Ces dernières années, la justice s’est muée en arme au service du pouvoir politique
Vladimir Poutine |
Avec moi, en prison, il y avait beaucoup d’ hommes d’affaires condamnés à des peines de cinq ou six ans », se souvient Oleg Navalny, de passage à Paris avec son frère Alexeï, l’opposant russe qui porte plainte contre la société française Yves Rocher pour « dénonciation calomnieuse ». « Beaucoup d’entre eux s’étaient simplement opposés à la saisie de leurs actifs par des re présentants du pouvoir, ou avaient refusé de se faire racketter. »
Ces dernières années, la justice s’est de plus en plus transformée, en Russie, en un outil de résolution de conflits commerciaux, ou en arme au service du pouvoir politique. S’il n’a pas été le premier condamné dans une affaire économique manifestement fabriquée, l’opposant Alexeï Navalny, grand frère d’Oleg, fait partie des précurseurs.
« En 2012, quand l’affaire Yves Rocher a démarré, ces accusations étaient encore exceptionnelles, assure t'il. A l’époque, le pouvoir cherchait n’importe quoi pour me faire taire, sans pour autant faire de moi un prisonnier politique. Il a été jusqu’à solliciter des anciens de mon école, à évoquer des cas de braconnage... L’affaire Yves Rocher, qui plus est portée par une firme étrangère, leur convenait parfaitement. »
De fait, en se faisant accuser d’escroquerie, M. Navalny se voyait ainsi attaqué sur son propre terrain. En effet, l’ancien avocat s’est imposé au sein de l’opposition par ses enquêtes sur la corruption des caciques du régime. En 2011, sa formule faisant de Russie unie, le parti au pouvoir, «le parti des voleurs et des escrocs » fait florès.
« Affaires fabriquées »
Dès juillet 2012, une première affaire, dite Kirovles, avait été ouverte contre lui, qui aboutira à une condamnation pour un détournement supposé. Comme dans l’affaire Yves Rocher, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a évoqué un procès « arbitraire » et « de nature politique ».
Depuis, les procès pour corruption de hauts dirigeants sont monnaie courante, avec quelques cas retentissants, comme ceux, en 2016, du ministre de l’économie Alexeï Oulioukaïev ou du gouverneur de Kirov Nikita Bielykh. Dernière affaire en date, en mars 2019, les accusations de détournement contre l’exministre du « gouvernement ouvert », Mikhaïl Abyzov, qui font suite à plusieurs arrestations de gouverneurs ou de hauts fonctionnaires.
« Oulioukaïev et Abyzov sont des voleurs, des gens sur lesquels nous avons enquêté. Mais nous ne pouvons pas crier victoire, explique Alexeï Navalny, car leurs affaires ont aussi été fabriquées. Ce que nous exigeons, ce sont de vrais tribunaux et une vraie lutte contre la corruption, pas quelques victimes des luttes de clans qui sont ensuite recyclées en une prétendue lutte contre la corruption. Sinon les “petits”, ceux qui dérangent, continueront, eux aussi, d’être victimes. »
Des simples hommes d’affaires aux opposants locaux, les cas d’accusations de crimes économiques – fraude, escroquerie, blanchiment, détournement... – sont de plus en plus en nombreux. « Techniquement, rien n’est plus simple que de fabriquer une affaire, assure M. Navalny. Il suffit d’un document quelconque avec quelques chiffres écrits dessus, qui servira de preuve, et d’un juge aux ordres ou acheté, dont le travail se limite à recopier l’acte d’accusation dans son verdict. »
Quant au nombre toujours plus élevé de membres de l’élite dirigeante inquiétés, elle s’expliquerait, selon M. Navalny, par la mise en retrait du président Vladimir Poutine des affaires intérieures. « Avant, pour attaquer un ministre ou un gros poisson, il fallait un ordre direct de Poutine. Aujourd’hui, le président est occupé à ses jeux géopolitiques, et n’importe quel général du FSB [les services de sécurité] peut rentrer dans ce jeu pour obtenir des galons ou de l’argent. » D’après lui, la logique à l’œuvre se rait la même s’agissant des dirigeants américain et français du fonds d’investissement Baring Vostok, en conflit commercial avec un banquier influent et à présent poursuivis pour fraude.
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