05/12/2018

UNE STRATÉGIE POUR LES START-UP

Pour une start-up, RapidSOS avait un argumentaire facile à comprendre : faire entrer les appels d’urgence dans l’ère du smartphone. La mise en place des systèmes d’intervention d’urgence ayant précédé l’arrivée des mobiles, la plupart avaient des difficultés à localiser correctement les appels émis par les utilisateurs de smartphones, ce qui allongeait les délais d’intervention et aggravait les diagnostics.


Les fondateurs de RapidSOS, Michael Martin, diplômé de la Harvard Business School, et Nick Horelik, ingénieur du MIT, avaient développé un moyen de communiquer aux services d’urgence l’origine des appels passés par mobiles, système qui nécessitait un minimum d’adaptation
de la part des acteurs du secteur. Après avoir levé les premiers fonds lors de concours de business plans, Michael Martin et Nick Horelik se sont trouvés face à un dilemme : comment mettre leur technologie sur le marché ?

La réponse n’était pas évidente : ils ont en effet identifié quatre pistes possibles (voir l’encadré « La boussole de la stratégie entrepreneuriale »). Ils pouvaient être follement ambitieux et oser faire table rase des systèmes d’intervention d’urgence existants, en créant un « Uber des ambulances ». Ils pouvaient tenter une stratégie de disruption classique : cibler d’abord des populations mal prises en charge, comme les personnes atteintes d’épilepsie, avec l’intention de s’étendre ultérieurement à une clientèle plus large. Ils pouvaient également éviter la concurrence frontale, soit en aidant des acteurs de l’urgence à se moderniser en travaillant, par exemple, avec des fournisseurs d’équipement comme Motorola, soit en s’associant avec des compagnies d’assurances qui prennent en charge in fine le coût du service d’ambulance.

De nombreux entrepreneurs, naviguant dans le brouillard de l’incertitude, craignent que cette exploration ne retarde la commercialisation. Dès lors, ils optent pour la première stratégie qui leur vient à l’esprit, se moquant de la réflexion et de la planification qui accompagnent une stratégie mûrement réfléchie. C’est le célèbre mot de Richard Branson : « A la fin, tu te dis : on s’en fout, y a qu’à le faire ; tentons le coup. »

Il arrive que cette approche fonctionne, bien sûr. Mais, en général, ce genre d’expérimentation sur le tas est à éviter, même lorsqu’elle requiert peu de ressources. Les entrepreneurs qui s’engagent sur la première piste prometteuse entrevue fragilisent leur start-up face à des concurrents qui empruntent une voie commerciale moins évidente, mais en fin de compte plus efficace pour atteindre leurs clients. Shai Agassi, par exemple, a dépensé près d’un milliard de dollars pour bâtir un écosystème autour de Better Place, son système de « batteries échangeables » pour le segment des voitures électriques. L’approche plus réfléchie et progressive d’Elon Musk, consistant à développer une Tesla intégrée et extrêmement fiable, s’est avérée une meilleure stratégie.

Et ce n’est pas le seul problème d’une philosophie qui privilégie l’action. Les créateurs apparaissent plus sûrs d’eux et convaincants aux yeux des investisseurs, des salariés et des partenaires lorsque plusieurs stratégies démontrent le potentiel de leur idée : cela en valide la force et les hypothèses de base.

Est-il possible d’explorer des choix stratégiques sans trop ralentir le processus ? Après avoir étudié et accompagné des centaines de start-up au cours des vingt dernières années, nous avons développé une méthode baptisée « la boussole de la stratégie entrepreneuriale » ; elle permet aux créateurs d’entreprises de clarifier de façon pratique les choix critiques qui se présentent à eux. Cette boussole décrit quatre stratégies génériques de mise sur le marché qui méritent d’être étudiées au moment de passer de l’idée à son lancement, chacune offrant une manière différente de créer et de s’approprier de la valeur.

LA BOUSSOLE DE LA STRATÉGIE ENTREPRENEURIALE

Au cœur de notre approche, il y a la prise de conscience que, quelle que soit l’innovation, une stratégie de mise sur le marché entraîne des choix de clientèle, de technologies, d’identité organisationnelle et de positionnement concurrentiel (voir l’encadré « Les quatre décisions »). Pour compliquer les choses, ces décisions sont interdépendantes : le choix de clientèle influe sur celui d’une identité organisationnelle et sur celui de ses technologies.

Pour les entreprises dotées de ressources, ces quatre décisions impliquent d’analyser des données dont elles disposent probablement déjà. Elles ont aussi les moyens de mener des études de marché et des expériences sur plusieurs fronts. Enfin, elles possèdent le bénéfice de l’expérience. En revanche, une start-up ayant peu de moyens manque d’expérience et des connaissances que celle-ci apporte. Cela peut toutefois être un avantage, car l’expérience, les données historiques et les engagements qui alimentent les pratiques existantes créent parfois des angles morts chez les entreprises établies, au risque de leur faire négliger des innovations dangereuses pour leur existence. Néanmoins, lorsque les sociétés en place prendront conscience des innovations, les start-up finiront par se heurter à la concurrence. De plus, elles subiront à coup sûr la pression d’autres start-up cherchant à les devancer sur le marché.

Les entrepreneurs se sentent parfois submergés par l’éventail des choix qui se présentent à eux, même si certaines pistes seront écartées car impraticables, tandis que d’autres s’articuleront mal au projet. Notre recherche laisse toutefois penser que les quatre catégories de la boussole rendent le processus gérable, en indiquant rapidement aux jeunes entreprises des stratégies efficaces de mise sur le marché et en mettant en évidence les hypothèses qui éclaireront leurs choix.

Afin de faire le tri parmi les stratégies potentielles, chaque nouvelle entreprise doit envisager deux alternatives compétitives précises :

Collaborer ou concurrencer ? Travailler avec des acteurs établis procure un accès aux ressources et aux supply chains permettant aux start-up d’attaquer plus vite un marché plus vaste et plus mature. Mais l’entreprise est susceptible de connaître des retards importants en raison de la bureaucratie propre aux grands groupes ; elle risque aussi de n’obtenir qu’une petite part d’un gâteau potentiellement plus grand (l’opérateur historique aura probablement un pouvoir de négociation plus élevé dans la relation, surtout s’il peut s’approprier des composants clés de l’idée de la start-up.)

L’inverse présente également des avantages et des inconvénients. Concurrencer des acteurs établis sur un secteur donne à la start-up davantage de liberté pour développer sa propre chaîne de valeur, travailler avec les clients que les opérateurs historiques ont peut-être négligés et apporter au marché des innovations qui améliorent la valeur pour les clients, tout en supplantant des produits qui marchent déjà. Toutefois, cela implique de s’attaquer à des concurrents disposant de ressources financières plus importantes et d’une infrastructure économique déjà en place.

Se retrancher ou attaquer ? Certaines entreprises pensent avoir davantage à gagner en conservant un contrôle strict de leur produit ou de leur technologie et que l’imitation les fragilisera. C’est pourquoi elles investissent dans la protection de la propriété intellectuelle. Une protection de la propriété intellectuelle (PI) en bonne et due forme, quoique onéreuse, permet à une start-up technologique de s’extraire d’une concurrence frontale ou d’obtenir un important levier de négociation dans les discussions avec un partenaire de supply chain. Mais privilégier le contrôle augmente les coûts de transaction et les difficultés liées à la mise sur le marché d’une innovation ainsi qu’à la collaboration avec les clients et les partenaires.
En revanche, privilégier une entrée rapide sur le marché accélère la commercialisation et le développement qui se déroulent généralement en collaboration étroite avec les partenaires et les clients. Les start-up choisissant cette voie donnent la priorité à l’expérimentation et à l’itération de leurs idées directement sur le marché. Alors qu’une stratégie bâtie sur le contrôle est susceptible de retarder l’entrée sur le marché, les start-up qui s’attachent à y pénétrer s’attendent à la concurrence et comptent sur leur agilité pour réagir quand la concurrence menace. Elles bougent vite et font des dégâts.

Répondre à ces deux questions simplifie grandement le processus de réflexion stratégique. Plutôt que de composer un menu à la carte correspondant à une idée donnée, l’équipe fondatrice évaluera son potentiel de création et d’appropriation de valeur à partir des options envisageables au sein de chaque stratégie.

A présent, examinons ces quatre stratégies.

LA STRATÉGIE DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE


Dans ce quadrant de la boussole, l’entreprise collabore avec les sociétés installées en conservant le contrôle sur ses produits ou ses technologies. La start-up se concentre sur la production et le développement d’idées en s’épargnant le coût des activités en aval en contact direct avec les clients. L’idée-force doit apporter de la valeur aux clients des opérateurs historiques ; par conséquent, les choix de développement dicteront celui des partenaires les plus adaptés à la nouvelle entreprise.

De plus, comme la coopération requiert un alignement sur les activités des entreprises installées, la start-up choisira probablement d’investir dans des technologies généralisables, compatibles avec les systèmes en place. Enfin, son identité (une sorte de fabrique à idées) se reflétera dans le développement d’innovations qui parviendront sur le marché par le truchement de sociétés choisies. Mais elle développera un petit nombre de technologies modulaires ayant un impact important sur le secteur et ne se lancera pas dans l’expérimentation désordonnée de chaque nouvelle technologie potentielle.

L’entreprise Dolby, spécialiste du son, en est la parfaite illustration. Quiconque recherche un système stéréo ou regarde un film au cinéma tombe forcément sur la marque Dolby. Les technologies de réduction de bruit inventées par Ray Dolby en 1965 et brevetées par les Laboratoires Dolby sont devenues une norme internationale, numéro 1 du marché depuis cinquante ans. On leur attribue l’augmentation de l’intensité émotionnelle de films emblématiques comme « Orange mécanique », de Stanley Kubrick, et « La Guerre des étoiles », de George Lucas. Pourtant, Dolby a atteint plusieurs milliards de dollars de valorisation en ayant très peu de contacts avec les réalisateurs, les producteurs de musique et les audiophiles. L’entreprise a licencié sa technologie propriétaire auprès de nombreux concepteurs et fabricants de produits dont Sony, Bose, Apple et Yamaha.

Les entrepreneurs qui choisissent une stratégie semblable à celle de Dolby prennent l’entretien et la protection de leur propriété intellectuelle très au sérieux. Des brevets et des marques conçus avec soin et gérés en lien avec une solide R & D peuvent produire des défenses puissantes, permettant à la start-up de préserver longtemps son pouvoir de négociation. Cette stratégie impose des choix de culture et de compétences. La start-up doit investir dans les bonnes compétences de R & D mais aussi auprès de juristes intelligents et impliqués. La stratégie PI s’est avérée efficace sur des niches comme Dolby et des secteurs entiers comme les biotechnologies, mais également pour des plates-formes technologiques de pointe comme Qualcomm et des intermédiaires de marché comme Getty Images.

LA STRATÉGIE DE DISRUPTION


Cette stratégie est le pôle inverse de la stratégie PI. Il s’agit de concurrencer directement les entreprises installées en mettant l’accent sur la commercialisation de l’idée et la croissance rapide de ses parts de marché plutôt que sur le contrôle de son développement. Les entrepreneurs disruptifs ont pour objectif de redéfinir les chaînes de valeur en place et les entreprises qui les dominent. Mais la nature même de la disruption permet à d’autres de prendre un chemin identique. C’est pourquoi la capacité de prendre les devants et de rester en tête est au cœur de cette stratégie.

Bien que le terme « disruption » évoque l’idée de chaos, le but premier de l’entrepreneur est en réalité d’éviter de tenter le diable et de provoquer une réaction violente (et potentiellement fatale). La start-up s’efforcera de développer rapidement capacités, ressources et fidélité des clients afin que, au réveil des opérateurs historiques, elle ait pris assez d’avance pour ne pas être rattrapée par les imitateurs.

Par conséquent, le choix des premiers clients est en général un segment de niche, souvent mal servi par les groupes installés et absent de leur radar. Cela permet à la start-up de gagner en crédibilité et d’explorer (avant qu’on ne s’en aperçoive) de nouvelles technologies pouvant présenter des défauts, mais aussi de vraies perspectives d’amélioration. Si ces technologies font la preuve de leur fiabilité, les opérateurs historiques (dont les capacités et les engagements sont organisés autour de technologies éprouvées) auront généralement du mal à les adopter.

L’identité de l’entrepreneur disruptif reflète l’énergie et la vivacité. La start-up emploie des jeunes
affamés (et pas seulement de nouilles instantanées). Elle ne craint pas la violence de la concurrence à venir ; au contraire, elle est impatiente de croiser le fer. Elle doit être agile et réactive. Et elle est obnubilée par la croissance.

Netflix est emblématique de ce quadrant. Exaspérés par les amendes pour retard infligées par les loueurs de vidéo, ses fondateurs, Marc Randolph et Reed Hastings, ont imaginé une solution qui exploiterait la technologie alors balbutiante des DVD. Après avoir testé leur idée en envoyant un DVD par courrier, ils ont créé, à la fin des années 1990, un service permettant aux cinéphiles (de préférence au grand public intéressé surtout par les dernières superproductions) de recevoir et de renvoyer leurs films de cette façon. La stratégie de Netflix était d’exploiter la « longue traîne » des contenus (low cost) et de développer un moteur de recommandations qui renforcerait les relations clients, favorisant ainsi le développement d’une nouvelle méthode de location de films qui périmerait le modèle en dur de Blockbuster (Blockbuster a d’abord snobé Netflix, lui reprochant de négliger le grand public, puis la chaîne a vu les marges de ses magasins s’effondrer avant de disparaître).

Rent the Runway utilise la stratégie de disruption pour transformer le marché vestimentaire féminin haut de gamme. Deux titulaires d’un MBA de Harvard, Jennifer Hyman et Jennifer Fleiss, ont fondé l’entreprise en 2009 après avoir repéré le problème des fashionistas qui achetaient des robes qu’elles ne mettraient qu’une seule fois. Rent the Runway a développé un site Web offrant aux femmes ambitieuses la possibilité de louer plutôt que d’acheter des marques de designers et s’est attachée à résoudre les défis opérationnels et logistiques posés par les envois et retours de vêtements. Bien que la société n’ait pas encore délogé Neiman Marcus (une chaîne de grands magasins de luxe) et d’autres acteurs plus traditionnels qui s’adressent aux clientes fortunées de la haute couture en quête d’une expérience personnalisée en magasin, elle a créé une base de clientèle fidèle qui s’est fait la porte-parole de la marque sur les réseaux sociaux. Sa croissance extraordinaire témoigne de la puissance de l’exécution face à des acteurs traditionnels moins agiles.

LA STRATÉGIE DE LA CHAÎNE DE VALEUR


La disruption est enthousiasmante ; à côté, une stratégie de chaîne de valeur peut sembler banale. La start-up investit dans la commercialisation et le renforcement de la compétitivité au jour le jour plutôt
que dans le contrôle du nouveau produit et l’établissement de barrières d’entrée, mais son objectif est de s’insérer dans une chaîne de valeur existante plutôt que de viser son renversement.

Une approche banale peut néanmoins donner naissance à une affaire très lucrative. Prenons Foxconn, fabricant chinois d’électronique, l’une des rares entreprises mondiales capables d’industrialiser et de livrer dans les délais les nouveaux produits d’Apple et d’autres groupes. L’identité de ces sociétés se forge davantage dans les compétences que dans la concurrence agressive. Et quoique les entrepreneurs en chaîne de valeur soient guidés par les clients et la technologie d’autres entreprises, ils s’appliquent à développer des talents rares et des capacités sur mesure pour devenir des partenaires privilégiés.

La stratégie de chaîne de valeur est accessible à la plupart des start-up. Tandis que le supermarché en ligne Webvan, fondé en 1996, tentait de disrupter le secteur de la distribution, Peapod devenait l’épicerie Internet américaine numéro 1 en apportant un complément à valeur ajoutée aux distributeurs traditionnels (Webvan a fait faillite en 2001).

Un partenariat précoce avec le distributeur agroalimentaire Jewel-Osco, près de Chicago, a permis à Peapod de repérer ses clientes idéales (des femmes actives) et ce qu’elles appréciaient le plus (la possibilité, entre autres, de passer régulièrement commande et de fixer l’heure de livraison). Tandis que la stratégie de disruption de Webvan supposait de revoir de fond en comble l’expérience des courses, l’approche plus pointue de Peapod lui permettait de développer une offre de valeur précieuse pour des clientes prêtes à payer plus cher des commandes et des livraisons automatisées, prestation qui a débouché sur un partenariat profitable avec la chaîne de supermarchés Stop & Shop. Peapod a accumulé le savoir-faire et développé les compétences spécifiques grâce auxquelles il est en tête du secteur de l’épicerie en ligne depuis près de vingt ans.

Les entrepreneurs qui adoptent l’approche de Peapod créent et s’approprient de la valeur en visant une seule tranche « horizontale » de la chaîne de valeur sur laquelle leur expertise et leurs compétences sont inégalables. Dans aucune autre stratégie entrepreneuriale le rôle de l’équipe fondatrice ne semble plus important. En plus de l’embauche de commerciaux orientés client final ou d’ingénieurs capables d’améliorer techniquement le produit, elle doit pouvoir intégrer des innovateurs, des responsables du développement et des partenaires de la supply chain.

Les capacités de la start-up devront se traduire par une meilleure différenciation ou par un avantage coût pour les entreprises en place. Et même si l’innovation améliore en effet la position concurrentielle de l’ensemble de la chaîne de valeur, la nouvelle société ne s’imposera que si d’autres acteurs de la chaîne sont incapables de reproduire la valeur qu’elle aura créée.


LA STRATÉGIE ARCHITECTURALE


Tandis que la stratégie de la chaîne valeur est le domaine des réussites discrètes, les entrepreneurs qui font le choix, avec succès, de la stratégie architecturale, tendent à être très médiatisés. Cette stratégie permet aux start-up d’être à la fois compétitives et maîtresses de la situation, mais elle est inapplicable pour de nombreuses idées, voire pour la plupart, et extrêmement risquée lorsqu’elle est exécutable. C’est le terrain de jeu de Facebook et de Google.

Les entrepreneurs qui s’engagent dans une stratégie architecturale conçoivent une chaîne de valeur absolument inédite, puis en contrôlent tous les points clés. Ils ne sont pas forcément les inventeurs des technologies sous-jacentes (il y avait des moteurs de recherche avant Google et des réseaux sociaux avant Facebook), mais ils les rendent accessibles au grand public en prenant soin de mettre en cohérence les choix de clientèle, de technologie et d’identité. Face- book s’est engagée très tôt à ne pas facturer ses utilisateurs alors même que la dynamique du média social les enchaînerait à la plateforme. Google a pris pour devise « Ne soyez pas malveillants » afin de s’imposer sans subir les résistances qui ont affecté d’autres entreprises informatiques, à l’instar d’IBM ou de Microsoft. Mais, dans chaque cas, on a supprimé des possibilités de retournement. Autrement dit, les risques pour les entrepreneurs architecturaux proviennent du fait qu’ils n’ont qu’une seule cartouche à tirer pour toucher le gros lot (rappelez-vous la triste histoire de Segway.)

Il n’est donc pas surprenant que les entrepreneurs architecturaux finissent souvent par bâtir des plate- formes plutôt que des produits. Bien que les platesformes puissent être commercialisées avec les autres stratégies, si leur centre névralgique est inaccessible, l’entrepreneur est susceptible de contrôler une nouvelle chaîne de valeur.

Prenons l’exemple d’OpenTable, un service de réservation de restaurants en ligne fondé en 1998 par
Chuck Templeton. Motivé par le défi de simplifier les réservations par téléphone, ce dernier a fait l’hypothèse qu’en plus d’offrir une plateforme de réservation, un intermédiaire en ligne efficace aurait à résoudre le problème de gestion des couverts. Il a donc décidé de développer un système qui combinerait réservations et logiciel de gestion de plan de salle, ce qui le mettait en concurrence directe avec les fournisseurs traditionnels des points de vente comme IBM et NCR.

Comme le rappelle Chuck Templeton, OpenTable ressemblait à ses débuts « à ce fil électrique unique qui court entre les poutres pour fournir lumière et connexion ». Pour amener le marché à sa start-up, il cibla d’abord les restaurants les plus en vue. « Nous avons réussi à avoir les vingt principaux restaurants de San Francisco, explique-t-il, et les cinquante autres ont voulu en être, eux aussi. On a commencé à atteindre la masse critique pour le site. » Chuck Templeton a réorganisé la chaîne de valeur du secteur de la restauration de sorte que l’exploitation des établissements soit intégrée au premier contact que les clients avaient avec eux, c’est-à-dire dès la phase de réservation. Open- Table a pris le contrôle de précieuses données propriétaires sur les préférences et exigences des clients et a établi une plateforme difficile à détrôner, faisant partie de la « panoplie » de tout nouveau restaurateur. Cette domination explique les 2,6 milliards de dollars déboursés par Priceline pour l’acquérir en 2014.

Voyons à présent comment les entrepreneurs peuvent utiliser la boussole stratégique pour choisir parmi les quatre approches de base.

FAIRE SON CHOIX


La première étape consiste à compléter autant de quadrants que possible par des options stratégiques. La tâche n’est pas aisée. Cela suppose de réunir des informations supplémentaires et d’expérimenter jusqu’à un certain point (mais les engagements doivent rester modestes jusqu’à ce qu’un choix soit fait).

On trouvera des approches particulièrement efficaces pour les start-up dans « The Lean Startup », d’Eric Ries, « Business Model Generation », d’Alexander Os- terwalder et Yves Pigneur, et « Disciplined Entrepre- neurship », de Bill Aulet. Toutefois, quelle que soit la méthode choisie, celle-ci doit inclure un processus explicite de construction d’hypothèses et de test, comme l’ont élégamment souligné A.G. Lafley, Roger L. Martin, Jan W. Rivkin et Nicolaj Siggelkow dans « Bringing Science to the Art of Strategy » (HBR édition américaine, septembre 2012).

Ce processus apporte un minimum d’éclairages essentiels sur les contraintes clés associées à chaque direction indiquée par la boussole. Certains choix peuvent être écartés, faute de faisabilité ou de cohérence avec les compétences de l’équipe fondatrice. Dans d’autres cas, les exigences (en termes de capitaux, d’engagement et de vitesse) seront assez claires pour permettre à la start-up de se concentrer dessus afin de faire réussir la stratégie choisie.

