08/11/2018

Disruption dans le marché du diamant à Anvers

Le nombre de tailleurs de diamants s’est effondré dans la ville belge, où a été inventé le brillant à 57 facettes. Qu’elle émane d’autres grandes places comme Dubaï et Moscou ou d’Internet, la concurrence est particulièrement féroce

Manuella Merckx fronce les sourcils. La directrice opérationnelle du Diamond Office, le bureau de contrôle des importations et des exportations de diamants, sis à Anvers, aurait dû être avertie de notre arrivée par les vigiles, à l’entrée de l’immeuble du 22 Hoveniersstraat. « Ce n’est pas la procédure », s’agace cette Belge à la poignée de main ferme.

Cet office de contrôle est installé dans les étages de l’Antwerp World Diamond Center (AWDC), l’équivalent de la chambre de commerce et d’industrie des diamantaires d’Anvers, en plein cœur du Diamond Square Mile, quartier sécurisé de la ville portuaire où patrouillent militaires et policiers, 24 heures sur 24. C'est aussi le lieu d'un casse du siècle, qu'est le cambriolage du Diamond Center à Anvers, en Belgique, qui a lieu dans la nuit du 15 au 16 février 2003 dans une banque située en plein cœur du quartier diamantaire d'Anvers. Des voleurs dérobent le contenu de 123 des 160 coffres-forts sans que les systèmes d'alarme ne se déclenchent. Le butin, des diamants, de l'or et des bijoux de grande valeur, est estimé à 100 millions d'euros, ce qui était le record mondial en matière de diamants.

A lui seul, le Diamond Office est censé symboliser la droiture et la transparence que revendiquent les marchands de diamants de la place. Tous les jours, des milliers de pierres brutes et taillées entrent et sortent de cet immeuble moderne. Sous le regard de fonctionnaires et du bureau des douanes, dix-sept experts assermentés par l’Etat belge contrôlent le contenu des paquets sous scellés en provenance ou à destination de l’étranger, en dehors de l’Union européenne.

Le geste est adroit, rapide, presque mécanique. D’un coup de cutter, l’expert tranche les sacs plastiques zippés qui contiennent les sachets de diamants. Puis il verse le contenu de chacun dans le plateau métallique d’une balance électronique pour en vérifier le poids, exprimé en carats (un carat équivaut à 0,2 gramme). D’un œil, il compare le poids annoncé sur la facture à celui qui apparaît sur l’écran de pesée. De l’autre, à l’aide de sa loupe, il contrôle la classification du diamant établie par le bureau de contrôle de l’AWDC. Objectif: vérifier la valeur du lot, qui détermine le montant de la TVA et son prix en dollars. La monnaie américaine demeure la devise officielle du secteur.

« MÉTHODE DE CONTRÔLE TRÈS STRICTE »

En cette matinée d’octobre, quelques secondes auront suffi à cet expert assermenté pour faire tinter les 213 carats de pierres brutes d’origine russe présentées par un diamantaire israélien à destination d’un tailleur anversois. A l’en croire, cette dizaine de gravillons de carbone pur valent bien les 900.000 dollars (790 000 euros) annoncés sur les documents de douane.

Au bureau des exportations, un autre expert vérifie le contenu d’un petit sachet à expédier chez Richemont, numéro deux mondial du luxe. Cette fois, ce sont des milliers de brillants, aussi fins que des grains de sucre cristallisé. Montant : plus de 172 000 dollars. Dans quelques minutes, ils seront placés dans une fourgonnette blindée de la Brink’s pour être livrés aux ateliers de Cartier. D’après l’agente chargée de l’exportation de ce lot, la marque du groupe suisse Richemont les a commandés pour les cadrans de ses montres.

« Chaque jour, plus de 220 millions de dollars transitent dans nos locaux », assure Mme Merckx, tout en vantant cette « méthode de contrôle unique et très stricte», garde-fou belge contre la corruption, le blanchiment d’argent sale et le commerce de diamants en provenance de pays interdits – dont le Liberia – qui, encore bien souvent, entachent la réputation de ce commerce mondial générant 80 milliards de dollars de chiffre d’affaires.

La presse est rarement conviée dans ce saint des saints. Mais, si l’AWDC ouvre ses portes, c’est pour mieux défendre Anvers, le berceau du brillant. Il y va de son salut. En effet, le négoce de la pierre brute lui échappe de plus en plus. Les plates-formes électroniques de vente entre professionnels se multi- plient. Et les sociétés minières ont revu leurs méthodes. Les producteurs russes, qui représentent près d’un tiers du marché, vendent à Moscou. C’est le cas notamment d’Alrosa.

Son concurrent, De Beers, premier producteur mondial, a quitté Londres pour organiser les « vues » de ses pierres à Gaborone, capitale du Botswana, l’un des premiers fournisseurs de diamants de la planète. Ce qui « a favorisé Dubaï» comme site de négoce, décode Jean- Marc Lieberherr, président de l’association Diamond Producers Association (DPA), qui défend les intérêts des minières. D’autant que l’émirat attire les tradeurs de diamants en leur accordant une fiscalité avantageuse. Depuis, la place de Dubaï profite de sa situation géographique proche de l’Inde, où sont envoyées « 85 % des pierres brutes pour être taillées en diamants », rappelle M. Lieberherr.

