Il est possible de tuer ou stériliser une plante en perturbant un seul gène, explique Guy Reeves. Alors que modifier la résistance d’une plante nécessite l’insertion de nouveaux gènes. Or, il est mille fois plus facile d’éteindre un gène que d’en insérer un. »

L’approche de la Darpa reflète, par conséquent, « l’intention de développer un moyen de transmettre des HEGAAs à des fins offensives », selon M. Reeves et ses collègues, et si une telle approche devait être adoptée, des « simplifications basiques » pourraient être utilisées pour générer une nouvelle classe d’armes biologiques, facilement transmissibles grâce à la technique de dispersion par insectes.

«Ce programme peut être perçu comme un effort visant à développer des agents biologiques à des fins hostiles, poursuit Guy Reeves. Ce qui, si c’était avéré, constituerait une violation de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques. » Cette convention, signée en 1972 par 175 pays, interdit le développement, la production, le stockage ou l’utilisation des armes biologiques.

Mais le chemin pour arriver à ces usages est encore long. « Les conséquences envisagées par les chercheurs européens sont très théoriques pour l’instant, tempère Jean-Christophe Pagès, président du Haut Conseil des biotechnologies. Ils exposent le pire scénario possible. Seule une approche au cas par cas, selon les outils utilisés, permettra de proposer les mesures adaptées. »

Mais selon lui, l’alerte est indispensable : « Cet article expose une position de chercheurs qui se posent des questions sur l’existence et le caractère adapté d’un encadrement législatif. Ce qui est tout à fait légitime et positif. » « Notre but aujourd’hui est d’ouvrir un débat constructif sur cette question, confirme M. Boëte. Ce qui pourrait aboutir à une réglementation internationale de régulation de ce genre de nouvelles techniques. »



20/10/2018

L’Arabie saoudite: un régime criminel

Le meurtre de Jamal Khashoggi est le décalque d’une action de propagande de l’État islamique


Mohamed Ben Salam
Un dictateur en Arabie saoudite qui assasine c'est citoyens partout dans le monde : Le roi Mohamed Ben Salam

Le prince héritier Mohammed ben Salmane et le Royaume qu’il dirige de facto bénéficient depuis longtemps de la mansuétude des démocraties occidentales en échange des ventes d'armes.

Mais après le meurtre de Jamal Khashoggi, il est impossible d’ignorer la nature profonde du régime.
En chimie, on appelle cela un précipité. Cela se produit lorsque la modification de la concentration de différents liquides ou l’adjonction d’un élément étranger « précipite » la formation d’éléments solides. L’affaire Khashoggi, qu’il faut sans doute appeler plus justement l’assassinat de Jamal Khashoggi, est un précipité qui révèle aux yeux de tous la véritable nature de la monarchie saoudienne sous la conduite du prince héritier Mohammed ben Salmane, et qui ne doit plus être ignorée par ses clients et partenaires occidentaux : celle d’un régime criminel.

Le meurtre d’un journaliste saoudien de soixante ans, connu des seuls spécialistes du Moyen-Orient, n’aurait pas du devenir un scandale international. Personne ne l’avait anticipé, et surtout pas l’homme fort de l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, dit MBS. Depuis son irruption en 2015 en tant que ministre de la défense à l’âge de 29 ans, puis son accession au rang de prince héritier en 2017, c’est-à- dire premier successeur de son père le roi, il a pourtant accumulé les faux pas et les erreurs de jugement, dont certaines bien plus meurtrières que l’élimination de Jamal Khashoggi. Mais les conséquences de ses actes ne l’ont jamais rattrapé au point de le mettre en danger. Jusqu’à maintenant.

Pourtant, en dépit de ce bagage chargé qui aurait dû plomber n’importe quel dirigeant, MBS a continué de bénéficier de la mansuétude et du soutien affiché de la plupart de démocraties occidentales. Les ressorts (pas si) cachés de cette main perpétuellement tendue, on les connaît : le pétrole acheté, les armes vendues, et les investissements financiers juteux dans les deux sens auxquels il faut ajouter les promesses de réformes brandies par MBS qui, bien que fréquemment repoussées, lui servent de monnaie d’échange sur la scène internationale. Et, bien entendu, comme les gouvernements occidentaux ne cessent de le répéter depuis le 11 septembre 2001, la collaboration de l’Arabie saoudite dans la guerre contre le terrorisme a un coût qu’il faut payer en se taisant, comme on ingère un médicament dégoûtant...

Face au silence entourant ses actions criminelles, face à l’impunité dont il bénéficiait jusqu’ici, face même à l’admiration qu’il suscitait à l’étranger (cf. sa tournée américaine d’avril 2018 où il a rencontré tous les grands patrons et médias qui comptent dans un concert de louanges), Mohammed ben Salmane n’avait donc aucune raison de penser que faire disparaître un journaliste critique allait remettre en cause sa cote de popularité. Mais il a commis une erreur de calcul.

Contrairement à la Russie de Vladimir Poutine qui élimine ses opposants à l’étranger de manière discrète, sauf bavure façon Skripal, MBS a choisi de signer son crime. Comment expliquer autrement la disparition de Jamal Khashoggi dans son propre consulat alors que sa fiancée l’attendait à l’extérieur ? Soit c’est de la bêtise, ce qu’il ne faut pas complètement exclure, soit c’est un message. Mais l’erreur a été de le faire en Turquie. 

L’élément final du précipité, c’est la cruauté du meurtre de Jamal Khashoggi. Il est le décalque d’une action de propagande de l’État islamique ou de la décapitation de Daniel Pearl par Al-Qaïda, alors que l’occident est justement censé combattre l’obscurantisme et la violence islamiste de Daech ou des héritiers de ben Laden avec l’appui de Riyad. Ce que beaucoup pointent depuis longtemps, c’est-à-dire la porosité entre le terrorisme d’Al-Qaïda ou de Daech et l’alliance au cœur du régime saoudien entre la famille régnante et le clergé wahhabite, est exposé au grand jour.

Tout indique que le roi Salmane et son fils vont chercher un bouc émissaire pour porter le chapeau de cet assassinat en maquillant ce crime comme l’opération ratée d’un subordonné aussi zélé qu’incompétent. Ils veulent sauver la face : les chiens vont aboyer, mais la caravane du business doit passer.

Le monde des affaires a mis une dizaine de jours à comprendre l’enjeu, mais il a fini par se retirer progressivement et massivement du « Davos dans le désert », la grande conférence d’investissement prévue pour le 23 octobre à Riyad. Mais pour combien de temps avant de revenir par une porte dérobée, quand l’attention autour du sort de Jamal Khashoggi sera retombée ? On ne parierait pas sa chemise sur un désistement massif des businessmen vis-à-vis de l’Arabie saoudite. Qui dit pourtant qu’ils ne pourraient pas être victimes, à leur tour et plus discrètement, d’un règlement de comptes ordonné par MBS s’ils viennent à le contrarier ?

Quant aux leaders occidentaux, vont-ils continuer de s’afficher avec Mohammed ben Salmane ? De courtiser ses pétrodollars ? S’ils persistent, ce sera une nouvelle démonétisation de la parole politique, celle qui conduit inéluctablement à l’érosion des valeurs démocratiques. Cela reviendra à dire : « Ne croyez pas en nos discours. Nous prêchons les droits humains, la liberté et la morale dans les relations internationales, mais si jamais un défenseur de ces principes est assassiné sous nos yeux, nous ne bougerons pas le petit doigt et nos remontrances ne serviront qu’à amuser la galerie. »

Cela fait longtemps que les journalistes, les chercheurs et la plupart des diplomates sous le sceau de la confidence le disent : l’Arabie saoudite est un État criminel qui alimente le terrorisme islamiste, promeut les régimes autoritaires et régressifs (en Égypte, par exemple), martyrise ses femmes et sa jeunesse en lui refusant toute perspective émancipatrice, et contribue plus que de raison au changement climatique en raison de son addiction au pétrole. Il serait grand temps que les dirigeants français, américains, britanniques, allemands, etc le disent publiquement et arrête de faire des affaires avec un criminel par procuration.

19/10/2018

UN GRAIN DE RIZ DANS LE COMMERCE MONDIAL

C’est un carré de la taille d’un tout petit grain de riz, qui pourrait bien faire dérailler tout le commerce mondial. 

Jeudi 4 octobre, le magazine Bloomberg Businessweek publiait une enquête très fouillée sur une affaire d’espionnage vieille de plus de quatre ans, mais dont personne n’avait entendu parler. Selon le journal, qui s’appuie sur 17 sources différentes, des minuscules puces pirates auraient été découvertes sur des cartes électroniques livrées notamment à Amazon et à Apple. L’enquête est remontée à des sous-traitants chinois et impliquerait une unité de l’armée populaire spécialisée dans le piratage de matériel.

L’affaire n’est évidemment pas unique, et les services de sécurité du monde entier traquent ce nouveau mode d’espionnage, qui ravale la pose de micros chez l’ennemi au rayon des farces et attrapes pour collégiens. Ici, ce sont des millions d’ordinateurs qui pour- raient potentiellement être touchés par ce type de dispositifs dormants. Leur rôle est très probablement de permettre, le jour J, d’ouvrir les portes électroniques des ordinateurs infectés pour une attaque ou une surveillance massive. Comme un « Bureau des légendes », ce service du contre- espionnage français à l’origine d’une série télé à succès, à l’heure du cybermonde.

Un pacte faustien

La nouveauté, ici, ne provient donc pas de l’affaire elle- même, mais de son dévoile- ment. La plupart du temps, les services secrets lavent leur linge sale en famille. N’émergent parfois que des décisions politico-économiques spectaculaires, comme le bannissement des Etats-Unis des téléphones chinois Huawei et ZTE.

Cette dernière affaire est inquiétante, car elle touche le cœur même de la machinerie industrielle de tout un secteur. L’essor formidable, ces trente dernières années, de l’informatique et de l’électronique américaines repose entière- ment sur l’alliance de l’ingénierie américaine avec la puissance de frappe industrielle chinoise. D’abord avec Taïwan, puis avec le grand satan chinois. Un pacte faustien qui a vu l’Amérique échanger son leadership contre une dépendance totale vis-à-vis des usines chinoises. Comme dans les autres domaines industriels, l’affaire s’est corsée quand l’esclave a dépassé le maître en donnant naissance à ses propres champions numériques. Google, Amazon, Apple et Hewlett-Packard font désormais face à Tencent, Ali- baba, Huawei et Lenovo.

Le politique est en train de briser cette alliance par petites touches. Tant que les affaires seules dominaient, la con- fiance, le contrat et l’intérêt économique bien compris suffisaient à assurer la prospérité de tous. Désormais, il ne s’agit plus seulement de rivalité commerciale. Jeudi, le vice- président des Etats-Unis, Mike Pence a demandé instamment à Google d’abandonner tout projet de développement d’un moteur de recherche chinois et a accusé Pékin d’œuvrer à la destitution du président Donald Trump. La mondialisation se fissure de toutes parts et ce n’est pas une bonne nouvelle, ni pour les Etats-Unis ni pour la Chine et, a fortiori, non plus pour l’éternel dindon de la farce qu’est l’Europe.

18/10/2018

La guerre du renseignements électronique

Législation inadaptée, contournement de la légalité, rivalités entre les agences, déficit d’autorité et de contrôle... Dans un livre à paraître, Jacques Follorou, journaliste, montre comment les manquements dans la sécurité intérieure en France rendent la lutte contre le terrorisme contre-productive



Au nom de la lutte contre le terrorisme, les démocraties ont, depuis les attentats du 11septembre 2001, singulièrement restreint le champs des libertés. La révolution technique du renseignement, lancée en France en 2007 avec de gros moyens, s’est construite à l’abri du secret-défense: ce vaste système de surveillance, qui déborde aujourd’hui la lutte contre le terrorisme, est devenu le premier pi- lier de la défense du pays. Dans la clandestinité, voire l’illégalité, pendant près de dix ans.

Un renseignement illégal


La France a ainsi longtemps vécu dans un profond déni sur le vrai du renseignement intérieur. Jean-Jacques Urvoas, en décembre 2014, alors président de la DPR [la délégation parlementaire au renseignement], écrit ainsi, dans son rapport annuel: «En l’état actuel du droit, les services sont très démunis. Ils peuvent uniquement recourir à des interceptions de sécurité, à des réquisitions de don- nées techniques de connexion ainsi qu’à l’usage restreint de fichiers. Tous les autres moyens exploitables sont frappés d’illégalité. La situation confine ici à l’hypocrisie au regard des missions incombant à ces administrations. Elle induit en outre une mise en danger des fonctionnaires qui œuvrent au service de la nation. »

Alors que Jean-Jacques Urvoas informe le Parlement sur cette béance, les services de renseignement français sont, en effet, pour l’essentiel hors la loi. Combien d’actes d’enquêtes réalisés par les RG [renseignements généraux], la DST [direction de la surveillance du territoire], puis la DCRI [direction centrale du renseignement intérieur] ou encore la DGSI [direction générale de la sécurité intérieure], jusqu’à la loi de 2015, auraient alors pu conduire leurs auteurs devant un juge d’instruction ? « C’est incalculable, puisque c’était le quotidien de ces agents», confirme un ancien directeur adjoint de la DST. La révolution du numérique et de la téléphonie a, de plus, bouleversé les techniques de travail, creusant encore davantage le fossé entre l’état du droit et les pratiques.

Les services hors la loi


Quels étaient ces moyens illégaux ? Pour une opération de surveillance de proches de l’IRA irlandaise venus chercher 100 kilos d’explosifs en France; pour une planque, à Bayonne, derrière des Basques de l’ETA en route vers des « zulos » (caches) ; pour un dis- positif chargé d’enregistrer tous les éléments liés à une rencontre entre des nationalistes corses et des voyous insulaires à Nice ou pour des repérages autour d’une cité populaire et d’une mosquée aux Mureaux, dans les Yvelines, sur des apprentis djihadistes, les outils étaient souvent les mêmes. La géolocalisation, en temps réel, permettait de suivre à la trace ces personnes, grâce aux télé- phones et aux bornes-relais des opérateurs, ou grâce à leurs véhicules sous lesquels avaient été placées des « balises » émettrices. Si leurs téléphones étaient inconnus, les IM SI-catchers, des bornes-relais portatives qui interceptent le trafic téléphonique, faisaient l’affaire pour les récupérer. Ces systèmes d’interception de proximité peuvent capter toutes les communications d’une zone comme la gare du Nord, la place de l’Etoile à Paris, ou un aéroport. Enfin, la sonorisation de leurs appartements ou de leurs voitures donnait accès à leurs échanges. Et si les servi- ces n’avaient pas le temps de poser ces mi- cros espions ou même des caméras, les « mexicaines », surnom des perquisitions sauvages, y suppléaient utilement.

Pendant des années, ces moyens ont nourri le renseignement français. Le seul souci, c’est qu’un juge pouvait à tout moment condamner leurs utilisateurs pour violation du secret des correspondances ou du domicile, atteinte à la vie privée, vol par effraction ou écoutes illégales. Les agents français vivaient en totale insécurité juridique.

Les techniques de siphonnage électronique étaient également appréciées. Très en vogue, cet espionnage numérique extrême- ment intrusif, connu sous le nom d’universal forensic extraction device (UFED), permet d’extraire le contenu et l’historique de toutes les connexions de téléphones mobiles, de smartphones, de GPS ou de tablettes. Peu de codages résistent à ces armes technologiques se limitant à un petit coffret portatif. L’opération est accomplie en un coup d’œil par des agents aguerris.

La société Elexo est l’un des fournisseurs préférés du renseignement français. Spécialisée depuis plus de quarante ans dans la distribution et l’intégration de produits de haute technologie, elle vend, dit-elle, « aux Etats et aux experts judiciaires des solutions d’investigation numérique ». Lorsque la société a été absorbée, en 2014, par le groupe français Atos, Elexo était une filiale de Bull et figurait parmi ses fleurons au même titre qu’une autre, Amesys, qui a vendu, entre décembre 2006 et 2010, du matériel d’écoute au régime du colonel Kadhafi.

Autres sociétés souvent citées dans les cou- loirs du renseignement intérieur français pour ce type de prestation: la société israélienne Cellebrite, rachetée en 2007 par le groupe japonais Sun Corporation, ou encore l’entreprise suédoise Micro Systemation. Cette dernière développe des outils d’analyse et d’extraction de données numériques, notamment grâce à son logiciel XRY. Aux yeux de certains, au siège de la DGSI à Levallois (Hauts-de-Seine), ce fournisseur revêt même un atout de taille par rapport aux autres: «Les Suédois de Micro Systemation ne facturent pas la TVA », confesse un chef de groupe.

Experts du contournement


Dans certains cas, le renseignement intérieur pouvait même considérer que la loi était en contradiction avec ses intérêts et choisir de s’en exonérer. Dans une enquête ouverte pour trafic d’influence, Bernard Squarcini [le directeur central du renseigne- ment intérieur de 2008 à 2012] a ainsi admis devant la justice fin septembre 2016 que, au nom de la protection de ses relations avec des services étrangers, son service pouvait mentir dans ses déclarations d’interceptions administratives.

Il citait notamment une opération contre une possible ingérence du Mossad en France, durant laquelle la DCRI avait délibérément masqué dans ses demandes de placement sur écoute le véritable nom de la cible. Dans ce cas précis, la DCRI avait mentionné être «en relation avec les membres SR algériens, suspectés d’avoir divulgué des informations sensibles ». De même, il reconnaissait que la procédure officielle de de- mande d’écoutes administratives était quasi systématiquement forcée : « L’urgence absolue est devenue une procédure habituelle, c’est 80 % des demandes sinon le délai normal est trop long. »

Interrogé dans la même procédure, un membre de son service, passé par les RG, le major Franck A., déclarait que la confiance de la CNCIS [la Commission nationale de con- trôle des interceptions de sécurité] était très régulièrement abusée lors des demandes d’écoute. «Il est toujours possible de rédiger une motivation qui permettra d’avoir l’écoute, même si elle ne correspond pas à la réalité; par exemple en indiquant “trafic de stupéfiants”, ça passe toujours. » Il ajoute que, à sa connaissance, le renseignement intérieur disposait même d’un réseau d’écoute parallèle échappant à tout contrôle.

Confronté à ces déclarations en septembre 2016, Patrick Calvar, alors à la tête de la DGSI, a tenté de corriger le tir : « Il est de règle de donner les motifs réels dans une demande d’interception. » Mais, à demi-mot, il reconnaît que d’éventuels dérapages individuels ont pu survenir : « Nous essayons au fur et à mesure de professionnaliser et d’instaurer des processus de fonctionnement qui répondent à la loi mais également à la déontologie. C’est à cette fin qu’a été instaurée une inspection générale de la sécurité intérieure afin de pouvoir justement lutter contre des comportements erratiques. » (...)

La DGSI s’émancipe


La quête d’autonomie de la DGSI n’est pas un vain mot. Elle est constante. Le renseigne- ment intérieur a même recours à des stratagèmes pour contourner la tutelle technique de la DGSE. Dans l’ombre de la stratégie anti- terroriste française, loin des déclarations gouvernementales sur l’union sacrée du renseignement français, la DST et ses successeurs – la DCRI puis la DGSI – ont parfois privilégié les liens avec des services étrangers à la coopération avec la DGSE [direction générale de la sécurité extérieure]. En février 2016, le préfet Bernard Squarcini admettait, sans fournir de détails : « C’est regrettable, mais en matière de coopération, les services français coopèrent mieux avec leurs homologues étrangers qu’entre eux. »

« Les cousins » DGSE et DGSI, comme ils s’appellent eux-mêmes, se jalousent depuis longtemps. En 2008, la mutualisation de la plateforme [d’interception des données nu- mériques] a rapproché les deux services, mais la rivalité historique n’a pas cessé. Entre 2008 et 2012, la DGSE a même cassé les codes de transmission des messages cryptés envoyés par les agents de la DCRI en poste à l’étranger, notamment en Afrique, à leur siège, pour espionner les liens du renseigne- ment intérieur avec ces pays étrangers. En re- tour, pour échapper aux regards de la DGSE, la DCRI a joué la carte de la NSA [l’Agence nationale de la sécurité américaine, chargée du renseignement d’origine électromagnétique] pour obtenir l’historique des communications d’un suspect ayant séjourné à l’étranger. Elle adressait alors sa requête à l’agence américaine qui lui retournait la réponse dans un cadre de coopération judiciaire via le FBI américain. C’est par ce biais que la NSA, à la demande de la DCRI, a livré, en 2012, l’en- semble des données de connexions à l’étranger de Mohamed Merah.

La DCRI a également noué d’étroites relations bilatérales avec le GCHQ , l’équivalent britannique de la NSA, comme le prouvent les lettres d’information interne du GCHQ , frappée d’un très haut niveau de classification, « Top Secret Strap 1 ». Consacrée aux relations avec les services secrets alliés, l’une d’elles évoque l’existence, visiblement à l’insu de la DGSE, d’une «opération de con- tre-espionnage » qualifiée de « majeure », associant le GCHQ et la DCRI contre une puissance étrangère. Après la découverte sur le sol français des agissements d’un agent dormant du renseignement militaire de cette puissance, les Britanniques et la DCRI l’ont retourné et pu espionner les communications de cette puissance. La DGSE n’en aurait appris l’existence que bien plus tard.

Chacun pour soi, comme au bon vieux temps


Le 14 janvier2016, alors que la France sort à peine d’une année 2015 frappée par le terrorisme, le Conseil national du renseignement se réunit à l’Elysée sous la direction du chef de l’Etat. Pour tenter d’améliorer les rela- tions entre services, le président annonce qu’il confie la supervision de la lutte antiterroriste au ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, et par extension à Patrick Calvar, patron de la DGSI. Ce dernier pense alors tenir sa revanche et pouvoir enfin redonner la main à un renseignement intérieur laissé pour compte depuis dix ans.

Mais, dans les faits, la déclaration reste au niveau de l’effet d’annonce. Le président laisse en l’état la dizaine de structures indépendantes chargées de l’antiterrorisme en France et ne touche pas aux tutelles. Il con- serve aux autres services un même niveau hiérarchique que celui de la DGSI. « La DGSE et la DRM [direction du renseignement mili- taire] n’ont aucun lien de subordination vis-à- vis du ministre de l’intérieur », s’empressent de préciser certains participants le soir même de la réunion du 14 janvier. Entre 2015 et début 2016, cette politique du cavalier seul se confirme lors du suivi des suspects par la DGSE et la DGSI. Ces deux services, malgré les alertes de l’autorité de contrôle des interceptions administratives, « branchent » ou « débranchent » des cibles dans le plus grand désordre, sans que l’information circule. Un sujet sensible, puisque l’un des frères Kouachi, impliqué dans l’attaque contre Charlie Hebdo, avait ainsi pu disparaître des radars.

L’élection d’Emmanuel Macron à la tête du pays en 2017, et la création d’un poste de coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, confié à Pierre Bousquet de Flo- rian, ont pu annoncer une meilleure collabo- ration et la promesse de la fin des guerres d’ego. Mais un autre écueil menace toujours de polluer la lutte antiterroriste : le pré carré des organisations. Par nature, les services dé- fendent avant tout leur propre maison, leur budget, leur personnel et leur doctrine. Le renseignement intérieur ne déroge pas à cette loi. Considérée comme le premier et le dernier rempart face à la violence terroriste sur le territoire national, souffrant de l’ombre d’une DGSE toute-puissante, et devant supporter, plus que quiconque, une pression hors norme, celle du pouvoir politique et de l’opinion, tout concourt à ce que la DGSI continue à jouer sa propre carte et à lutter au sein de l’Etat pour conserver la plus grande autonomie possible. (...)

L’impossible révolution culturelle


La mue du renseignement intérieur a pris beaucoup de retard. La fusion de la DST et d’une partie des RG, en juillet2008, a donné naissance à la DCRI. Mais la DST, ancrée dans une forte culture du secret et du cloisonne- ment, a eu du mal à accepter des RG plus ouverts vers l’extérieur et plus transparents à l’interne sur l’information. Les tensions ont longtemps été vives au cours de ce rapprochement. Les RG, plus autonomes, créatifs et moins coûteux, ont marqué une nette volonté d’émancipation vis-à-vis des lourdes règles imposées par la DST. Ces derniers, pour leur part, avaient préempté la sécurité interne de la nouvelle DCRI pour surveiller les méthodes de leurs nouveaux collègues perçues comme moins rigoureuses et dangereuses pour le secret. «Pour le terrorisme, pas besoin de secret-défense », plaide, pour sa part, un ancien chef de groupe DCRI (ex-RG), ajoutant : « Le secret-défense, ça protège sur- tout des juges. »