06/12/2018

Les cabinets d’avocats anglo-saxons, chevaux de Troie du département de la Justice

«OUI, pour nos clients français, il y a la crainte réelle ou fantasmée que la mise en conformité des entreprises par les cabinets anglo-saxons afin de lutter contre la corruption et le blanchiment d’argent (procédure de compliance, NDLR) puisse s’insérer dans une guerre économique bien plus vaste contre les intérêts européens et peut-être une instrumentalisation de l’Administration américaine. La politique agressive de Donald Trump n’a pas calmé le jeu.» Avec beaucoup de précaution et sous le sceau de l’anonymat, ce dirigeant d’un cabinet français, comme tous ses confrères interrogés, lève le voile sur l’inquiétude croissante des entreprises françaises et parfois leur réticence à confier notamment ces procédures de compliance aux cabinets anglo-saxons.

Les déclarations dans Challenges, en octobre 2017, de Charles Duchaîne, le directeur de l’Agence française anticorruption n’ont pas arrangé les choses : « Il faut éviter que des cabinets d’avocats anglais ou américains s’invitent dans nos entreprises et que les décisions de justice servent de prétexte à de l’espionnage industriel. » Des recommandations qui renvoient tant au mode de fonctionnement interne des grands cabinets anglo- saxons internationaux, américains comme anglais, qu’à leur statut dans l’ordre judiciaire en cas d’investigations demandées par le tout-puissant département de la Justice.

« Certaines entreprises françaises choisiront malgré tout un cabinet anglo- saxon parce qu’elles pensent qu’un tampon américain en matière de compliance prouvera leur bonne foi. Mais il nous arrive de voir venir vers nous des clients français qui quittent leur conseil parce qu’il a rejoint un grand cabinet anglo-saxon. Ils savent que les règles du secret professionnel diffèrent. Les bureaux français peuvent-ils offrir la garantie absolue que leurs informations sensibles ne traverseront pas l’Atlantique ? », interroge cet associé d’un cabinet français. Au nom de la règle du conflit d’intérêts, tout client stratégique est adoubé par la maison mère située outre-Atlantique. Ce qui signifie un partage extensif d’information.

À cela s’ajoute une menace plus indirecte qui percute la question de la compliance, celle de la conservation des données sensibles des grandes entreprises : « Les cabinets d’avocats et de conseils, acteurs incontournables des dispositifs d’extraterritorialité juridique, ont la capacité d’identifier certaines vulnérabilités chez leurs clients et d’obtenir un accès à leurs données stratégiques », prévient la note de la DGSI. « Les grandes entreprises privées du numérique en particulier, à l’image de Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft, outre leur mainmise sur d’immenses volumes de données personnelles, déploient quant à elles une stratégie d’influence pour la mise en place de normes qui leur sont favorables. »

Le«CloudAct» en ligne de mire

Qu’il s’agisse des cabinets Bredin-Prat, Gide, Darrois ou August Debouzy, pour ne citer que les plus grands, tous témoignent que la question de la sécurité informatique est devenue l’obsession de leurs grands clients qui n’hésitent pas à procéder à des audits pour vérifier l’étanchéité des systèmes informatiques de leurs avocats. La technologie du cloud dominée par les grands acteurs américains du numérique, mais aussi la nationalité des serveurs, fait frémir les industriels français. En ligne de mire notamment, le « Cloud Act » qui permet d’accéder aux données d’acteurs économiques sous le coup d’investigation de la justice américaine avec un contrôle qui paraît d’autant plus vague pour les entreprises françaises qu’elles ne le maîtrisent pas. « Nous avons notre propre parc de serveurs que nous entretenons nous-mêmes avec des systèmes d’accès qui peuvent être totalement restreints et avec une traçabilité totale », affirme, rassurant, Stéphane Puel, managing partner de Gide Loyrette Nouel.

La question est d’autant plus sensible que lors d’investigations extraterritoriales lancées par le département de la Justice, au nom d’atteintes aux intérêts américains - une simple transaction en dollars suffit - les avocats anglo-saxons changent de nature pour devenir des auxiliaires de la justice américaine pour mener des enquêtes internes aux entreprises. Un mandat qui les délie de leur secret professionnel : « Leur mission est de trouver tous les éléments qui peuvent incriminer leurs clients. Ils vont débarquer en France avec des cohortes de jeunes avocats qui vont tout éplucher pendant des mois. Ils figent les boîtes mails, emportent les ordinateurs, font des interrogatoires de collaborateurs de l’entreprise et dressent des procès-verbaux que les intéressés ne pourront pas relire. » Au point qu’en février 2016, le barreau de Paris envoie une note à tous ses avocats, rappelant que tout collaborateur d’une entreprise a droit à un avocat distinct de cette dernière lors de ces audits. « Il est vrai que l’on ne peut pas avoir moins de droits face à un avocat qui fait une enquête interne que face à un juge d’instruction », relève Christophe Ingrain associé au sein du cabinet Darrois.

Derrière ces procédures, des enjeux financiers démesurés. Car ces entreprises vont dépenser des fortunes en avocats qui font tourner les compteurs de la facturation dès qu’ils quittent le seuil de leur maison. Elles paieront ensuite des amendes records qui bénéficieront au Trésor américain. « Pour- tant, les outils de protection existent depuis 1973 » dans le droit international, souligne Hugues Calvet, associé au cabinet Bredin-Prat. « Ce sont les Blocking Statutes qui interdisent de transmettre à toute administration étrangère les données d’entreprises sensibles. Mais il est vrai qu’une réflexion s’impose tant ils sont peu utilisés. »

Jusqu’à la création des lois Sapin sur la compliance en 2016, celle de l’agence anticorruption en 2017 et du Parquet national financier (PNF) en 2013, la justice américaine avait beau jeu de justifier son intrusion dans les affaires françaises en faisant remarquer qu’il n’existait pas de système anticorruption digne de ce nom. « Avec la création de ces outils, nous avons rattrapé les standards anglo- saxons », analyse Benjamin Van Gaver, associé chez August Debouzy. Paradoxalement le PNF, à l’origine d’amendes records comme celles infligées à la Société générale le 4 juin dernier, s’impose face aux exigences de la justice américaine. Au point que, peu à peu, les entreprises françaises commencent à le saisir spontanément dès que surgit tout risque de corruption ou de blanchiment les concernant. Quitte à multiplier les nuits blanches, mais avec la certitude que les administrations étrangères ne pourront pas empiéter sur ses compétences. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire