04/12/2018

Une brèche dans la suprématie juridique américaine

L’arrêt rendu en août par une cour américaine a ôté aux Etats-Unis une compétence universelle en matière de corruption internationale, expliquent les avocats Félix de Belloy et Ralph Moughanie


Le retrait des Etats-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien a une fois encore souligné la vigueur de la portée extraterritoriale des décisions américaines. Le monde s’est légitimement ému de cet impérialisme juridique consistant à imposer au monde des règles internes aux Etats-Unis, sans lien de rattachement avec son territoire et en violation des traités internationaux.

Cet état de fait, contre lequel ni l’Europe ni les entreprises ne parviennent à lutter, n’est pas dû qu’à la puissance économique des Etats-Unis ou à la domination du dollar. Il trouve aussi sa source dans l’efficacité des poursuites judiciaires dictées par le procureur américain (le Department of Justice, ou « DoJ »), qui impose ses lois sans que les juges fédéraux aient leur mot à dire.

L’idée, saugrenue en droit, que les Etats-Unis seraient compétents pour juger des faits commis à l’autre bout de la planète au seul motif qu’un courriel aurait transité par Houston ou qu’un virement entre deux étrangers aurait été fait en dollars est celle du DoJ, pas celle de la loi américaine.

Si le DoJ peut faire ainsi sa loi, c’est que les entreprises ciblées par ces affaires ne veulent surtout pas d’un procès dont l’issue est très incertaine, surtout s’il est confié à un jury populaire, et qui peut entraîner la perte de la licence d’exercer aux Etats-Unis, ce qui n’est une option pour aucune entreprise mondialisée. Le DoJ le sait: les banques comme les industriels du monde entier négocieront et accepteront de renflouer les caisses de l’Etat américain.

Faute de procès devant un juge, les jurisprudences relatives à l’application des lois pénales à portée extraterritoriale, notamment en matière de corruption, sont quasi inexistantes, et le DoJ règne ainsi sur la moralité des relations économiques mondialisées. Mais tout n’est pas perdu, car il existe des individus prêts à prendre des risques que les entreprises ne veulent pas courir. C’est le cas d’un dénommé Lawrence Hoskins, citoyen britannique, ancien salarié du français Alstom, pris dans la tourmente de l’affaire où le groupe tricolore, poursuivi par le DoJ pour des faits de corruption en Indonésie, a versé 772 millions de dollars (676millions d’euros) en 2014 afin de clore le dossier.

Hélas, ce «deal» passé par l’entreprise ne mettait pas hors de cause les personnes physiques également impliquées dans le dossier. M. Hoskins, ancien dirigeant d’une filiale de droit anglais d’Alstom, restait donc poursuivi pour « corruption d’agent public à l’étranger » (FCPA) et encourait, à en croire le DoJ, plusieurs années de prison.

PLUS RIEN À PERDRE

Mais M.Hoskins n’a pas eu peur, ou a considéré n’avoir plus rien à perdre. Refusant tout « plaider-coupable », il a saisi le juge fédéral américain de la question qui fâche : celle de sa propre compétence. Selon le DoJ, la justice américaine était territorialement compétente puisque M. Hoskins, bien que n’ayant pas été physiquement présent sur le sol américain, avait autorisé des paiements sur le compte bancaire américain d’un intermédiaire, de même qu’il avait appelé et envoyé des courriels à des collègues américains dans le cadre du prétendu pacte de corruption.

De son côté, l’avocat de M. Hoskins a repris à la lettre les critères de compétence du juge américain tels que la loi FCPA les a fixés: dès lors que son client, de nationalité étrangère, n’avait pas mis les pieds aux Etats-Unis dans cette affaire, la justice américaine ne pouvait le juger sauf à prouver qu’il avait agi en tant que mandataire, employé ou agent d’un « domestic concern », c’est-à-dire, en substance, d’une société américaine ou de la filiale américaine d’une société étrangère.

Par un arrêt du 24 août 2018 confirmant en grande partie le jugement déjà obtenu en première instance, la Cour d’appel fédérale new-yorkaise a fait droit à la position de M. Hoskins, relevant notamment que ce dernier n’avait travaillé que pour la filiale britannique d’un groupe français, et que le procureur n’a pas prouvé, en l’état, qu’il avait agi comme mandataire d’un « domestic concern». La question est donc renvoyée à un nouveau juge.

Adieu courriel, dollar, coup de fil: le juge américain a rappelé au DoJ les termes de la loi, ainsi que le principe d’une « présomption contre l’extraterritorialité », consacré en 2010 par la Cour suprême, selon lequel une loi fédérale n’a pas de portée extraterritoriale, sauf si le législateur l’a explicitement précisé.

LE PROCUREUR AMÉRICAIN AFFAIBLI

Certes, pour les entreprises non américaines, cet arrêt ne va pas radicalement changer la donne. D’abord parce que les risques inhérents à tout procès américain demeurent ; ensuite parce que le DoJ justifiera plus aisément sa compétence contre elles qu’à l’encontre d’une personne physique, dès lors qu’elles sont dotées d’une filiale aux Etats- Unis (le fameux « domestic concern »). Mais la décision Hoskins affaiblit le DoJ dont on sait dorénavant qu’il n’est pas détenteur de la vérité judiciaire lorsqu’il se réclame d’une compétence extraterritoriale.

A l’inverse, elle donne les coudées plus franches aux citoyens non américains poursuivis par le DoJ. Ce dernier, présentant leur condamnation comme inéluctable, fait habituellement pression sur eux pour qu’ils témoignent contre leur entreprise, ou les uns contre les autres, et inversement, chacun gagnant des points de coopération en échange de la délation. Bonne nouvelle : on peut désormais s’en sortir en contestant la compétence du DoJ plutôt qu’en dénonçant son voisin.

Enfin, s’agissant de faits imputables à une entreprise hexagonale, l’arrêt Hoskins est de nature à renforcer la position de nos autorités judiciaires dans le cas, de plus en plus fréquent, d’une procédure ouverte à la fois en France et aux Etats-Unis. Elles pourront s’appuyer sur cette décision pour se prévaloir d’une compétence juridictionnelle plus étroite et légitime que celle des Etats-Unis, et ainsi tempérer les velléités procédurales et l’appétit pécuniaire du parquet américain.

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