Naviguer le long des côtes de la Syrie, au large des bases russes de Lattaquié, Khmeimim et Tartous installées dans ce pays, peut revenir à avancer les yeux bandés. «La zone est complètement brouillée », confiait récemment un officier français. Dans les zones de tension sévit la guerre du GPS (Global Positioning System), ce précieux système par satellite auquel se sont habituées les armées occidentales pour ses fonctions de positionnement, de navigation et d’horlogerie.
Le GPS est aisé à brouiller, y compris par des groupes armés peu équipés. Il peut aussi être sujet à « usurpation » (spoofing en anglais) : cette manipulation plus complexe consiste à envoyer de fausses coordonnées au terminal GPS des navires quand ceux-ci recalent leur position, par l’intermédiaire d’un appareil qui a pris la place du satellite habituel. Plus grave, si l’heure de référence fournie par le système (on parle de sa fonction timing) n’est plus fiable, des systèmes de télécommunication ou des radars militaires, agissant à la milliseconde près, seront perturbés. De quoi, au final, dégrader la précision de missiles tirés sur coordonnées ou empêcher d’utiliser l’outil qui localise les « forces amies » au sol.
Sur le spectre électromagnétique, la guerre n’est pas neuve, mais elle se déroule désormais à grande échelle. En théorie, tous les services de navigation par satellite peuvent être attaqués – GPS américain, Glonass russe, Galileo européen, NaviC indien, Beidou chinois, QZSS japonais. Les Etats-Unis ne se privent pas d’employer l’arme de la guerre électronique, mais, en ce domaine, les Russes rivalisent. «Dans certaines zones, le GPS est tellement brouillé que certains alliés de l’OTAN utilisent ponctuellement le Glonass », confie un spécialiste.
Face à la supériorité technologique des systèmes de commandement et de contrôle de l’OTAN, « la Russie a fait du développement de moyens asymétriques de guerre électronique une priorité pour usurper, dégrader et bloquer les services de positionnement », a établi l’ex- pert américain de la Jamestown Foundation, Roger Mc Dermott. Fin 2018, la Norvège et la Finlande ont protesté contre la mise en danger de la navigation civile par des actions de brouillage russes, au moment où se tenait un large exercice de l’OTAN dans la région.
Affecter le transport civil
« En l’état, la Chine et la Russie sont les seules puissances au seuil du combat cyber-électro- nique qui disposent d’un arsenal complet de moyens en mesure d’affecter le spectre électro- magnétique dans l’ensemble des milieux, y compris spatial», a estimé, en 2018, Philippe Gros. Ce chercheur a évalué les menaces pour le compte de l’état-major français dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs (consortium de la FRS, l’IFRI et Geo4i). «Les capacités des autres acteurs restent au mieux lacunaires », affirmait-il. Récemment, le groupe C4ADS (Center for Advanced Defense
Studies) a démontré que l’usage des perturbations GPS par Moscou est supérieur à ce qui était estimé jusqu’alors et qu’il affectait largement les activités du transport civil. Ces experts ont travaillé avec l’université du Texas et l’entreprise Palantir pour analyser les données. Entre février 2016 et novem- bre 2018, ils ont recensé 9883 cas d’usurpation, affectant 1311 bateaux civils. A partir de bases en Russie, en Crimée et en Syrie.
Des lieux étaient déjà identifiés comme abritant des matériels d’usurpation : Mos- cou, Saint-Pétersbourg, Sotchi et Guelendjik, sur la mer Noire, ou encore Kaliningrad. C4ADS dit « apporter la preuve de telles activi- tés à Arkhangelsk, dans le Grand Nord russe, Vladivostok, à l’est, le détroit de Kerch, près de la frontière avec l’Ukraine, Sébastopol et Olyva, dans la péninsule de Crimée». Le groupe a mis en évidence les activités anti- GPS de la base russe de Khmeimim, en Syrie. Il souligne «n’avoir pas établi que ces opérations sont utilisées pour viser délibérément des cibles », mais précise qu’elles gênent « de façon indifférenciée » navires et avions croisant dans leur rayon, même... russes.
Pour Moscou, cette guerre du signal permet de couvrir les déplacements de hautes personnalités. Le 15 mai 2018, quand le président Vladimir Poutine a inauguré le pont de Kerch, plusieurs dizaines de bateaux ont fait part d’un positionnement erroné. Les actions de leurrage, ensuite, protègent les installations stratégiques, du Kremlin aux datchas des oligarques. Depuis l’aéroport de Guelendjiik,
Moscou place sous cloche le plus grand port en eaux profondes de Russie à Novorossiïsk, qui abrite la flotte militaire de la mer Noire.
Il s’agit, enfin, de sécuriser les bases russes de l’étranger tout en recueillant du renseignement électromagnétique sur les forces adverses. « La Syrie est un banc de test pour de nouveaux matériels de guerre électronique. En avril 2018, le commandant des forces spéciales américaines en avait parlé comme de l’environnement électronique le plus agressif du monde», souligne C4ADS. Sur la base de Khmeimim, où Moscou a placé ses meilleures défenses aériennes S400 et ses avions furtifs SU-57, «les signaux de brouillage se- raient 500 fois plus forts que les vrais signaux GPS pour les avions volant dans la ligne de mire de l’émetteur, ce qui présente un risque direct pour la sûreté de l’aviation commerciale », écrivent ces experts.
Les armées occidentales peuvent se passer du GPS. Des centrales inertielles permettent aux navires de se situer. La « liaison 16 » de l’OTAN, qui possède son horlogerie, équipe avions et navires. Mais « les puissances, Etats- Unis en tête, investissent pour renforcer les signaux satellitaires du GPS et développer des technologies alternatives pour le positionne- ment, la navigation et le timing», indique Philippe Gros. La France, moins avancée, vient de lancer un programme pour créer un service de navigation combinant le GPS et Galileo, donc moins vulnérable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire