29/11/2018

La formation des espions du GRU

Des négligences opérationnelles ont sorti de l’anonymat plus de 300 agents du renseignement militaire





GRU
les espions du GRU

Rien ne transparaît derrière la façade anonyme de l’unité militaire 45-807, le siège moscovite de la direction du renseignement militaire russe, plus connue sous son vieil acronyme soviétique, le GRU. Mais à l’intérieur, l’heure est plutôt au bran-le-bas de combat depuis que les noms de plusieurs dizaines de ses agents clandestins ont été révélés, et leurs visages parfois exposés sur la place publique.

En l’espace de quelques semaines, 305 agents sont ainsi sortis malgré eux de l’anonymat, auxquels il faut ajouter douze agents inculpés aux Etats-Unis, quatre autres expulsés des Pays-Bas, et deux, enfin, recherchés par le Royaume-Uni. Du jamais-vu.

« Seulement 305 agents ont été révélés, mais aujourd’hui plus d’un millier sont paralysés », précise Roman Dobrokhotov, rédacteur en chef du site d’investigation russe The Insider. Ce dernier, en association avec Bellingcat, un site britannique, est à l’origine d’une bonne partie des fuites.

Leur travail en commun a notamment abouti, mi-octobre, à la divulgation, photos et témoignages à l’appui, de l’identité des deux agents du GRU, Anatoli Tchepiga, alias « Rouslan Bachirov », et Alexandre Michkine, alias « Alexandre Petrov », suspectés d’avoir tenté d’empoisonner un ancien de la maison devenu un agent double, Sergueï Skripal, et sa fille, Youlia, en mars, à Salisbury, en Angleterre. Cette affaire a déjà conduit à la plus vaste expulsion coordonnée de diplomates russes d’Occident.

Depuis, les informations ont continué à affluer. Mi-octobre toujours, les Pays-Bas révélaient avoir expulsé Alexeï Morenets, Evgueni Serebriakov, Oleg Sot- nikov, et Alexeï Minine, quatre agents du GRU pris en flagrant délit sept mois plus tôt en train de pirater le réseau informatique de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques à La Haye.

Des indices laissés négligemment ont permis de les identifier. Non seulement, les téléphones portables de ces espions étaient enregistrés à Moscou, mais il a suffi d’une note de taxi trouvée sur l’un d’eux pour remonter... jusqu’à l’unité militaire 26-165, c’est-à-dire l’une des principales antennes moscovites du GRU. Sur cette base, en fouillant dans les sources ouvertes sur Internet ou dans des données accessibles au marché noir, des journalistes sont parvenus à infiltrer l’un des piliers du renseignement russe.

Révélations à répétition

A partir d’un nom, celui d’Alexeï Morenets, trouvé dans les fichiers de la police routière, il leur a été aisé de croiser tous ceux qui, comme lui, avaient leur véhicule immatriculé à la même adresse, celle du GRU. De fil en aiguille, les passeports se sont révélés quasi identiques puisqu’ils possédaient un même numéro de série. Les adresses personnelles renvoyaient aux mêmes immeubles d’habitation... Des dizaines d’agents se sont ainsi retrouvés à découvert.

Toutes les données personnelles ont été masquées lors de leur parution, mais le mal est profond. Chasseurs, les agents du GRU sont eux-mêmes devenus traqués. Leurs biographies, leurs états de service et jusqu’aux opérations auxquelles ils ont participé s’étalent désormais en place publique. « C’est d’une simplicité déconcertante, assure Roman Dobrokhotov en prenant pour exemple l’un de ses premiers dossiers d’enquête, lorsque les autorités du Monténégro avaient dénoncé en 2016 – un an avant leur entrée dans l’OTAN – une tentative de coup d’Etat impliquant des Serbes et des agents du GRU. L’un d’eux, Eduard Chirokov, avait financé les Serbes en utilisant Western Union avec comme adresse émettrice celle... du GRU. Et comme il avait déjà été expulsé de Pologne en 2014 [où il aurait travaillé comme attaché militaire adjoint sous le nom d’Eduard Sismakov], il était assez facilement traçable... » La Russie a toujours démenti ces accusations en les qualifiant de « calomnies ».

Ces révélations à répétition nourrissent les soupçons à Moscou. A plusieurs reprises, Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, a ainsi accusé The Insider d’être l’instrument de services étrangers. « C’est faux bien sûr, mais c’est assez amusant, car cela crédibilise plutôt nos informations, ironise son rédacteur en chef, Roman Dobrokhotov. Avant, elle disait que c’était des “fake news.” » Fondé en 2013, The Insider emploie treize journalistes. Et ils ne sont pas les seuls à chercher les failles.

Récemment, le journaliste Sergueï Kanev, qui enquête pour Dossier Center, un autre site, créé par l’opposant en exil à Londres Mikhaïl Khodorkovski, révélait que le groupe des « quatre » de La Haye était piloté par Alexeï Minine, diplômé de la première « fac » du GRU, le service de renseignement stratégique où sont formés les « costards », c’est-à-dire ceux envoyés sous couverture diplomatique à l’étranger ou comme représentants de grandes entreprises russes. Or, selon lui, Viktor Iliouchine, attaché militaire adjoint en France invité à quitter le territoire en 2014 après avoir tenté d’obtenir des informations sur l’entourage intime de François Hollande, sortait tout droit des mêmes bancs.

Autre lien mis au jour par le journaliste du site Meduza, basé à Riga (Lettonie), Daniel Tourovski : l’unité militaire 26-165, située à Moscou – la même que celle d’où Alexeï Minine a pris son taxi avant de s’envoler pour les Pays-Bas – abriterait le centre principal des hackeurs russes. Rien n’indique, précise-t-il, que le GRU serait lié aux « usines à trolls » de l’homme d’affaires proche du Kremlin Evgueni Prigojine, montrées du doigt dans l’ingérence russe lors de l’élection américaine en 2016. Mais des « dizaines » de centres de recherches informatiques travailleraient pour l’armée.

Contexte troublé

En mai 2017, quelques jours à peine avant l’élection présidentielle en France, WikiLeaks avait publié les archives des correspondances d’Emmanuel Macron et de son QG. Selon Daniel Tourovski, neuf de ces lettres avaient été modifiées par un employé de plusieurs instituts de recherches associés au GRU.

Dans ce contexte troublé, le président russe, Vladimir Poutine, a célébré le 2 novembre le centenaire du GRU, fondé à Petrograd (redevenue Saint-Pétersbourg) en novembre 1918 par une ordonnance secrète de Léon Trotski (un nom qu’on ne prononce plus en Russie, encore aujourd’hui) et tenté de conforter ses troupes.«En tant que commandant en chef suprême, je connais, sans exagérer, vos capacités uniques, y compris dans le cadre d’opérations spéciales », a-t-il déclaré après avoir rendu un hommage appuyé à l’institution pour son rôle joué depuis 2015 sur le terrain en Syrie.

Mais les critiques ont commencé à pleuvoir dru sur le chef du GRU, Igor Korobov. Nommé par M. Poutine en janvier 2016, ce dernier figure déjà dans les listes des sanctions américaines, après l’attaque des serveurs démocrates durant la campagne présidentielle américaine – ce qui ne l’a toutefois pas empêché d’assister, avec les deux autres piliers du renseignement russe, Sergueï Narychkine, patron du renseignement extérieur, et Alexandre Bortnikov, chef du FSB (ex-KGB), à une réunion sur l’antiterrorisme en janvier à Washington... D’autres devraient le rejoindre sur les listes noires américaines et européennes.

« C’est une catastrophe, s’insurge Alexandre Goltz, expert militaire. Les dirigeants russes, fascinés par leurs opérations dans le cyberespace, n’avaient pas prévu une telle riposte, mais comme ils s’en sont aperçus, Internet est une arme à double tranchant. Il s’avère que les journalistes sont capables de trouver des informations sur des agents hypersecrets. » Effaré par cette « masse de détails insensés », Valeri Chiriaïev, vice-directeur du journal indépendant Novaïa Gazeta et lui- même ancien officier du KGB, juge « énormes les dégâts causés à l’état- major et à la défense ».

Dans l’affaire Skripal, « la transformation d’un message terrible adressé à tous les traîtres d’Etat en un vaudeville honteux suscite un vif ressentiment », affirme-t-il en déplorant l’absence de couverture : « Ils ne se sont même pas donné la peine de construire une légende ». La version « touristes » avancée par les deux agents du GRU suspectés d’avoir tenté d’empoisonner les Skripal père et fille, et contraints de s’expliquer à la télévision sur ordre du Kremlin, n’a en effet convaincu personne.

« Redéploiement des activités »

« Une erreur tactique a été commise, car, pendant six mois, les Britanniques n’ayant donné aucun indice, le Kremlin a pensé qu’ils n’avaient pas assez de preuves. Poutine a fait une énorme erreur en pensant qu’ils n’avaient que les visages, juge Alexandre Baounov, rédacteur en chef du think tank Carnegie en Russie. Dans les années 1990, une grande quantité de cadres sont partis dans le business, ou dans le crime, et d’autres encore à l’étranger. Les services spéciaux ont dû se réadapter sans être réellement prêts à la guerre hybride. »

« Au travail traditionnel des attachés militaires et d’espionnage industriel se sont ajoutées des missions purement politiques : travail clandestin contre des journalistes et des structures publiques, ingérence dans les processus politiques... », déplore Valeri Chiriaïev. « Le redéploiement des activités tous azimuts du GRU a considérablement augmenté les risques », souligne Alexandre Goltz.

Si Vladimir Poutine avait salué en héros les « petits hommes verts », les Spetsnaz, les forces spéciales du GRU débarquées en 2014 en Crimée sans insignes pour prendre le contrôle de la péninsule ukrainienne, la suite des opérations de ses agents dans le Donbass, quoique démenties par le Kremlin, s’est révélée moins fructueuse. Arrêtés en 2015 dans la région de Louhansk, Alexandre Alexandrov et Evgueni Erofeïev avaient reconnu faire partie des forces spéciales du GRU stationnées à Togliatti, avant d’être échangés en 2016 contre la pilote ukrainienne Nadejda Savtchenko. Le début d’une série noire.




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