Une fois les alternatives identifiées, comment l’entrepreneur doit-il procéder pour choisir ? Revenons à RapidSOS. Discutant des prochaines étapes de leur idée (l’accès aux systèmes d’intervention d’urgence par téléphone mobile), ils utilisèrent la boussole pour identifier quatre stratégies. Comme nous l’avons dit plus haut, ils avaient le choix entre une stratégie architecturale visant à remplacer les systèmes en place par un « Uber des ambulances » ; une stratégie de propriété intellectuelle afin de collaborer avec les acteurs des systèmes d’urgence déjà en place ; une stratégie de chaîne de valeur pour travailler avec les compagnies d’assurances et d’autres partenaires en lien direct avec les consommateurs, devenant ainsi une fonctionnalité d’une application d’entreprise ; ou encore une stratégie de disruption afin de se spécialiser sur un segment de clientèle étroit pour qui l’intervention d’urgence est une priorité (les épileptiques, par exemple) et de s’associer à des associations de malades pour répondre à leurs besoins.

Pour chaque quadrant de la boussole, l’entreprise identifia la clientèle à cibler, la technologie à privilégier, l’identité à revêtir et les concurrents à affronter, ainsi que la manière de le faire. Les quatre voies apparaissaient plausibles, ce qui validait solidement l’idée des fondateurs. S’il n’existe qu’une seule vision viable de l’avenir, c’est que le projet manque sans doute de substance économique.

Disposer de plusieurs options solides n’est pas nécessairement paralysant. L’entrepreneur aura simplement à choisir la stratégie la plus cohérente avec son objectif initial. La mission de RapidSOS d’améliorer le service à l’intention de groupes de malades précis conduisit l’équipe à privilégier avec beaucoup de conviction une stratégie de disruption. Cet engagement que Michael Martin et Nick Horelik étaient en mesure de transmettre avec passion et détermination les aida à convaincre les malades et les partenaires du secteur des urgences, permettant à RapidSOS d’étendre en deux ans sa technologie à l’ensemble du marché.

L’équipe fondatrice ne se contente pas de faire un choix, elle doit l’assumer. La cohérence entre la stratégie et la mission est essentielle pour motiver les créateurs et convaincre les premiers partenaires de s’engager sur cette voie. Soyons clairs : faire un choix exige de s’y impliquer, mais ne ferme pas les autres voies. La décision de RapidSOS de s’adresser à la fois aux associations de malades et aux acteurs des interventions d’urgence a réduit la probabilité qu’elle court-circuite les systèmes d’appel traditionnels, à moyen terme du moins. Mais s’adresser aux associations de malades a favorisé l’engagement des utilisateurs finaux, ce qui, avec le temps, a engendré des collaborations fructueuses et attiré des investissements de la part d’acteurs mieux installés, comme Motorola.

Cela dit, chaque stratégie affecte les éventuels changements de cap (ou pivots) ; chacune en supprime certains et en ajoute d’autres. L’entreprise doit en être consciente afin d’éviter de futurs surcoûts, tout en ménageant des occasions de passer du stade de la start-up à celui du changement d’échelle.

LA BOUSSOLE DE LA STRATÉGIE ENTREPRENEURIALE n’élimine ni ne réduit l’incertitude inhérente au lancement d’une start-up. En revanche, elle fournit un cadre cohérent pour échapper aux perceptions du paysage existant et identifier d’autres environnements possibles parmi lesquels choisir. Le verbe « choisir » est essentiel ici. Lorsqu’une start-up affronte la concurrence avec de nouveaux produits qui n’apportent pas d’innovation conséquente, son succès est largement déterminé par la manière dont l’environnement affecte ses choix stratégiques. Chez les opérateurs historiques, le gagnant est en général celui qui comprend le mieux l’environnement. Mais les entrepreneurs qui apportent une véritable nouveauté ont l’occasion de remodeler le paysage, voire, comme l’a fait Dolby, d’en dessiner une partie qu’ils détiendront ou, comme Amazon, de créer une réalité entièrement nouvelle. Le choix leur appartient en grande partie. Notre matrice est conçue pour les aider à faire le bon et à mettre leur imagination et leur implication au service de la concrétisation de leur idée.




Stratégie start-up
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