« RÉDUIRE LES FLUX ET LE TEMPS »

Sur le sous-continent indien, les marques les plus réputées se fournissent à moindre coût. L’Inde tire parti de ses 1,2 million de tailleurs, qui travaillent dans les ateliers de Surate (Ouest), à 300 kilomètres au nord de Bombay (Mumbai). Les fabricants de bijoux achètent de quoi monter des «pavages » propres aux bagues modernes bon marché. Dès lors, les compagnies minières ont tendance à vendre directement leurs pierres brutes à Bombay, non loin de ces milliers de petites mains. Il faut faire vite. D’autant que, toujours à proximité, le marché chinois du diamant s’envole. Les consommateurs de l’ex-empire du Milieu raffolent des solitaires, modèle préféré des fiancées américaines qu’ils ont découvert en regardant des séries télévisées.

Toute la filière s’emploie donc à faire fi des intermédiaires. « A réduire les flux et le temps » entre la mine de diamant et le doigt, commente Jean-Marc Lieberherr. La ville d’Anvers n’en ressort pas gagnante. Certes, 80% des pierres brutes transitent encore par la ville médiévale. Mais le secteur ne compte plus que 1 600 diamantaires, contre 1 800 il y a sept ans, selon l’AWDC. Le nombre de tailleurs anversois ne cesse de baisser. Ils ne sont plus que 500. «Dans les années 1970, Anvers en comptait 40 000 », rappelle une porte-parole.

Le secteur espère désormais résister à la déferlante d’Internet, qui impose son nouveau modèle économique. L’américain Blue Nile en a été le pionnier. Ce site vend aux Américains des solitaires bon marché, en ne payant ses pierres aux diamantaires qu’une fois la bague commandée. Résultat : zéro stock. Ce sont les diamantaires qui doivent en supporter le coût, au risque de fragiliser leur trésorerie.

Anvers a des atouts. La ville tire avantage de sa contiguïté avec le bassin de consommation européen. Plusieurs réseaux continuent de se fournir là. Guérin, la filiale de bijouterie du groupe Galeries Lafayette, y achète des lots. « La qualité y est permanente », note Stéphanie Manon, directrice de collection de cette enseigne aux 40 points de vente en France. Gemmyo, site Internet de vente en ligne de bijoux, s’y fournit « par commodité », selon Charif Debs, son président. Et les marques de luxe, filiales des groupes cotés LVMH, Kering ou Richemont, y dénichent les plus belles pièces. « En toute sûreté », car « Anvers, c’est la haute couture du diamant », observe M. Lieberherr.

Un robot pourrait-il sauver Anvers? L’AWDC fonde beaucoup d’espoir sur l’automatisation de la taille. Son centre de recherches a présenté, en mai, une machine automatisée qui taille et polit les diamants bruts de dix à vingt fois plus vite que la main de l’homme ; quatre- vingt-dix minutes suffiraient pour achever les 57 facettes d’un diamant, contre une journée de travail d’ordinaire. «C’est une révolution », estime l’AWDC. Quatre entreprises la testent depuis mai. Ce procédé «pourrait ramener une partie de la taille à Anvers », admet Stéphane Fischler, diamantaire anversois et président du Conseil mondial du diamant. Son nom – Fenix – évoque d’ailleurs celui de l’oiseau légendaire qui renaît de ses cendres.
Baunat ou le pari de la vente en ligne de bijoux en diamant

les fondateurs de baunat patientent. La revente de leur start-up à un grand groupe viendra en son temps. Fondée il y a dix ans à Anvers, en plein cœur du Diamond Square Mile, cette PME em- ployant vingt-cinq personnes, notamment dans la ville belge et à Paris, vend en ligne des solitaires, des bagues et autres bracelets en diamant.

Stefaan Mouradian et Steven Boelens en ont eu l’idée alors qu’ils travaillaient chez Blue Star, gros fournisseur indien de pierres précieuses brutes et taillées. Ensemble, ils créent Baunat en s’inspirant un peu de l’américain Blue Nile, pionnier de la vente en ligne de bijoux racheté en2017 par un consortium de fonds, dont Bain Capital, pour 500 millions de dollars (440 millions d’euros).

L’objectif des entrepreneurs belges ? Vendre sans intermédiaire des bijoux aux millennials, cette génération de consommateurs âgés de moins de 30 ans accros au commerce en ligne, en se fournis- sant à Surate, dans l’ouest de l’Inde. Car, comme on vend un bidon de peinture en fonction de son RAL (couleur), de sa finition et de son poids, « il est possible de vendre un diamant sur Internet», explique M. Mouradian. La standardisation de cette pierre en fonction de son poids exprimé en carats (1 carat = 0,2 gramme), de sa teinte, d’un blanc extrême au jaune teinté, de sa pureté et de sa forme (brillant, marquise, poire, etc.) facilite la vente sur écran.

Baunat propose à ses clients une gamme courte et des petits prix, notamment pour les modèles à présenter lors d’une demande en mariage. La start-up les obtient en signant l’achat de la pierre auprès des diamantaires après sa vente au particulier. Contrairement aux bijoutiers, la société n’a pas à supporter les coûts liés à un éventuel stock de diamants. 


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